La dialectique " INDIVIDU - SOCIETE " et sa rationalisation dans l'universel concret chez Eric Weilpar Emmanuel Lenge Université Saint Pierre Canisius - Grade de bachelier en Philosophie 2005 |
1.4. L'Education de l'individu dans la société.Dans la Philosophie Politique d'Eric Weil, le rôle que doit jouer l'éducation est central. L'éducation est, nous venons de le dire, l'action par lequel le penseur moral veut extirper en l'homme ce qu'il appelle « le mal ». Ce mal, c'est la passion et la violence naturelles de l'homme qui s'expriment dans la recherche de ses seuls intérêts. La tâche de l'éducation et de l'éducateur est de développer en l'homme la capacité en premier, de comprendre son sort comme intimement lié à celui de toute la communauté dont il est membre, et en second de faire sans contrainte spéciale ce qui est exigé de lui comme membre de la communauté en ayant une claire compréhension des raisons de cette exigence qui lui est faite comme être « objectivement universalisé » que seul le travail ennoblit et libère.10(*) Nous développerons davantage cet aspect au chapitre III, lorsque nous aborderons la question du gouvernement. 1.5. De la société traditionnelle de subsistance à la société moderne du travail.Toute société constitue une communauté de travail. Il est vrai que les sociétés traditionnelles basées sur un système économique simple, dans lesquelles le caractère très restreint des membres qui les composaient permettait une subsistance essentiellement fondée sur les produits de la chasse et de la cueillette, sont de plus en plus rares et, même si elles persistent en certains lieux, elles connaissent une mutation progressive vers un modèle plus matérialiste de leur vécu. Les sociétés traditionnelles, de même qu'elles étaient organisées autour de systèmes économiques très simplifiés, répartissaient le travail selon les capacités de chacun et elles exigeaient le strict minimum pour la survivance du groupe. Néanmoins l'aspect économique n'épuise pas la description des sociétés traditionnelles. Celles-ci étaient aussi organisées autour de croyances et de valeurs religieuses et morales strictes. Ces valeurs comportaient des aspects visant aussi bien la protection de l'environnement, considéré comme le lieu d'incarnation des divinités (dans les religions animistes), que la protection des traditions et des coutumes considérées comme le gage de la survie et de la pérennisation du groupe et de la mémoire collective. Dans la société traditionnelle, le respect des toutes ces croyances était, et l'est encore dans bien de cas, considéré comme sacré. Le rapport à la nature, dans les sociétés traditionnelles, apparaît donc comme un rapport entre deux partenaires plutôt qu'un rapport entre deux adversaires visant à se terrasser : La vie de l'homme livré à la seule nature extérieure est, de ce point de vue, une vie indigne, inhumaine, une existence de brute. Du point de vue opposé - et c'est une confirmation de ce qui vient d'être exposé - la pensée magico-religieuse ne connaît pas de lutte agressive de l'homme avec la nature extérieure. Pour elle, l'homme n'est jamais livré à une nature extérieure à l'homme ; l'intervention de la parole et du geste humain y est indispensable pour que l'ordre de la nature extérieure (extérieure pour nous) soit conservé : l'homme est compris dans la nature, il ne se tient pas devant la nature. 11(*) La notion moderne de « société » et de « communauté » est bien différente. La société moderne plus diversifiée et plus agressive, tant par le nombre des individus la composant que par le rapport qui la lie à la nature, se définit avant tout comme une « communauté de travail ». Par conséquent, elle se comprend et s'organise en vue d'une lutte progressive avec la nature extérieure. C'est une société éminemment anonyme en ce sens que l'individualité, comprise comme la reconnaissance de l'individu pour lui-même en tant qu'être ayant une valeur intrinsèque, au delà du fait qu'il soit situé dans un groupe, est moins évidente. Si elle ne peut être « quantifiée » en termes de travail qu'elle peut rendre et de profit qu'elle peut générer, la personne n'a pas beaucoup d'utilité. L'individu est engagé, dans la société moderne, dans une lutte avec (contre) la nature, cette nature est la violence première sur laquelle se fondent toutes les autres violences. Cette violence, et cela vaut aussi pour la définition que la société moderne fait de la nature, c'est la totalité des matières premières que l'homme transforme et des lois particulières et partielles dont la connaissance lui permet de procéder à cette transformation. Si l'aspect traditionnel de la communauté, comprise comme solidarité des individus dans la nature (plutôt que face à la nature), persiste en effet, la société moderne est surtout consciente et veut rendre l'individu conscient du fait que face à la nature extérieure l'homme seul est vaincu. Cette prise de conscience a cependant dans la société moderne conduit à des excès où tout rapport de l'individu à la nature est appréhendé en termes de lutte à gagner et de conquêtes à réaliser, C'est ce que Heidegger appelle l'Arraisonnement de la nature par la science et la technique, cet arraisonnement c'est le mode de dévoilement de la nature qui régit l'essence de la technique.12(*) La société moderne subjuguée et étourdie par ses récentes et formidables découvertes et poussée dans une logique toujours accrue du consumérisme, a réduit la nature au rang d'une simple matière première disponible dont elle veut tirer le plus de profit possible ; la nature n'est plus alors ce partenaire avec lequel il faut vivre ensemble pour le maintien des équilibres essentiels, mais un tas d'objets et d'éléments disponibles pour la satisfaction des tous les besoins de l'homme, même les plus superflus. Pour Heidegger cette interprétation unipolaire du monde par l'homme moderne, que Weil décrit, et qui se base uniquement sur des critères scientifiques et techniques, rend caduques d'autres approches du monde pourtant essentielles. L'arraisonnement ne menace pas seulement l'homme dans son essence (il en fait un simple ouvrier, un facteur de production parmi d'autres), il écarte toute autre possibilité de dévoilement de l'être réel des choses et de l'homme lui-même. Or à ce monopole de la vérité revendiqué par cette vision du monde s'opposent d'autres formes de pensée qui ne s'identifient pas aux catégories scientifiques de la connaissance. La vision moderne du monde nie d'autres voies d'accès à l'être, à la compréhension de l'énigme que constitue la présence de l'homme au monde. Heidegger souligne que l'homme doit réapprendre à habiter le monde et à l'habiter en poète.13(*) Pour Heidegger, la vision du monde de la société moderne a déshumanisé l'individu car elle ne reconnaît pas les autres aspects de la nature humaine. En privilégiant uniquement ce qui fait de lui une force immédiatement disponible dans la lutte contre la nature extérieure, cette approche nie la corporéité de l'homme et de son être - au - monde. Or l'homme est plus qu'une simple force, il est une série de figures non totalisables i.e ; on ne peut pas le réduire à une connaissance objective ou à une fonction unique car il appartient à ce que Maurice Merleau Ponty14(*) nomme « l'excédentarité inclôturable». Le sens que l'homme se donne et donne à la vie et au monde est inépuisable, c'est pourquoi l'effort de la société à le réduire à un simple numéro, provoque en l'homme raisonnable un déchirement intérieur. La démarche de la société moderne est une démarche inspirée du scientisme, une démarche réductrice qui fait de la nature et de tout ce qu'elle renferme, y compris l'homme, des facteurs de production et des matières à transformer. La condition de l'homme moderne est donc celle là, la condition d'un outil au service de la société engagée dans la lutte pour la domination totale de la nature extérieure, considérée comme la violence fondamentale. La « condition » chez Eric Weil désigne l'effectivité et la mentalité de notre monde en son devenir moderne. La société dans notre monde ne perçoit pas l'homme comme tel et l'homme lui-même est amené à ne plus se percevoir que comme membre et rouage des mécanismes inséparables naturels et sociaux. Selon Guibal,15(*) le désir de l'homme moderne de maîtriser la nature, contrairement à l'homme de jadis est pour E. Weil, un de grands actes de la liberté16(*). Dans Philosophie et Réalité Weil écrit : « ...mais nous ne savons que faire de notre maîtrise, ... aussi la frénésie illusoire d'une domination absolutisée tend-elle à sombrer dans la désorientation insensée d'un nihilisme de la finitude »17(*).Ce nihilisme se caractérise, selon Guibal, par « une volonté de domination et de puissance sans direction. Tout est permis, rien ne vaut la peine. »Ainsi, la société moderne a fait de l'homme un facteur de production, un numéro et un outil parmi tant d'autres. Voyons maintenant, de manière plus détaillée, ce qui, dans son fonctionnement, caractérise la société moderne et caractérise également l'engrenage dans lequel elle saisit l'homme et lui nie tout autre sens. * 10 Antoine de Saint Exupéry, Citadelle, Paris, Gallimard, 1948. : Force les de bâtir ensemble une tour et tu les changera en frères. Mais si tu veux qu'ils se haïssent, jette leur du grain ». p.58. * 11 Eric WEIL, Philosophie Politique, Paris, J. Vrin, 4è éd., 1984, p.62. * 12 Martin HEIDEGGER, Essais et Conférences, La question de la technique, Paris, Gallimard, 1958, p.27. * 13 Martin HEIDEGGER, Essais et Conférences, L'homme habite le monde en poète, Paris, Gallimard, 1958, p.224 * 14 Maurice MERLEAU PONTY, Cité par le Prof. Nketo LUMBA, Cours d'anthropologie philosophique, 2006 * 15 Francis Guibal, « Eric Weil et nous, Une philosophie à l'épreuve de la réalité », in Archives de Philosophie. Recherche et Documentation, Tome 68, cahiers 1 pp. 34-35, printemps 2005 * 16Eric Weil, Philosophie et réalité, p.191 * 17 Eric Weil, Philosophie et Réalité, p.359. |
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