Introduction
Entre 1932 et 1938, les services de surveillance de
l'administration coloniale d'Algérie ont les yeux braqués sur la
Fédération des Élus Musulmans (FEM). Celle-ci organise des
meetings réunissant plusieurs milliers de personnes, ses tournées
électorales occasionnent des manifestations dans tout le
département de Constantine, elle appelle à la mobilisation des
masses colonisées dans de nombreux tracts ainsi que dans leur journal,
l'Entente franco-musulmane. C'est pourtant l'application des lois
françaises sur le sol algérien et la citoyenneté
française pleine et entière pour les Algériens de statut
musulman que revendiquent ces élus. Et la France coloniale voit cela
d'un très mauvais oeil. Les partisans d'une Algérie
française représentent à cette époque le courant
majoritaire parmi les colonisés. Le président de la FEM, Mohammed
Salah Bendjelloul, dit Docteur Bendjelloul, est le leader charismatique de ce
printemps algérien des années 19301 et le champion de
l'assimilationnisme en Algérie au XXe siècle : alors
même qu'à partir des années 1940 cette option politique
perd l'adhésion de la population et que son propre bras droit, Ferhat
Abbas, devient la figure de proue du nationalisme algérien, Bendjelloul
maintient ses convictions en faveur d'une Algérie rattachée
à la France. Jusqu'en 1956, il reste membre des institutions
françaises et utilise ses mandats pour réclamer au colonisateur
des réformes en Algérie.
Pourtant, aucun travail de l'historiographie
francophone ou anglophone n'est consacré à cette figure politique
importante de l'Algérie avant l'indépendance. Bendjelloul est
souvent mentionné dans les travaux traitant de la décennie 1930
en Algérie, sans que son parcours et ses idées ne fassent l'objet
d'une étude dédiée2. Il ne semble pas non plus
que l'historiographie
1 Julien Fromage, « Innovation politique et
mobilisation de masse en « situation coloniale»: un « printemps
algérien » des années 1930 ? L'expérience de la
Fédération des Élus Musulmans du Département de
Constantine » Thèse de doctorat, EHESS, Paris, 2012.
2 Charles-Robert Ageron, Histoire de
l'Algérie contemporaine. Tome II : De l'insurrection de 1871 au
déclenchement de la guerre de libération (1954), Paris,
Presses Universitaires de France, 1979. Julien Fromage dans sa thèse de
2012 consacre un chapitre entier à Bendjelloul, son arrière-plan
familial, ses modes d'actions, et son rôle au sein de la FEM, et souligne
qu'un travail de recherche dédié à la carrière de
Bendjelloul dans son ensemble serait le bienvenu. C'est à cette
tâche que s'est attelé le présent mémoire. J.
Fromage, Un « printemps algérien » ? op.
cit.
Hélène Koning - « Le Dr
Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
- Mémoire IEP de Paris - 2024 10
arabophone se soit emparée de la figure de
Bendjelloul, hormis Houari Safsaf et Fatiha Safer dans un article publié
en 20211.
Bendjelloul, contrairement à d'autres
personnalités ayant pris position dans le débat autour de
l'indépendance de l'Algérie, n'a pas de postérité
politique pour perpétuer sa mémoire. L'historiographie
algérienne et l'historiographie française étudient
plutôt l'impact des figures qui ont joué un rôle durant la
guerre d'indépendance ou dans l'histoire du nationalisme, comme Messali
Hadj et Ferhat Abbas. Les habitants de l'Algérie qui ont dû
quitter le pays à l'indépendance sont trop souvent
présentés comme des partisans de la France et rassemblés
indistinctement sous des vocables collectifs comme « pieds noirs » ou
« harkis », sans que les différents courants politiques et les
raisons de leur départ ne soient précisés. Bendjelloul,
partisan de la France mais dénonçant inlassablement l'oppression
coloniale, ne correspond ni à l'épopée nationaliste
algérienne ni au mythe du harki profrançais. L'étude de sa
carrière politique apparaît donc comme un outil précieux
pour nuancer les dichotomies dont souffre encore trop souvent la recherche sur
le sujet.
Cette nouvelle approche de la recherche sur la
décolonisation de l'Algérie est menée depuis quelques
années par des chercheurs comme Fatiha Safer en Algérie ou Malika
Rahal en France, dont les travaux portent respectivement sur les élites
réformistes algériennes2 et sur les nuances
idéologiques au sein du mouvement national3. Les figures
individuelles étudiées par Rahal suivent encore souvent un
parcours allant de l'assimilationnisme au nationalisme, et ne permettent pas
tout à fait de remettre en question la vision téléologique
du nationalisme comme aboutissement de la pensée politique des
Algériens. Au-delà de l'histoire de l'Algérie, des
recherches récentes ont souligné la diversité des courants
de pensée et des influences politiques
1 Houari Safsaf et Fatiha Safer, « 1956 -1930
Ù?? ?? ????????? ?????? ???? ??????? ?????? ???? Ù? ?????? ????
???????- Dr. Mohamed Salah Bendjelloul and his political struggle within the
integrating elite between 1930-1956 », Maghreb Journal of Historical
and Social Studies, 13-2, 2021, p. 204?224.
2 Voir par exemple Houari Safsaf et Fatiha Safer,
« ????????? ??????? ?????? ????? Ù? ??????? ????????? ??????????
??????- The Amalgamating Liberal Elite and its Positions on the Issue of
Algerian National Identity », Oussour, New Ages Magazine, 11-2,
2021, p. 493?514 ; Fatiha Safer, « ????????? ????? ????? Ù?
????????? ?????? ????? [Les positions de l'élite algérienne sur
la politique d'intégration de la France] », Oussour, New Ages
Magazine, 5-17, 2015, p. 333?349.
3 Malika Rahal, « Les Représentants
colonisés au Parlement français: le cas de l' Algérie,
1945- 1962 », Université de Bordeaux 3, 1996 ; Id. ,
« La place des réformistes dans le mouvement national
algérien », Vingtième Siècle. Revue
d'histoire, 83-3, 2004, p. 161?171 ; Id., L'UDMA et les
Udmistes, Alger, Éditions Barzakh, 2017. Id., Ali
Boumendjel. Une affaire française, une histoire algérienne,
Paris, La Découverte., 2022 ; Id., « Mohammed Salah
Bendjelloul », in Tramor Quémeneur, Ouanassa Siari
Tengour, et Sylvie Thénault, Dictionnaire de la guerre
d'Algérie, Paris, Bouquins, 2023.
Hélène Koning - « Le Dr
Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
- Mémoire IEP de Paris - 2024 11
des militants décoloniaux. Les diverses formes
de contestation du colonialisme se révèlent souvent
éloignées d'un nationalisme triomphant. Frederick Cooper montre
comment l'idée d'une fédération de l'Union
Française faisait consensus parmi les élites colonisées au
sortir de la Seconde Guerre Mondiale1. Concernant la période
de la conquête française au XIXe siècle, David
Todd montre que le Second Empire favorisait l'idée d'un royaume arabe
distinct de la France dans sa structure administrative et sa culture, bien loin
de la société inégalitaire instaurée par la
politique de colonie de peuplement de la IIIe République2.
David Motadel pour sa part met à jour l'alliance anti-impériale
de l'Allemagne nazie avec certains militants nationalistes des colonies de
leurs ennemis, particulièrement dans les colonies anglaises en Inde et
au Moyen-Orient, mais aussi dans les colonies françaises et italiennes
en Afrique du Nord3. Arthur Asseraf propose dans sa monographie le
portrait d'un Algérien participant activement à la colonisation
de l'Afrique subsaharienne pour le compte de la France, apportant une remise en
cause inédite de la dichotomie
colonisateurs-colonisés4. L'étude de la
carrière de Bendjelloul, un assimilationniste qui n'a jamais rejoint les
nationalistes et a vécu en France après l'indépendance,
s'inscrit dans ce courant de réévaluation des formes d'opposition
à la colonisation. Son parcours montre que les sentiments qui relient un
individu à une nation sont une construction sociale autant que les
nations elles-mêmes, et qu'il n'existe pas de déterminisme
intellectuel qui mènerait certaines catégories de personnes
à adopter les mêmes opinions. La comparaison avec
l'évolution simultanée de la figure bien connue d'un Ferhat Abbas
ne fait que renforcer l'étonnement face à la persistance de
Bendjelloul dans la voie du réformisme : Abbas et Bendjelloul ont le
même âge, ils sont tous deux Algériens et musulmans et
professent les mêmes idées jusqu'en 1938. Les orientations
politiques sont en partie des choix calculés, en partie le
résultat de différents facteurs vécus, mais s'ajoute
toujours à cela une part de subjectivité
individuelle.
1 Frederick Cooper, Français et Africains ?
Être citoyen au temps de la décolonisation, tr. Christian
Jeanmougin, Paris, Payot, 2014.
2 David Todd, « Chapitre 2. L'Algérie, un
échec de la colonisation informelle », in Un empire de
velours, Paris, La Découverte, 2022, p. 63?104.
3 David Motadel, « The Global Authoritarian
Moment and the Revolt against Empire », The American Historical
Review, 124-3, 2019, p. 843?877, ici p. 855?857.
4 Arthur Asseraf, Le désinformateur : Sur
les traces de Messaoud Djebari, un Algérien dans le monde colonial,
Paris, Fayard, 2022.
Hélène Koning - « Le Dr
Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
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Ainsi, durant sa longue carrière politique, de
1924 à 1956, dans différentes institutions, par différents
moyens et avec différents niveaux de popularité, Bendjelloul
proclame ses convictions assimilationnistes : l'avenir de l'Algérie
passe par l'intégration dans la nation française. Dès
lors, il s'agira de suivre l'apparente constance politique de Bendjelloul :
Quels sont les arguments et les raisonnements qu'il invoque pour
défendre l'assimilationnisme réformiste ? Quels sont ses modes
d'action politique et comment évoluent-ils face aux changements de
régime en France et aux débats sur l'Algérie qui
s'intensifient et se polarisent de plus en plus tout au long de sa
carrière ? Le présent mémoire suivra la chronologie de la
carrière de Bendjelloul, selon les institutions desquelles il a
été membre et les changements de régime politique en
métropole.
Revue de littérature
Le cas du Docteur Bendjelloul est un indice
révélateur des biais politiques et mémoriaux des travaux
sur l'évolution politique des Algériens. Il est la figure
principale de la contestation du colonialisme dans les années 1930 et
défend des idéaux assimilationnistes et réformistes. Il ne
rejoint jamais la lutte nationaliste et occupera des mandats parlementaires
dans les institutions françaises du débarquement allié en
Afrique du Nord jusqu'à la première année de la guerre
d'indépendance de l'Algérie.
Dans l'historiographie, comme nous avons pu le voir
ci-dessus, il passe d'une image de champion du peuple algérien dans les
travaux traitant du début de sa carrière, à celle d'un
bourgeois profrançais déconnecté du peuple dans les
travaux traitant des années 1940-1950, et souvent ces derniers ne le
mentionnent même pas. La périodisation des recherches influe
fortement sur la manière dont Bendjelloul est présentée,
et ceux qui font l'histoire de l'Algérie choisissent souvent de ne
mentionner que l'un des aspects de sa carrière, sans montrer
l'évolution de son positionnement dans le paysage politique
algérien. Ainsi, Charles-Robert Ageron dans son ouvrage majeur
Histoire de l'Algérie Contemporaine parle de Bendjelloul comme
d'un acteur central de la vie politique algérienne de la décennie
1930, assimilationniste et leader politique talentueux, mais le nom de
Bendjelloul n'apparaît plus après 19461. Plus
récemment, la thèse que Julien Fromage consacre au printemps
politique algérien des années
1 C.-R. Ageron, Histoire de l'Algérie
contemporaine, op. cit.
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Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
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19301 n'aborde pas la carrière
ultérieure de Bendjelloul. Les auteurs qui traitent de sujets
plus spécifiques sur l'Algérie coloniale mentionnent Bendjelloul
sans expliciter les enjeux liés aux actions de Bendjelloul durant la
période qu'ils étudient2. L'article sur Bendjelloul
dans le Dictionnaire de la guerre d'Algérie, signé
Malika Rahal, décrit de manière factuelle et
équilibrée la carrière de Bendjelloul, insistant sur la
période où il a été le plus influent mais faisant
également mention de sa carrière dans les institutions
parisiennes après la Seconde Guerre Mondiale. À défaut de
théoriser son positionnement politique, Rahal offre des formules utiles
parce que s'abstenant de jugement : il est « considéré comme
dangereux » par « les autorités françaises », il
« revendique la citoyenneté française en même temps
que le maintien de l'identité algérienne », il signe le
Manifeste en 1943, il est élu dans diverses institutions et il «
rallie la cause de l'indépendance » à partir de
19553. La présente recherche tentera, au-delà de ces
faits, de souligner les motifs politiques guidant Bendjelloul à travers
les évolutions de sa carrière politique.
Dans l'historiographie algérienne francophone,
la plupart des travaux publiés en français adoptent une
manière téléologique d'écrire l'histoire de
l'Algérie : ils suivent le fil des figures et des idées
nationalistes dès qu'elles apparaissent, sans s'intéresser outre
mesure aux autres courants politiques algériens, quelle que soit
l'importance qu'ils aient pu avoir en leur temps. Les auteurs algériens
minimisent souvent l'ampleur du rôle de Bendjelloul dans la
décennie 1930, considérant peut-être que le fait qu'il
n'ait jamais rejoint le FLN discrédite l'ensemble de son action. Il est
souvent mentionné comme un épiphénomène, et les
auteurs se concentrent sur les nationalistes et l'Etoile Nord-Africaine. Cette
dernière était pourtant marginale sur le sol algérien
à l'époque où le mouvement réformiste était
à son apogée. Le grand historien algérien Mahfoud Kaddache
reconnaît, dans sa thèse d'État en 1980, que les
élites réformistes ne sont ni passives ni béni-oui-oui.
Elles réclament certes « de sérieuses réformes »
dans le sens de
1 Julien Fromage, Un « printemps algérien
» ? op. cit.
2 Jacques Cantier, L'Algérie sous le
régime de Vichy, Paris, Odile Jacob, 2002 ; Jacques Bouveresse,
Un parlement colonial? Les Délégations financières
algériennes 1898-1945, Mont-Saint-Aignan, Publications des
universités de Rouen et du Havre, 2008 ; Benjamin Stora, Le
nationalisme algérien avant 1954, Paris, CNRS éd., 2010 ;
Joshua Cole, Lethal Provocation : The Constantine Murders and the Politics
of French Algeria, Ithaca London, Cornell University Press,
2019.
3 M. Rahal, « Mohammed Salah Bendjelloul »,
op. cit.
Hélène Koning - « Le Dr
Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
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l'assimilation, mais dans le but d'évoluer
socialement1. Ce reproche de quête d'avantages personnels est
souvent fait à l'encontre des politiciens assimilationnistes : le
contraste est en effet marquant entre les sacrifices des martyrs du FLN qui ont
enduré la vie au maquis, la prison, la torture et la mort pour
l'indépendance de l'Algérie, et le combat des réformistes
qui se déroulait sur les bancs de l'Assemblée et dans les
cabinets des autorités françaises. Ce mémoire tentera de
démontrer que les actions de Bendjelloul n'étaient pas uniquement
motivées par la recherche de gains personnels mais sur de réelles
convictions politiques.
L'affirmation de la langue arabe comme langue
universitaire en Algérie rend plus difficile la prise en compte de cette
historiographie dans le présent mémoire. Le seul travail
récent qui mentionne le Docteur Bendjelloul semble être l'article
de Fatiha Safer et Houari Safsaf, chercheurs à l'université
algérienne de Sidi Bel-Abbès2. Les travaux de ces
auteurs sont consacrés depuis 2015 aux réformistes et
assimilationnistes algériens dans la première moitié du
XXe siècle3.
Dans leur article, Safer et Safsaf reconnaissent
l'importance de Bendjelloul dans les années 1930, rappelant l'expression
de Mahfoud Kaddache qui évoquait un « Gandhi algérien »
en raison de son refus de la lutte armée et de son attachement à
exprimer ses revendications dans le cadre de la légalité
coloniale4. Par rapport aux travaux plus anciens d'historiens, ils
nuancent l'opposition radicale entre traîtres partisans de la France et
militants héroïsés de la cause nationale et soulignent
« la profondeur des divergences intellectuelles et idéologiques et
des divergences entre les membres de l'élite eux-mêmes
»5. Ils soulignent également que ces revendications
assimilationnistes reflétaient peut-être les aspirations de
l'élite francisée, mais pas celles de la population
algérienne. Leur article parle très peu de la carrière de
Bendjelloul dans les institutions françaises après 1945. Cette
disparité est peut-être un effet de l'accès
inégal
1 Mahfoud Kaddache, Histoire du nationalisme
algérien. Question nationale et politique algérienne,
1919-1951, Alger, Société Nationale d'Edition et de
Diffusion, 1980.
2 Houari Safsaf et Fatiha Safer, « 1956 -1930 ???
?? ????????? ?????? ???? ??????? ?????? ???? ?? ?????? ???? ???????- Dr.
Mohamed Salah Bendjelloul and his political struggle within the integrating
elite between 1930-1956 », art. cit.
3 Voir note 2 page 7.
4 Mahfoud Kaddache, Histoire du mouvement national
algérien, 1939-1945, Tr. M'hamed Ibn Albar, Alger, Dar El Oumma,
2011, vol. 2. Cité dans Houari Safsaf et Fatiha Safer, « ????
??????? ?????? ???? ?? ?????? ???? ??????? 1956 -1930 ??? ?? ????????? ??????-
Dr. Mohamed Salah Bendjelloul and his political struggle within the integrating
elite between 1930-1956 », art. cit, p. 206.
5 Ibid., p. 211.
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Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
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aux sources suivant le pays et la langue d'origine des
chercheurs, en miroir des lacunes des travaux des chercheurs français
n'utilisant pas les archives en langue arabe.
L'historiographie anglophone propose souvent une
perspective moins enclavée que les historiographies algériennes
et françaises. Phillip Naylor par exemple propose une analyse originale
du positionnement politique de Bendjelloul dans son Historical Dictionary
of Algeria1. Il définit Bendjelloul comme un «
nationaliste modéré », et considère que par ses
efforts en faveur de l'égalité civique des Algériens,
Bendjelloul a contribué au développement du nationalisme
algérien, bien que les révolutionnaires aient condamné sa
modération2. Cette position est assez isolée dans
l'historiographie sur Bendjelloul. Cet article est très
appréciable par sa nuance, l'originalité de ses analyses et par
la prise en compte de la longue durée de la carrière de
Bendjelloul, mais le terme « nationaliste », même
modéré, ne permet pas de saisir les motivations de Bendjelloul.
On préférera l'expression d'opposition loyale (« loyal
opposition ») proposée par James McDougall3, insistant
sur les convictions francophiles de Bendjelloul et sur son choix résolu
du réformisme revendicatif comme moyen d'action.
Méthode
Le présent travail propose une vision
d'ensemble de la carrière publique du Docteur Bendjelloul, de la
décennie 1930 à la fin des années 1950. L'étude du
parcours individuel d'un personnage aujourd'hui méconnu permet
d'apporter des nuances aux différents grands récits de la
période coloniale en Algérie : si Bendjelloul n'est plus connu,
c'est que personne ne s'est emparé de sa mémoire pour la
perpétuer et que ses idées ne semblent pas pouvoir servir une
cause politique. L'étudier permet d'éclairer ce que les grands
narratifs ne prennent pas en compte et d'apporter de la nuance au récit
de l'évolution politique des Algériens au XXe
siècle.
1 Phillip C. Naylor, « Bendjelloul, Mohammed
Saleh (1893-1985) », in Historical Dictionary of Algeria, Lanham,
MD, United States, Rowman & Littlefield Unlimited Model, 2015, p.
119.
2 Ibid.
3 James McDougall, A History of Algeria,
Cambridge, Cambridge University Press, 2017, p. 183. « The élus
thus sought to constitute a `loyal opposition', not only recognising but
actively appropriating French sovereignty in Algeria, and articulating their
demands on it through a vigorous and sometimes spectacularly populist politics
of protest ».
Hélène Koning - « Le Dr
Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
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Se concentrer sur un individu est une manière
de surmonter les enjolivements ou les mythes d'une histoire souvent
résumée à des lieux communs : trop souvent l'histoire
coloniale de la France est réduite à la guerre d'Algérie,
renvoyant dos à dos colonisateurs et insurgés, minimisant les
treize décennies de lutte politique et d'oppression coloniale qui ont
précédé le conflit armé et l'indépendance.
Suivre la carrière d'un individu sur plus de trente ans
révèle la contingence des choix politiques de l'individu, les
errances des politiques coloniales et de leurs services de renseignement, les
différents futurs imaginés par les acteurs. La focale
placée sur l'individu souligne aussi le rôle que jouent les
relations humaines dans les évènements historiques. La biographie
démystifie l'histoire et la ramène à hauteur d'homme. On
s'inscrira ici dans ce que l'historien Pascal Balmand a appelé la
biographie politique « nouvelle manière », qui « vise
moins à présenter un profil dans son exhaustivité
qu'à mieux cerner l'histoire collective par l'éclairage de
l'histoire singulière »1. Dans un article de 1999,
Guillaume Piketty défend la pertinence scientifique de l'exercice
biographique en histoire, et cite la préface de Jacques Legoff à
sa biographie de Saint Louis : « dessiner la courbe d'une destinée
[permet de poser] ce problème des rapports de l'individu et de la
collectivité, de l'initiative personnelle et de la
nécessité sociale qui est, peut-être, le problème
capital de l'Histoire »2.
On doit néanmoins rester en garde contre ce que
Bourdieu a appelé l'illusion biographique : à suivre de trop
près ce que le sujet observé dit de lui-même, on finit avec
les mêmes angles morts que lui et on reproduit la partialité de sa
perception de lui-même. Par exemple, l'individu se considère libre
d'influences dans ses actes, et le rôle de l'historien est de
révéler les tendances sociales de l'époque et la
manière dont le contexte a pu l'influencer3. Dans le cadre de
sa biographie de Pierre Brossolette, Piketty souligne l'acuité de ces
questions de libre arbitre et de soumission à la norme dans le contexte
de la résistance française à l'occupation : on pourrait en
dire autant pour le contexte colonial dans lequel émerge et
évolue Bendjelloul. Cependant, l'idée que le colonisé
dissimule ses réelles intentions a trop souvent
1 Jacques Cantier, « Les gouverneurs Viollette et
Bordes et la politique algérienne de la France à la fin des
années vingt », Outre-Mers. Revue d'histoire, 84-314,
1997, p. 25?49, ici p. 47. Note 26 : Guy Bourde et Hervé Martin, Les
Écoles historiques, Paris, Éditions du Seuil, 1983. Le
chapitre XIV, rédigé par Pascal Balmand, est consacré au
retour du politique.
2 Guillaume Piketty, « La biographie comme genre
historique? Une étude de cas. », Vingtième
Siècle. Revue d'histoire, 63, 1999, p. 119?126, ici p. 120. Pour un
exemple de biographie montrant les interactions entre destin individuel et
contexte impérial, voir A. Asseraf, Le désinformateur,
op. cit ; M'hamed Oualdi, Un esclave entre deux empires. Une
histoire transimpériale du Maghreb, Paris, Seuil, 2023.
3 Pierre Bourdieu, « L'illusion biographique »,
Actes de la recherche en sciences sociales, 62-1, 1986, p.
69?72.
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été utilisée par les
colonisateurs pour refuser d'entendre les revendications qui leur
étaient adressées. En se basant sur les écrits de
Bendjelloul, on tâchera de contourner l'a priori négatif
systématique des autorités coloniales et d'envisager la
possibilité que les déclarations des colonisés
reflètent leurs véritables intentions. Pour autant, il n'est pas
question de tomber dans l'écueil inverse et de survaloriser les sources
produites par les colonisés. Dans leur article « Remettre le
colonial à sa place », Camille Lefebvre et M'hamed Oualdi appellent
à traiter à égalité les sources produites par les
colonisateurs et celles produites par les colonisés. Les
premières, rédigées en langues européennes et
archivées de manière systématique, ont largement
été privilégiées jusqu'à présent dans
l'historiographie du fait colonial. Les travaux de recherche reproduisaient
alors, sans la relativiser, l'illusion d'omniscience et de domination des
autorités coloniales, manquant les interstices des
sociétés coloniales. D'autre part, les sources produites par les
colonisés, du fait de leur rareté relative, ont pu dans d'autres
cas être employées sans la distance critique nécessaire
à un usage scientifique. Oualdi et Lefebvre appellent donc à
« embrasser dans un même regard la diversité des
documentations contemporaines européennes et africaines en leur
appliquant la même réflexivité critique »1.
Lefebvre et Oualdi rejettent l'idée selon laquelle « ceux qui
agiraient selon des modalités perçues comme européennes ou
globalisées s'inscriraient dans le sillage de la grande effraction
coloniale » et seraient moins authentiquement des témoins de leurs
sociétés d'origine que d'autres « restés
fidèles à des authenticités traditionnelles [...] ou
nationales ». Or, soulignent-ils, les uns et les autres sont « les
produits à la fois de l'histoire du moment colonial et d'une histoire
qui ne se limite pas à celle-ci »2. Si dans ce texte il
est question des chercheurs contemporains, nul doute que cette lecture
s'applique aussi aux acteurs historiques : comment juger qu'en 1935 ou en 1945
les convictions d'un militant nationaliste algérien seraient plus
authentiques que celles d'un partisan assimilationniste ? Connaître la
fin de l'histoire ne justifie pas un traitement différencié des
acteurs historiques et de leurs idées. Ainsi, le parcours et les prises
de position de Bendjelloul révèlent certaines des
stratégies et discours alternatifs disponibles pour un politicien
algérien du XXe siècle, tout en contenant certains
thèmes et modes d'action communs avec les nationalistes. Il n'est pas
question de nier la faiblesse des
1 Camille Lefebvre et M'hamed Oualdi, « Remettre
le colonial à sa place. Histoires enchevêtrées des
débuts de la colonisation en Afrique de l'Ouest et au Maghreb »,
Annales. Histoire, Sciences Sociales, 72e année-4, 2017, p.
937?943, ici p. 942.
2 Ibid.
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résultats politiques de la voie
réformiste, mais d'enrichir et de nuancer la présentation qui
peut être faite du paysage politique algérien pendant la
colonisation, à travers le regard d'un acteur qui a imaginé
d'autres solutions pour l'Algérie que le statu quo colonial ou la guerre
d'indépendance.
Sources
Le sujet de ce mémoire et le choix de suivre la
démarche assimilationniste de Bendjelloul a impliqué une
concentration sur les sources de sa vie publique. Les sources privées
des acteurs n'ont pas été employées. L'usage des sources
de surveillance a été réduit et celles-ci sont
employées principalement pour observer les effets des stratégies
de Bendjelloul sur ses interlocuteurs coloniaux. Si l'usage de sources
privées et notamment de sources en arabe serait absolument
nécessaire à une étude des liens entre colonisés et
des débats en leur sein, le présent mémoire est une
biographie politique : la carrière de Bendjelloul au sein des
institutions françaises a essentiellement produit des sources en
français, permettant d'embrasser le sujet du présent
mémoire sans recourir à des sources en arabe.
Puisque la présentation de la vie de
Bendjelloul n'est pas la fin en soi de ce mémoire, il sera peut fait
mention de sa vie personnelle ou de ses archives privées. Pour la
période 19301939, les archives utilisées sont celles de la
préfecture de Constantine et du Cabinet du Gouverneur
Général d'Algérie (GGA)1. Ces dossiers
contiennent des notes de surveillance, mais également des coupures de
presse, des tracts, des comptes-rendus de meetings politiques, qui permettent
un accès moins biaisé au discours de la Fédération
des Élus Musulmans (FEM). Un autre moyen de retrouver le discours
politique de Bendjelloul est la presse. Dans les années 1930, FEM du
Département de Constantine publie son propre organe de presse,
L'Entente Franco-Musulmane2. Il semble que Bendjelloul n'y
écrit pas lui-même, mais on trouve souvent des articles sur les
actions qu'il entreprend et des comptes-rendus plus ou moins exhaustifs de ses
prises de paroles publiques. Ces journaux donnent accès à sa voix
politique pour la décennie 1930, mais offrent également un regard
sur l'image de leader que la FEM, c'est-à-dire les partisans de
Bendjelloul, veut diffuser à son sujet.
1 Archives conservées aux Archives Nationales
d'Outre-Mer (ANOM), Aix-en-Provence.
2 Les numéros consultés proviennent des
archives de l'administration coloniale, mais d'autres numéros sont
également conservés par la BnF.
Hélène Koning - « Le Dr
Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
- Mémoire IEP de Paris - 2024 19
Pour la deuxième partie de ce mémoire,
les archives concernant la période du régime de Vichy sont elles
aussi celles du Cabinet du GGA et de la préfecture de Constantine.
À partir de 1943, des archives d'autres fonds contiennent des
enquêtes réalisées a posteriori sur des
évènements survenus durant cette période et peuvent
également être une source d'information sur la période de
Vichy. Après le débarquement allié et la reprise de la vie
politique, les procès-verbaux des séances de l'Assemblée
Consultative Provisoire (ACP) et des Assemblées Constituantes sont une
source abondante qui n'a pu être exploitée que par
sondage1. Les archives de l'ACP sont riches en indices sur les
mécanismes de reprise de la vie démocratique sous
l'autorité de la France Libre2.
Sous la IVe République enfin, les
archives des journaux officiels du Conseil de la République et de
l'Assemblée Nationale sont aussi une source fiable pour reconstituer
l'action de Bendjelloul dans ces institutions3. La faible
fréquence de ses interventions au Conseil de la République et
à l'Assemblée Nationale a permis une consultation assez
complète des discours disponibles, ce qui permet d'étudier
à travers un corpus bien défini et complet sa manière de
se positionner dans le cadre des institutions françaises, et ce sur
toute la période 1943-1956. Les archives de la préfecture de
police de Paris ont également été consultées dans
le but de comparer la surveillance politique dont Bendjelloul fait l'objet en
1930 avec celle dont il fait l'objet après-guerre4.
Cependant, jusqu'au début de la guerre d'indépendance, il ne
semble pas que le député Bendjelloul ait fait l'objet d'une
surveillance politique en métropole. La surveillance qui reprend avec le
conflit et le vote de l'état d'urgence permet essentiellement de
récolter des renseignements de nature privée, peu utiles pour
comprendre les rapports de Bendjelloul avec les autorités
françaises.
Contrairement à une idée a priori
selon laquelle le faible traitement de Bendjelloul dans la
littérature signifiait une faible présence dans les sources, une
difficulté de ce mémoire a plutôt été
l'absence de manque. Pour les sources liées aux mandats parlementaires
de Bendjelloul par
1 Le Journal officiel de la République
Française est intégralement numérisé et
disponible en ligne sur Gallica, le site de la bibliothèque
numérique de la BnF.
2 Archives Nationales, Pierrefitte-sur-Seine. Cotes
C//15258-C//15269 pour l'ACP d'Alger et C//15270-C//15281 pour l'ACP de
Paris.
3 Journal officiel de la République
Française, Gallica, BnF.
4 Dossier n°106704 : Bendjelloul (1958-1961).
Cote : 354W1209. Archives de la Préfecture de Police de Paris,
Pré-Saint-Gervais. Consulté en partie sur dérogation du
Service de la mémoire et des affaires culturelles de la
Préfecture de Police.
Hélène Koning - « Le Dr
Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
- Mémoire IEP de Paris - 2024 20
exemple, le constat est le même pour toute
personne s'y confrontant1: utiliser ces sources implique de
procéder par sondage, et parfois de renoncer à des fonds entiers.
Contrairement aux mémoires de Rahal et de Roudaut, le présent
travail se concentre sur un seul individu. De plus, on ne peut pas dire que ses
mandats aient été caractérisés par des prises de
paroles profuses. Cependant, la carrière de Bendjelloul l'a conduit
à prendre part à une demi-douzaine d'institutions : Conseil
général de Constantine, Délégations
financières, Assemblée Consultative Provisoire, Assemblée
Nationale Constituante, Conseil de la République et Assemblée
Nationale. Renoncer à l'exhaustivité a permis de se concentrer
sur les textes qui semblent les plus importants : les prises de paroles en
séance publique et certaines des propositions de loi dont les textes
étaient accessibles en ligne, indiquant qu'elles ont été
publiées au Journal Officiel et diffusées plus largement
dès l'époque d'émission du texte. De même, pour la
décennie 1930, c'est surtout par des discours publics et des adresses au
gouvernement français par courrier et dans la presse que Bendjelloul
cherche à obtenir des réformes. Les archives du Conseil
Général de Constantine et des Délégations
financières n'ont donc pas été favorisées comme
source pour la première partie de la présente
étude.
Ce mémoire est divisé en trois parties
qui suivent la chronologie de la carrière du Docteur Bendjelloul, en
fonction des changements institutionnels auxquels il adapte son combat
politique : l'Algérie sous la IIIe République du
début de sa carrière en 1939, puis les institutions de Vichy et
du Gouvernement Provisoire de la République Française de 1940
à 1945, et enfin les institutions métropolitaines de la
IVe République de 1945 au vote de la loi d'état
d'urgence en 1956, date après laquelle son action politique
disparaît progressivement. Dans ce contexte instable, nous verrons dans
le présent mémoire comment Bendjelloul adapte son discours et ses
modes d'action, avec une certaine cohérence dont il sera discuté
dans le présent mémoire.
La première partie est consacrée
à la décennie 1930, la partie la plus traitée de son
parcours, et analyse son programme politique et son rapport à la
légalité coloniale. Nous nous demanderons ce qui dans l'action
politique du Bendjelloul des années 1930 faisait de lui un personnage
contestataire vu comme une menace par l'ordre colonial, sans qu'il ne soit
récupérable par le récit nationaliste
ultérieur.
1 Malika Rahal, Les Représentants
colonisés au Parlement français, op. cit ; David
Roudaut, « Les députés des départements
d'Algérie sous la IVe République », Paris, Université
Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2013.
Hélène Koning - « Le Dr
Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
- Mémoire IEP de Paris - 2024 21
La seconde partie traite de la manière dont
Bendjelloul ne prend pas le tournant nationaliste de la plupart de ses
contemporains dans le sillage de l'échec du Congrès Musulman
Algérien et de la Seconde Guerre Mondiale, ainsi que de son adaptation
aux changements de régimes politiques en métropole entre 1939 et
1946.
La troisième partie, enfin, porte sur les
modalités de son positionnement politique en tant qu'élu
colonisé d'institutions métropolitaines entre 1946 et 1956. Nous
nous pencherons sur les continuités observées entre ses discours
politiques d'avant-guerre et ceux tenus au Parlement. Nous chercherons aussi
les différentes manières dont Bendjelloul se positionne face aux
évolutions de son contexte politique en métropole et en
Algérie, sans embrasser les idées nationalistes mais sans cesser
pour autant d'exprimer ses revendications au nom de ses mandants
algériens.
Hélène Koning - « Le Dr
Bendjelloul : l'opposition loyale à la colonisation ? (1930-1962) »
- Mémoire IEP de Paris - 2024 22
Hélène Koning - « Le Dr
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