Le Réseau Formation Fleuve au Sénégal : pour une régulation participative de l'offre de formation agricole et rurale( Télécharger le fichier original )par Xavier MALON Université Toulouse 1 Sciences sociales - Diplôme d'Université - Ingénierie de formation et des systèmes d'emploi 2007 |
II.2- LES RESEAUX
Plus qu'une mode, les réseaux sont devenus une nécessité pour progresser dans un mode plus complexe, dès lors qu'apparaissent les limites de l'action individuelle. Cette mode (en apparence seulement) repose sans doute en bonne partie sur les possibilités nouvelles qu'offrent aujourd'hui les technologies modernes de l'information et de la communication, dont les performances progressent chaque jour : ainsi depuis 1965, la loi de Gordon Moore nous enseigne sans être démentie par les faits que le nombre de transistors des microprocesseurs sur une puce de silicium double tous les dix huit mois environ. Or, le dynamisme d'un réseau (et donc ses performances) est directement lié aux moyens de communication : téléphone portable, internet, messageries instantanées permettent désormais de communiquer en temps réel et en s'affranchissant des distances, pour s'échanger de multiples informations sous les formes les plus diverses : voix, sons, images, données. Le quadrillage d'un territoire, accompagné d'une réduction sensible des coûts d'équipements, d'accès et de connexion, nous amène tout droit dans une ére nouvelle où la seule limite semble être d'ordre humain : comment se mettre d'accord autour d'objectifs communs, et imaginer ce qui pourrait être fait mais qui n'existe pas encore. La limite de l'action individuelle apparaît de plus en plus fréquemment ; qu'il s'agisse de grands projets d'aménagements urbains ou de l'organisation de la prise en charge de certaines pathologies, leur complexité provient pour l'essentiel de la diversité des compétences à mobiliser dans des champs très différents. De multiples compétences disciplinaires, souvent très pointues, doivent être combinées pour concevoir une réponse globale et cohérente. Même le CNRS fait désormais de l'interdisciplinarité une priorité, en y consacrant 20 % des postes de chercheurs qui seront ouvert à l'avenir. Les réseaux ont aussi leur raison d'être dans la régulation et l'amélioration du fonctionnement des organisations qui ont atteint un haut degré de complexité ; tournant le dos au taylorisme, l'organisation du travail privilégie désormais la souplesse, la réactivité et la polyvalence pour que leur capacité d'innovation puisse affronter la concurrence. Travailler en flux tendus ne s'improvise pas, surtout avec un objectif de qualité totale. A tous les niveaux d'intervention, de l'ouvrier au responsable de site de production, prendre la bonne décision dans l'urgence d'une situation inattendue ne peut relever raisonnablement de la seule intuition, mais doit au contraire pouvoir s'appuyer sur des savoirs-faire explicites qui servent de référence collective. Les réseaux peuvent et doivent produire de l'innovation, grâce à la rencontre de compétences et de points de vue multiples. Le réseau permet de pallier la parcellisation excessive des savoirs épars en permettant de les re-combiner et de partager les bonnes pratiques et les expériences, jouant ainsi un rôle central dans les processus de capitalisation que les anglophones nomment Knowledge Management, et concrétisant ainsi le concept nouveau de méta-connaissance. D'un point de vue économique, les réseaux de communautés professionnelles permettent un travail collaboratif qui optimise les savoirs et les ressources en les mutualisant pour abaisser les coûts de production et de développement. Ces nouvelles formes de partenariat, holistiques par nature, peuvent déboucher sur une productivité d'ensemble accrue, là où chacun des segments pris isolément semblait atteindre sa limite. Pour bien fonctionner, le réseau a besoin que ses membres développent une culture de la communication, où l'on accepte de donner pour recevoir. Cette forme d'organisation, multicéphale et guidée par un esprit de convergence de ses acteurs, est aussi un formidable outil de veille, que ce soit en terme d'évolution des marchés ou de surveillance d'épidémies. La moindre prémisse qui aurait pu passer inaperçu depuis un niveau centralisé d'observation va ainsi être repérée localement, et cette « nouvelle » va pouvoir être transmise par les canaux appropriés à l'ensemble des membres, quasiment à la vitesse de la lumière. On le voit, les avantages d'un réseau et les multiples possibilités d'application sont légions. Ces atouts peuvent se résumer simplement : c'est la construction d'une intelligence collective, qui permet d'explorer de nouvelles dimensions hors de portée des compétences individuelles ou solitaires. L'ère de la méta-connaissance et des méta-organisations24(*) est plus qu'une simple mode passagère, c'est une nouvelle voie de progrès rendue obligatoire par les tensions de l'économie et l'obligation du zéro-défaut dans de nombreux domaines sensibles. La diversité des buts poursuivis par les réseaux nous incline à penser que leur mode d'organisation n'est pas uniforme, pas plus que ne le sont les compétences nécessaires pour qu'un réseau fonctionne efficacement. Guy Le Boterf, dans son ouvrage entièrement consacré au travail en réseaux25(*), propose une typologie fondée sur la mission principale qu'ils poursuivent ; selon lui, quatre types distincts de réseaux peuvent être retenus sur cette base. Il s'agit :
Nous passerons sans nous y attarder sur la première catégorie, dont la raison d'être est de fournir les ressources dont a besoin un professionnel dans sa relation avec le client ou l'usager ; il peut s'agir par exemple de centres de réinsertion, des missions locales pour l'emploi ou de la prise en charge de pathologies lourdes avec un médecin référent. Le quatrième modèle s'apparente à une bourse d'échanges de savoirs, dont l'exemple a déjà été fourni précédemment avec le Mouvement des Réseaux d'Echanges Réciproques de Savoirs. Nous examinerons plus en détail les deux derniers types de réseaux, dans la mesure où leur finalité se rapproche le plus des objectifs assignés au Réseau Formation Fleuve (RESOF) à sa création. Les réseaux d'action collective Tournés vers l'action, ils se différencient du premier type évoqué par leur orientation au service d'une mission collective ; il peut s'agir de la gestion du changement dans le cadre de la fusion d'entreprises, de mission de veille technologique, sanitaire ou marketing, de l'accompagnement de l'individualisation des réponses dans les dispositifs de formation en alternance, ou encore dans le cadre d'un projet de territoire pour mieux gérer les compétences mobilisées. Les réseaux d'influence ou le Réseau Européen d'accompagnement des Femmes vers l'Emploi relèvent également de cette catégorie. En fonction du « déroulé » des étapes intermédiaires qui conduisent vers l'objectif, sa configuration peut évoluer selon les besoins du moment ; la qualité et la réactivité de leur coordination est primordiale, au moins tant que la coopération entre les acteurs peine à devenir un réflexe. Les flux d'échanges sont avant tout horizontaux ; le rôle de la coordination se limite à éviter les fausses notes, à donner le rythme et à identifier et lever les contraintes qui freinent le déroulement des échanges ; ce n'est pas rien. Le RESOF pourrait donc être assimilé à un réseau d'action collective, de par sa finalité de contribuer à réguler les interventions et les opérateurs oeuvrant dans le sous secteur des formations agricoles et rurales. Par contre, nous verrons plus tard que son mode de fonctionnement est au contraire caractérisé par des flux verticaux, qui peuvent s'expliquer par la difficulté à concilier l'intérêt collectif (en l'absence des Pouvoirs Publics et des Collectivités Locales) et les intérêts individuels d'acteurs situés tant sur la demande que sur l'offre de services, et parfois même les deux simultanément. Les réseaux de partage et de capitalisation des pratiques Leur mission prédominante consiste à permettre à chacun de partager ses pratiques professionnelles avec les autres, pour que tous puissent progresser et produire simultanément un savoir commun, des références communes. Ce type de réseau doit donc faire face aux nombreuses difficultés propres aux processus de capitalisation en règle générale : Sur la forme : Problèmes relationnels, maîtrise des techniques de communications, qualité d'écoute et respect de la diversité. Sur le fond : · Domaines traités parfois sensibles, dans un secteur concurrentiel ou la plupart des membres sont déjà liés par ailleurs, en dehors du cadre du réseau. · Difficulté à expliciter des savoirs-faire tacites. · Embarras à soumettre au regard des autres ses propres façons de faire. · Prise de recul nécessaire pour décontextualiser les expériences décrites, les conceptualiser afin de pouvoir ensuite les recontextualiser. Cette construction collective est en général l'affaire de spécialistes ou de passionnés dans leur domaine ; les individus sont plus engagés que les organisations qu'ils représentent, ce qui peut poser problème à l'occasion car un réseau est grand consommateur de temps, et les progrès collectifs enregistrés sont lents. La compréhension de leur hiérarchie doit aller jusqu'à les soutenir, faute de quoi le réseau pourrait cesser de fonctionner prématurément. Le partage et la capitalisation des pratiques figurent en bonne place dans les missions assignées au RESOF. Par le biais d'une régulation participative, il en était attendu une plus grande synergie entre des acteurs aux compétences complémentaires, une plus grande transparence destinée à assainir le secteur et à terme, une amélioration sensible de la qualité des prestations. Il nous faut maintenant nous pencher sur les menaces qui planent sur le fonctionnement des réseaux. A la différence d'une entreprise ou d'une administration dans lesquelles l'organigramme répartit clairement les rôles et les responsabilités de postes concrets de travail, à la différence également de réseaux physiques, ferroviaires ou hydrographiques, les réseaux d'acteurs ne sont que virtuels ! Suscitant l'engouement général au départ, cette immatérialité en fait leur force, en échappant ainsi au carcan des organisations classiques, mais elle n'est pas exempte de faiblesses. La vie d'un réseau ne vaut que par les flux d'échanges entre ses acteurs ; que ceux-ci soient déçus par les retombées obtenues, par la lenteur de la progression ou par les motivations à visées trop personnelles de certains membres, et c'est alors la vulnérabilité du réseau tout entier qui est posée. Guy Le boterf identifie une dizaine de dérives possibles, conduisant à la sclérose d'un réseau ; parmi celles-ci, nous retiendrons : 1. la dérive du réseau en faisceau Dans un tel cas, le réseau multipolaire, qui doit faciliter la communication horizontale entre tous ses membres, dérive insensiblement vers une coordination centralisée et son corollaire, la communication verticale et hiérarchisée. Cette tendance apparaît souvent en réponse à des dysfonctionnements répétés, souvent causés par la lenteur des processus engagés ou le manque de coopération de certains acteurs. 2. la routine, ou le sur-place lorsque le réseau devient victime de l'habitude, il ne produit plus que du conformisme ; malgré l'activité apparente, la production ne répond plus aux attentes des membres. La désillusion, l'absence de visibilité face à l'avenir et au chemin déjà parcouru, conduisent progressivement au désintérêt des acteurs et à la paralysie du réseau. Le rôle de l'animateur est alors crucial pour ne pas en arriver à cette perte collective de sens et de repères. 3. D'autres formes de dérive sont liées à l'intérêt personnel ou catégoriel. C'est le cas lorsqu'un acteur s'accapare le pouvoir du fait de sa position ou de son statut, ou encore lorsqu'un des membres ne vise qu'à piller le travail collectif pour le présenter ensuite comme le sien. 4. D'autres dérives réduisent considérablement l'intérêt et la plus-value d'un réseau. Tel est le cas de la juxtaposition des membres, qui remplace progressivement leurs interactions et la mise en synergie recherchée : chacun travaille dans son coin, sur le modèle de la division du travail. Nous terminerons ce tour d'horizon des risques encourus par une dérive fréquente dans les réseaux de mutualisation de pratiques, liée à la difficulté de transférer ces pratiques ; en effet, il ne suffit pas de décrire ses pratiques professionnelles aux autres, ni même de les écrire noir sur blanc, pour qu'ils puissent en tirer profit dans leurs propres contextes. Fonctionner en réseau implique pour ses acteurs de savoir, de pouvoir26(*), et de vouloir travailler différemment des méthodes habituelles qui prévalent au sein de leurs organisations respectives. Un réseau est d'abord, et peut être même seulement, un construit humain caractérisé par l'imprévisibilité du comportement individuel de ses membres, mais aussi par l'indétermination à priori de sa cohésion collective. Dans ce domaine, les recettes n'existent pas et la pertinence des comparaisons avec les systèmes mécaniques paraît bien douteuse, et Guy Le Boterf nous le rappelle à juste titre : les hommes ne sont pas des rouages qu'il suffirait de bien huiler pour qu'ils fonctionnent de façon idéale, conformément à leur programmation. Par contre, une métaphore provenant des Etats-Unis semble beaucoup plus pertinente, il s'agit du « gardening management » ; Plutôt que de paraphraser maladroitement Le Boterf, nous préférons rapporter in extenso la description qu'il en fait : « De même que le jardinier ne tire pas sur ses plants pour les faire pousser, de même le manager ne peut forcer les membres d'un réseau à coopérer ! la stratégie du jardinier consiste à créer et à entretenir un environnement favorable aux plantes : traitement du sol, ventilation, ensoleillement, tuteurs, etc. Plus cette écologie comportera un ensemble cohérent de conditions favorables, plus la probabilité de réussite sera grande. La démarche est donc probabiliste, et non déterministe. » Le schéma ci-dessus résume l'ensemble des conditions favorables dont ont besoin les trois pôles du Savoir, du Vouloir et du Pouvoir pour faire fonctionner efficacement un réseau. Si le Savoir coopérer relève selon nous de processus collectifs d'apprentissage sur la forme (d'une nouvelle manière de travailler avec les autres), il nous semble que le Vouloir et le Pouvoir coopérer relèvent quant à eux d'une méthodologie de « guidance » du réseau, portant prioritairement sur le fond. « Piloter » (cf. concept Pilotage), préciser les résultats attendus et les étapes intermédiaires, formaliser celles-ci en les capitalisant, instaurer des moments de régulation avant que la désorientation ne s'installe, tout ceci relève de fonctions vitales pour la pérennité et l'efficacité du réseau, qui ne pourrait survivre longtemps au désintérêt de ses acteurs. Nous en terminerons par un rappel de la difficulté à conduire avec succès des démarches de capitalisation, objectif commun à tous les réseaux de partage et de mutualisation des pratiques professionnelles. Leurs fréquents échecs se traduisent par l'insatisfaction des acteurs, qui ont beaucoup donné et qui croulent parfois sous une montagne d'informations accumulées sans que celles-ci ne puissent être utiles dans l'opérationnel, tant semble impossible leur adaptation à des contextes particuliers différents. Pour dépasser cet écueil, Guy Le Boterf propose une méthode de partage d'expériences, partant des savoirs tacites jusqu'à leur recontextualisation. Il n'entre malheureusement pas dans ce cadre de traiter l'ampleur de cette démarche globale, au risque de la caricaturer ; sa complexité et l'importance des outils connexes qu'elle mobilise mériteraient qu'un travail spécifique y soit entièrement consacré. Nous aurons cependant l'occasion d'y faire référence dans notre dernière partie.
* 24 titre de l'ouvrage de D. Ettighoffer et P. Van Eneden : Met@-organisations - Village mondial - 2000 * 25 G. Le Boterf - Travailler en réseau. Editions d'organisation - 2004 * 26 le risque de l'injonction paradoxale est souvent découvert après coup : cela consiste à exiger quelque chose de quelqu'un, tout en l'empêchant d'y parvenir. |
|