2 L'économie
domine-t-elle le politique ?
Saint-Simon lui-même, comme le souligne Pierre Musso, le
penseur- fondateur de la théorie du réseau- transition, emploie
le même mot pour désigner indifféremment un objet et sa
connaissance.
Par exemple, dans son emploi, le mot "chose" peut signifier aussi
bien les "principes fondamentaux d'un système" que "le réel et la
nature". L'assimilation de "choses" à "principe" fait
référence à la connaissance d'un système (choses
versus signes), alors que le mot "choses" est assimilé à "nature"
lorsqu'il s'agit de l'action (choses versus hommes).
Pour critiquer au fond la représentation politique, il
renvoie à la production et à l'économie politique.
De plus, pour lui, l'économie politique complète la
physiologie. Il semble y avoir là reconnu un lien possible de
continuité de notre infiniment petit à notre infiniment grand.
Pourquoi ce déplacement du champ de la
représentation politique à celui de l'économie politique
?
Première réponse fournie par Saint-Simon :"on a
longtemps confondu (...) cependant les richesses sont indépendantes de
l'organisation politique". Seconde réponse (...) Saint-Simon
était contraint au "rêve" pour esquisser le futur. De nos jours,
ce sont les mythes qui viennent en aide pour conduire l'imaginaire.
"Tout est politique", ce slogan fut dominant à une
époque pas si lointaine, au point qu'un mathématicien avait
même écrit un article pour expliquer qu'il existait une
manière marxiste de faire des mathématiques. Cette
prétention, évidemment excessive, est plus rarement
exprimée de nos jours, même si elle imprègne souvent
réflexions et réflexes.
A ce "tout politique" des uns répond de plus en plus non
pas sans doute dans un pays, tel la France, qui veille à son "exception
culturelle", "l'exception française", mais dans bien des grands pays, le
"rien n'est politique" des autres.
L'évolution des idées constitue certainement un
facteur explicatif de ce changement, mais aussi les formidables mutations de
monde qu'illustre ce qu'on appelle la "nouvelle économie". Celle-ci
résulte à son tour d'une double série de
phénomènes, les uns institutionnels et les autres techniques. Les
premiers sont constitués en particulier par le vaste mouvement de
libéralisation des échanges entre pays et de
déréglementation à l'intérieur de beaucoup de ces
pays. Les facteurs techniques du changement sont pour leur part
particulièrement et symboliquement représentés par
l'explosion des technologies de la communication. Mais les facteurs techniques
et institutionnels ne sont pas indépendants les uns des autres. Ainsi,
la déréglementation a-t-elle incité de nouveaux
producteurs à entrer sur les marchés et à rechercher des
techniques nouvelles pour y prendre pied plus facilement. On s'achemine donc
vers un monde plus diversifié et plus flexible, un monde d'innovation et
d'initiatives créatrices.
Du fait de ces mutations, plus que jamais le réseau des
échanges est devenu mondial, ce qui donne à juste titre le
sentiment que les frontières s'estompent et que le marché
international fait reculer les Etats. En un mot, que "l'économie domine
de plus en plus la politique", jusqu'à ce que, peut-être, la
politique disparaisse. Bien sûr, ceux qui croit au tout- Etat s'en
désolent, préfèreraient l'effacement de la politique au
profit de la liberté contractuelle, fondée sur la
propriété de l'Etat de droit, s'en féliciteraient, si le
phénomène était avéré. Mais il n'est pas
question ici d'affirmer ses préférences, mais plutôt de
rechercher les éléments qui permettent d'évaluer
l'évolution complexe des rapports entre l'économie et le
"politique", tout en se gardant bien de jouer le rôle impossible d'un
devin qui se croirait capable de lire l'avenir.
Il faut se garder de la tentation qui consisterait à
faire de l'économie une sorte de raison collective capable d'agir et
donc de dominer.
Il faut se garder de la tentation qui consisterait à faire
de l'économie une sorte de raison collective capable d'agir donc de
dominer. Ce qu'on appelle l'économie n'est rien d'autre qu'un ensemble
de phénomènes résultant des interactions entre des
milliards de volontés individuelles qui seules pensent et agissent. En
tant qu'êtres libres, les hommes déterminent eux-mêmes leurs
propres objectifs, choisissent et agissent. Parce qu'ils sont des êtres
sociaux, beaucoup de leurs actes sont interdépendants. Parmi les
résultats innombrables de ces actes humains, on peut en isoler certains
qui sont des faits économiques. Ils sont la partie le plus visible des
actions humaines, cependant ils n'en constituent pas nécessairement la
partie le plus importante et ils ne sont dotés d'aucune autonomie par
rapport aux autres.
Il existe de ce point de vue une asymétrie fondamentale
entre "l'économie" et la "politique", dans la mesure où la
première n'est que le résultat du processus de décision
librement mis en oeuvre par les êtres humains, alors que la seconde
traduit l'émergence de la contrainte et du volontarisme dans la vie des
sociétés. La politique constitue plutôt un effort constant
pour dominer l'économie. Ceci résulte évidemment du fait
que les hommes ont toujours le choix entre deux modes d'action
différents pour atteindre leurs objectifs : l'échange libre ou
l'exercice de la contrainte. Antony de Jasay a pu montrer dans son livre,
l'Etat, qu'il existait une sorte de logique interne qui conduisait de
manière presque inéluctable un Etat minimum et simple protecteur
des droits de propriété vers un Etat envahissant et même
tyrannique.
Il existe également toutes sortes de légitimations
du phénomène politique. Ainsi une théorie
économique, la théorie des biens publics, se propose d'expliquer
que certains biens et services dont la production est désirée ne
peuvent être produits qu'en ayant recours à des processus de
décision publics.
Quoi qu'il en soit, si "l'économie" ne peut pas dominer la
politique, elle peut certainement en limiter le champ et
particulièrement à notre époque de grandes mutations
technologiques et institutionnelles. La monnaie par exemple s'est
développée pour répondre aux besoins de l'économie,
mais elle a constamment été l'objet de l'attention du pouvoir
politique qui a vu dans la monopolisation de sa production une source
importante de revenus et a légitimé cette prise de possession par
la nécessité de contrôler l'émission de monnaie dans
l'intérêt général. Ainsi est-on arrivé au XX
ème siècle au triptyque "un pays- un Etat- une
monnaie". Elle est devenue un symbole de souveraineté nationale, au
point que les artisans de la construction d'un super - Etat européen ont
considéré comme une priorité la création d'une
monnaie européenne. Parallèlement et devant les excès
d'une production publique de monnaie, on a vu apparaître le besoin de
réduire le lien entre la production de monnaie et la politique : c'est
tout simplement l'idée de plus en plus souvent mise en pratique qu'il
convient de rendre la banque centrale indépendante, ce qui signifie
indépendante du pouvoir politique.
Le monde futur peut être très différent de ce
modèle traditionnel. Dans un avenir peut-être pas très
éloigné, le développement des échanges sur
réseau peuvent faire apparaître des monnaies privées ni
nationales ni publiques. Ce phénomène pourra concerner bien
d'autres activités. Les frontières sont mouvantes entre
économie et politique et les changements dépendent des
conceptions dominantes du moment et des évolutions technologiques et
institutionnelles. Il paraît évident que les mutations
d'aujourd'hui apporteront des changements profonds car l'incompatibilité
est grande entre le fonctionnement en réseau des activités
économiques sur un espace qui est mondial et l'exercice d'un pouvoir
centralisé sur des espaces territoriaux bien précis.
L'activité économique se diversifie, se mondialise, elle est de
plus en plus flexible et elle ne peut pas se contenter du cadre rigide dans
lequel s'inscrivent la plupart des processus politiques.
Actuellement les préoccupations politiques se
déplacent. Les déréglementations, les privatisations, la
mondialisation ayant fait perdre une grande partie de leurs territoires
traditionnels à la politique, celle-ci investit de nouveaux champs. De
nouvelles revendications pour une conduite politique des affaires du monde
émergent : de nouvelles régulations apparaissent plus
indépendantes du seul jeu des marchés, résultant de
réglementations mondiales, d'une gestion globale raisonnée de
l'environnement ou encore de la prétention des organisations
internationales à constituer des instances de décision
suprêmes dans le domaine de la santé, des flux financiers ou de la
gestion des ressources. Ces évolutions sont l'expression actuelle de la
tension éternelle entre la politique et l'économie.
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