La paternité du concept de développement semble
pouvoir être attribuée au père Joseph LEBRET ; devant
la détresse des petits pêcheurs bretons durant la crise des
années 30, cet ancien officier de marine devenu frère
prêcheur dominicain s'attachera à les aider. Ce faisant, il
développera une théorie humaniste, dans laquelle
l'économie se mettrait enfin au service de l'Homme.
Fondateur d'Economie et Humanisme, le père LEBRET
influencera de nombreux chrétiens et intellectuels engagés, en
Europe mais aussi en Amérique latine et au sud du Sahara. Avant sa mort
en 1966, il accédera au rang de conseiller du pape Paul VI, et inspirera
largement l'Encyclique papale publiée en 1967 et consacrée au
développement : « Populorum Progressio ».
Celle-ci affirmait entre autres que la question sociale était devenue
mondiale, avec l'émergence du Tiers-Monde44(*).
L'expression « mondialisation »
n'était pas encore connue à l'époque, pourtant certains
passages de l'Encyclique pressentaient les interdépendances croissantes
des économies nationales, et entre les continents ; celles-ci
justifiaient désormais d'appréhender la justice sociale et la
solidarité à l'échelle mondiale, toutes deux garantes
d'une paix durable sans laquelle « le développement de tout
l'Homme et de tous les hommes »45(*) ne peut accompagner, pour l'humaniser, la croissance
économique.
L'Indépendance fraîchement acquise, le jeune Etat
sénégalais46(*)
invitera le père LEBRET, en tant qu'économiste, pour conseiller
le gouvernement dans l'élaboration du premier Plan, dont la prise en
compte du développement économique et social du pays se voulait
une rupture pour tourner la page de l'administration coloniale.
Sa contribution sera à l'origine de la Loi 66-64 du 30
juin 1966 d'abord, portant Code de l'administration communale, puis de celle du
19 avril 1972 ; cette dernière crée les Communautés
rurales, qui constituent le premier maillage de la décentralisation
à l'échelon du pays tout entier.
Les Communautés Rurales peuvent être
comparées (par soucis de simplification) aux communes françaises,
bien que leur emprise géographique soit beaucoup plus importante :
320 Communautés rurales se partagent en effet un territoire national
équivalent à la moitié de la France
métropolitaine.
Ce processus de décentralisation se poursuivra par la
suite avec les deux lois de 1996, portant transfert de compétences aux
régions, aux communes (urbaines) et aux communautés rurales, dont
le fonctionnement sera régi par le nouveau Code des Collectivités
Locales.
Il convient de noter à ce stade une
particularité « sénégalaise » :
en effet, dès 1872 la décentralisation y était à
l'honneur, à la suite de la décision de la puissante occupante
d'ériger Saint-Louis et Gorée en communes (conférant la
nationalité française à leurs ressortissants) ;
celles-ci seront rejointes en 1880 et 1887 respectivement par Rufisque
(banlieue de Dakar, et ancien port commercial) et Dakar.
Ce rappel historique de la popularisation du terme
« développement », depuis la France jusqu'au
Sénégal, nous conduit à mieux distinguer croissance et
développement.
Si la première fait expressément
référence aux lois de l'économie, en exprimant
l'augmentation quantitative de la richesse d'un pays, le développement
quant à lui procède davantage du qualitatif ; c'est un
processus au long cours, qui vise à une transformation en profondeur de
la société pour faire évoluer les comportements et les
mentalités, dans une optique humaniste par opposition au
matérialisme qu'induit la croissance économique.
Les progrès engendrés par un
développement raisonné et volontaire se traduisent par des
transformations structurelles majeures. Education et démocratie,
démographie, assistance aux plus démunis et mutualisation des
risques de la vie, etc. : tous ces domaines participent de la
qualité de vie des hommes.
Lorsque le développement s'intéresse à un
territoire particulier, une commune, une région ou une petite
région naturelle, on parle alors de développement local.
En France, le développement local est un concept
relativement jeune ; est-il besoin de rappeler que notre pays
« jouit », au moins depuis Colbert, d'une solide
réputation internationale de centralisme politico-administratif, c'est
à dire où les orientations et les financements
« descendent » depuis la capitale jusqu'aux
administrés.
Dans un article paru sous le titre
« Découpages administratifs et territoires vivants : le
cas français », Paul Houé retrace avec une grande
clarté les principales étapes de l'évolution du mode de
gouvernance de notre pays : depuis la Révolution jusqu'aux lois
DEFERRE de 1982, qui induisent par la décentralisation un nouvel
équilibre dans les rapports entre l'Etat central et les
collectivités territoriales, en passant par la Vème
République (déconcentration de l'Etat, avec les préfets de
départements puis de Région) et la crise économique
provoquée par les chocs pétroliers, qui fera rentrer dans le rang
la Délégation à l'Aménagement du Territoire (DATAR)
créée en 1963.
Le cas français s'apparente à un paradoxe :
raillée pour son centralisme étatique omnipotent dans la
conduite « de la vie de la Cité », la France compte
pourtant depuis près de deux siècles 36 550 communes !
Le paradoxe n'est cependant qu'apparent, un Etat fort se
satisfait pleinement de l'atomisation des pouvoirs locaux.
Mais ce n'est pas la seule justification ; en effet, les
Français (comme leurs 500 000 élus municipaux) sont très
attachés à leur identité locale. La suppression
régulièrement envisagée de milliers de communes à
peine viables et dépeuplées soulève invariablement une
levée de boucliers, tandis que leur regroupement sous la forme de
communautés de communes fait généralement grincer les
dents.
S'il en existait déjà 95 en 1972, leur nombre ne
dépassait pas 1241 en 1998. Par comparaison, il existe 17 523 syndicats
intercommunaux, dont l'attrait est considérable : ils permettent de
développer une coopération technique intercommunale, sans perte
identitaire.
Sans prendre parti, nous nous contenterons d'évoquer le
rapport de la Commission MAUROY, « Refonder l'action publique
locale », qui évoque une « richesse
démocratique irremplaçable et unique en Europe ».
Cette affirmation semble donner raison à Paul HOUE,
pour qui « si rien ne naît sans les hommes, rien ne dure sans
les institutions » : celles de l'Etat, et celles relevant de
territoires vivants, qui permettent de dépasser les approches
exclusivement sectorielles ; de leur capacité à
coopérer naît la démocratie participative, où chacun
apporte sa contribution et son implication au service d'un développement
ascendant.
Dans son analyse des expériences françaises,
Jacqueline MENGIN met en exergue plusieurs éléments qui
structurent les dynamiques de développement local47(*) :
- n C'est un processus, avant de devenir une procédure ;
- n Il repose sur des réseaux, des forces endogènes, dont
l'implication compte plus que la représentativité ;
- n Le caractère holistique, ou systémique de la
territorialité, qui relie tous les aspects sectoriels ;
- n Un espace de négociation, indispensable pour que puissent
s'articuler les actions imaginées ;
- n Une motivation forte et partagée pour sortir d'une situation
subie d'isolement (à la campagne ou dans certains quartiers
périphériques).
Au Sénégal, comme dans d'autres pays
sub-sahariens et ex colonies françaises, la nécessité de
démarches d'appui au développement local a été mise
en évidence par les projets de gestion de terroirs villageois de la
coopération française ; ces terroirs dépassant
généralement l'emprise foncière du village, le besoin
d'impliquer les acteurs locaux, via des mécanismes de décision et
de suivi inter-villageois, ouvrait ainsi la voie à leur plus grande
responsabilisation.
Sans argent_ »nerf de la guerre »_, la
responsabilisation des acteurs locaux, c'est à dire leur capacité
à décider ou influer sur les décisions, n'est que
virtuelle, tout comme leur responsabilité devant leurs concitoyens.
C'est la raison pour laquelle, dans un contexte de relative
pauvreté au plan individuel et de difficultés récurrentes
pour collecter les taxes locales à un niveau significatif, le principal
instrument imaginé pour servir de déclencheur aux projets de
développement locaux revêt généralement la forme de
fonds d'investissements locaux.
Ces financements exogènes, sans lesquels rien ou
presque n'est possible au plan opérationnel, sont constitués
d'argent « froid », c'est à dire dont la valeur est
toute relative pour les bénéficiaires qui n'ont pas eu à
« transpirer » pour l'obtenir.
Aussi, pour éviter d'éventuelles dérives,
des mécanismes bien rôdés ont été mis en
place, pour intégrer la contribution financière (obligatoire) de
ces bénéficiaires. Cet apport, variable selon les actions
envisagées entre 5 et 25 % du coût total des investissements, et
intégré dans une enveloppe globale, responsabilise
pécuniairement les acteurs locaux, en leur permettant d'apparaître
comme les commanditaires des actions de développement à
l'échelle locale.
Tout n'est pas parfait cependant, au vu du triple constat
suivant :
- n De tels montages sont plus complexes et plus onéreux que le
classique schéma institutionnel Maîtrise d'ouvrage -
maîtrise d'oeuvre.
- n Faute des compétences nécessaires, souvent, mais aussi en
raison de la conjonction d'un certain clientélisme politique et d'une
transparence toute relative dans les procédures
d'éligibilité48(*) à ces fonds locaux, des problèmes de
légitimité se posent, hypothéquant la
pérennité des investissements collectifs réalisés.
- n La complexité des montages imaginés, et le flou juridique
des cadres de concertation, contribuent assez souvent à la confusion des
rôles et à la dilution des responsabilités de
maîtrise d'ouvrage.
Ces inconvénients sont également
prégnants au Sénégal. Sa souveraineté
récente, la jeunesse de sa démocratie, combinées aux
responsabilités nouvelles des collectivités locales (issues des
lois de 1996), augmentées d'un taux élevé
d'analphabétisme en milieu rural, peinent à rendre comptable de
leurs décisions les élus locaux devant leurs
administrés.
La pauvreté occupe également une place
importante dans ce tableau, en limitant les ressources fiscales de
collectivités auxquelles l'Etat du Sénégal a
transféré d'un coup neuf domaines de compétences, sans que
la dotation globale qu'il leur consent n'atteigne un niveau suffisant pour leur
exercice.
Dès lors, il ne nous paraît pas surprenant que la
Région manifeste peu d'empressement pour s'impliquer réellement
dans la « feuille de route » du RESOF, tant l'écart
semble important entre les moyens disponibles et les missions à
assumer.
Peut être faudrait-il également pointer du doigt
la difficulté, pour les élus du Conseil Régional, à
concilier la satisfaction de la population urbaine de la capitale
régionale, et les attentes d'un territoire essentiellement rural.