Le Rwanda: analyse géopolitique d'une puissance émergente africainepar Guy Herod PAMBO MIHINDOU Université Omar Bongo - Master 2023 |
3.1.1. La «rente» mémorielle comme outil diplomatiqueDans l'histoire récente du Rwanda, l'année 1994 peut être considérée comme l'année zéro pour l'État du Rwanda. C'est en effet, au sortir de cette année, qu'il doit trouver les moyens de se reconstruire aussi bien économiquement, socialement que politiquement. Pour y parvenir, les nouveaux dirigeants du Rwanda vont se servir du drame lié au génocide comme socle de leurs visions. Ainsi, depuis son arrivée au pouvoir, Paul Kagame utilise l'histoire de son pays, marquée par le génocide, pour refonder sa politique interne et extérieure. Cependant, avant de penser aux nouvelles politiques de développement économique et sociale, les rwandais ont dû affronter leur passé avec sa période la plus sombre : le génocide de 1994. C'est conscient de leur histoire commune et de l'inexactitude des différenciations ethniques faites par les anciennes puissances coloniales que les nouveaux dirigeants du pays engagent un processus de réconciliation important. Parmi les mesures fortes prises par le FPR, il y a la suppression la mention ethnique de la carte nationale d'identité et la création des tribunaux traditionnels appelés Gacaca154, pour juger les personnes responsables des massacres liés au génocide contre les Tutsis. Plutôt que de refouler le passé, ignorer et masquer l'histoire, le nouveau régime décide de le «magnifier», de le «célébrer» chaque année avec des commémorations qui ont lieu tous les ans en avril. De fait, le génocide est partout, à travers la politique mémorielle très visible dans le pays depuis la fin du drame (commémoration, mémoriaux, musées...). Au niveau interne, le FPR veut faire des commémorations du génocide et de son lourd passé un élément unificateur de la nouvelle nation rwandaise. Le génocide apparait de ce fait comme un facteur déterminant de la mobilisation des forces internes de l'Etat. Il constitue l'un des éléments moteur de la nouvelle iconographie du peuple rwandais. L'analyse de Jean-Paul Kimonyo155 confirme cette idée, lorsqu'il affirme que « ce projet de transformation socio-économique a été facilité par le génocide parce que le génocide a permis au pays de commencer une page blanche ; c'est beaucoup plus facile de changer un pays quand il est complétement détruit qu'un pays où les structures existent encore. Alors que ces structures-là étaient dysfonctionnelles. Donc, de façon 154 Gacaca, qui se prononce « gatchatcha », est le nom rwandais pour tribunal communautaire villageois. Les gacaca, tribunaux populaires organisés au Rwanda afin de juger plus de 2 millions de coupables du génocide des Tutsi, permettent une justice transitionnelle. 155 Jean-Paul Kimonyo, écrivain et conseiller à la présidence de la République du Rwanda à Kigali. 56 paradoxale et malheureuse la transformation du pays a aussi été aidée par la table rase du génocide ».156 Si au niveau interne le recours à l'histoire du génocide se veut unificateur, la récurrence et le rappel de la responsabilité des grandes puissances sur l'avènement du génocide dans le discours des autorités rwandaises, en tête desquelles le président Paul Kagame, a clairement pour objectif de les culpabiliser.157 Le génocide est un levier phare de la diplomatie du Rwanda. À chaque commémoration, le président Paul Kagame n'hésite pas à rappeler la responsabilité des grandes puissances qui n'ont pas pu empêcher le drame. C'est ainsi que lors de la commémoration en 2022, il a déclaré que : « certains de ces pays sont grands, mais (...) ils n'ont aucune leçon à donner à quiconque, car ils font partie de l'histoire qui a causé la mort de plus d'un million de nos concitoyens. Ils en sont la cause ».158 Le but avec cette stratégie est de «contraindre» d'une certaine façon les grandes puissances à aider le pays à se développer. La reconnaissance du drame par les grandes puissances et leur culpabilité font que celles-ci manifestent de la mansuétude vis-à-vis des manoeuvres militaires entreprises par le régime rwandais en RDC. Pourtant dénoncées par de nombreux rapports des Nations Unies et des ONG des droits de l'homme, les restrictions liées à la liberté d'expression et les violations des droits de l'homme ne semblent pas non plus avoir des effets significatifs sur les relations que les grandes puissances occidentales entretiennent avec le Rwanda. Les puissances occidentales en particulier ne font pas preuve d'autant d'indulgence lorsqu'il s'agit d'autres États (exemple de la Russie qui subit toute sorte de sanctions depuis l'invasion de l'Ukraine).159 Du fait de son histoire, le Rwanda parait moins pointé du doigt sur des questions qui sont pourtant importantes pour les nations occidentales. Repentance, appui politique et économique, impunité humanitaire et militaire, sont le triptyque de cette « diplomatie de la dette » mise en place par le régime rwandais.160 En jouant sur l'histoire du génocide, le Rwanda a ainsi réussi à renforcer son influence sur le continent. Autre fait qui montre le traitement de « faveur » dont bénéficie le Rwanda est la décision rendue par la Cour Internationale de Justice sur les crimes commis pendant les guerres du Congo dans les années 1990 : l'Ouganda a été sommé de payer près de 325 millions de dollars 156 S. CHABOUNI. (2015), op.cit., p.13. 157 P. JACQUEMOT. (2014), op.cit., p.13. 158 Y. NDEA & EFE. (2022, 8 avril). Le Rwanda commémore le 28e anniversaire du génocide des Tutsis. Africanews. Disponible à l'adresse : https://fr.africanews.com/2022/04/07/le-rwanda-commemore-le-28e-anniversaire-du-genocide-des-tutsis// 159 A. FOKA. (2023, 6 janvier). La chronique : qui pour sauver la RDC ? [Vidéo]. Disponible à l'adresse : https://www.youtube.com/watch?v=2K7mFD_1LHY&t=333s 160 G. LOIR. (2005), op.cit., p.13. 57 de dommage à la RDC, tandis que le Rwanda s'en tire à bons comptes, la Cour ayant estimé être incompétente pour juger sa responsabilité durant les deux guerres du Congo.161 Une décision qui interroge alors même que plusieurs études ont démontré que le Rwanda a même été un des acteurs clés des conflits congolais, encore plus que l'Ouganda pendant la seconde guerre où les forces rwandaises ont participé aux pillages au même titre que l'Ouganda. 3.1.2. L'ouverture des représentations diplomatiques en Afrique et les visites bilatérales d'État Dans le sillage des succès que l'État du Rwanda a engrangés en terme de développement économique, les dirigeants du Rwanda ont intensifié les actions diplomatiques du pays et son ouverture au monde extérieur et particulièrement sur le continent africain. L'intensification de la diplomatie du Rwanda a pour première manifestation l'ouverture des représentations diplomatiques en Afrique. Alors que le Rwanda ne comptait que quatorze (14) représentations diplomatiques dans le monde en 1998, il compte aujourd'hui trente-six (36) ambassades ou haut-commissariat162 à l'étranger dont dix-neuf en Afrique (19), ainsi que vingt-neuf (29) consulats et autres représentations.163 La multiplication d'ouverture de ses représentations diplomatiques dans le monde a pour but une diversification des relations avec les États surtout ceux-présents sur le continent africain. Le nombre de représentation en Afrique démontre que c'est l'espace de projection privilégié de l'État rwandais, bien que celui-ci tisse aussi des liens avec des États qui sont situés sur d'autres continents (Israël, Chine.). Depuis le génocide, la diplomatie rwandaise en Afrique a à peu près connu deux phases. Premièrement, avant de nourrir des ambitions sur l'ensemble du continent, le Rwanda a essentiellement focalisé ses ressources et centré sa politique étrangère au niveau régionale particulièrement dans les Grands lacs. Durant cette période jusqu'en 2011, le Rwanda avait quasiment « tourné le dos » au monde francophone africain et regardait plutôt vers l'est majoritairement anglophone.164 Comme pour symboliser sa rupture avec les États d'Afrique francophone, le Rwanda était sorti de la CEEAC en 2007. En plus des contraintes économiques 161 JEUNE AFRIQUE. (2022, 9 février). RDC : l'Ouganda condamné à verser 325 millions de dollars à Kinshasa. Disponible à l'adresse : https://www.jeuneafrique.com/1310506/politique/rdc-louganda-condamne-a-verser-325-millions-de-dollars-a-kinshasa/ Pour consulter la décision d'incompétence de la cour sur l'implication du Rwanda concernant les crimes commis en RDC voir : La Cour internationale de justice se déclare non-compétente dans la dispute qui oppose le Congo démocratique et le Rwanda. (2002, 11 juillet). Disponible
à l'adresse : 162 Le haut-commissariat est l'appellation utilisée par les États membres du Commonwealth pour désigner les ambassades. 163 https://www.embassypages.com/rwanda_fr 164 P. BOISSELET. (2016,5 octobre), op.cit., p.17. 58 énoncées par le ministre des affaires étrangères d'alors comme motifs de la sortie du Rwanda de la CEEAC, il faut également noter que cette orientation diplomatique était liée au contexte des relations que le Rwanda entretenait avec la France dont les nouveaux dirigeants issus du groupe rebelle FPR accusaient d'avoir laissé faire le massacre des civils Tutsis.165 Ainsi, dès 2008, le Rwanda se consacrait tout entier à une autre organisation régionale : EAC.166 Planche 1.Quelques rencontres bilatérales entre Paul Kagame et d'autres chefs-d'États Image 3 : Paul Kagame et Denis Sassou N'guessou (12/04/2022) Image 1 : Umaro Sissico Embalo et Paul Kagame (13/11/2022) Image 2 : Faustin Archange Touadéra et Paul Kagame (26/10/2022) Image 4 : Paul Kagame et Filipe Nyusi (28/10/2022) Sources : Les pages officielles de Paul Kagame (Facebook et Twitter) Deuxièmement, à partir de 2012, le Rwanda a progressivement renoué les liens avec cette partie de l'Afrique et applique désormais une diplomatie plus globale sur le continent. Cette démarche est matérialisée par l'accroissement de l'ouverture de plusieurs ambassades dans plusieurs pays situés dans d'autres parties du continent (cf. carte 7). Dans le même temps, Paul Kagame a aussi intensifié le nombre de ses visites officielles sur le continent. L'augmentation de celles-ci poursuit les mêmes objectifs de renforcement de la coopération interafricaine et de diversification de partenaires. En 2016 par exemple, il a été parmi les présidents qui ont le plus 165 P. BOISSELET. (2016,5 octobre), op.cit., p.17. 166 JEUNE AFRIQUE. (2016, 19 août). Afrique centrale : le Rwanda réintègre officiellement la CEEAC. Disponible à l'adresse : https://www.jeuneafrique.com/350335/economie/afrique-centrale-rwanda-reintegre-officiellement-ceac/ 59 voyagé au niveau continental avec dix-huit (18) voyages effectués.167 Très souvent ces voyages s'accompagnent par la signature de plusieurs accords dans le domaine économique et /ou sécuritaire. En retour, plusieurs chefs de l'État ont également foulé le sol du Rwanda (cf. planche 1). Ces voyages ont connu une évolution progressive suivant les années (cf. carte 8, 9, 10). À travers sa diplomatie, le Rwanda veut nouer des liens privilégiés avec les États du continent dans le but de résoudre non seulement ses problèmes mais aussi offrir la possibilité aux autres de résoudre les leurs. La diplomatie du Rwanda sur le continent est donc fondée sur la recherche des opportunités économiques et la recherche des soutiens politiques. Carte 7. Représentations diplomatiques du Rwanda en Afrique 167 M. OLIVIER. (2016, 13 décembre). Infographie : quels sont les chefs d'État africains qui ont le plus voyagé en 2016 ? Jeune Afrique. Disponible à l'adresse : https://www.jeuneafrique.com/382303/politique/infographie-chefs-detat-africains-voyagent-plus 60 Carte 8. Les voyages de Paul Kagame en Afrique entre 2009 et 2014 Sur la période 2009-2014 soit cinq ans, Paul Kagame a effectué près de trente-huit voyages (38) dans dix-sept pays du continent principalement dans les Grands-lacs (RDC, Burundi, Ouganda) et en Afrique de l'est (Tanzanie, Kenya, Ethiopie). La concentration des voyages dans ces régions est liée aux orientations stratégiques du moment, le Rwanda voulant se focaliser sur son intégration à la communauté d'Afrique de l'est. 61 Carte 9. Les voyages de Paul Kagame en Afrique entre 2015 et 2018 Entre 2015-2018, Paul Kagame a effectué près de trente-huit voyages (52) dans vingt-trois (23) pays du continent. Si on observe encore une forte tendance pour les pays de l'est, P. Kagame voyage un peu partout sur le continent. Il se tourne un peu plus vers d'autres régions (Afrique de l'ouest, Afrique du nord, Afrique centrale). Ainsi, il a effectué des voyages dans 62 toutes les parties d'Afrique soit dans le cadre des fora (sommet UA CEEAC, SADC) soit à titre de visites bilatérales. Carte 10. Les voyages de Paul Kagame entre 2019 et 2022 Entre 2019-2022, on observe quasiment les mêmes tendances que la période précédente cependant, en raison de la pandémie du Covid-19 P. Kagame a beaucoup moins voyagé et n'enregistre que vingt-sept (27) voyages effectués. 63 |
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