2 La France et l'Allemagne: quelles différences
pour quelles influences?
L'Allemagne et la France ont toujours été au
coeur du processus de construction et sont souvent perçues comme un
moteur européen. Ces deux nations influentes n'en sont pas moins
très différentes. Ce couple mixte à l'origine de
l'aventure supranationale se prête donc parfaitement à une analyse
globale de l'influence des Etats membres dans l'Union européenne.
L'Allemagne fédérale et la France centralisée sont le
sujet de cette partie qui aborde la coordination de la politique commerciale
commune dans le secteur de l'agriculture à l'échelle nationale.
Après avoir constaté l'autorité limitée des Etats
membres de l'UE dans le chapitre précédent, on peut se demander
si les particularités nationales ne permettent pas de compenser ce
désavantage ? L'enjeu est ici de considérer les
différences de culture politique pour analyser leur impact. Outre la
confrontation des deux modèles, il est aussi question de la façon
dont la France et l'Allemagne influencent les institutions européennes.
On s'aperçoit que la politique commerciale extérieure, d'abord
coordonnée au niveau national, ne prend pas le même sens dans les
deux pays et que les différences de culture politique n'ont, en fin de
comptes, pas de réelles conséquences dans la coordination de la
PCC à Bruxelles67.
2.1. L'Allemagne fédérale et
plurielle
L'Allemagne a un lien particulier avec la construction
européenne. Le projet européen fait presque partie de la culture
nationale, comme en témoigne la Loi fondamentale:
Article 23 [L'Union Européenne] :
«Pour l'édification d'une Europe unie, la
République fédérale d'Allemagne concourt au
développement de l'Union Européenne qui est attachée aux
principes fédératifs (...) ainsi qu'au principe de
subsidiarité»68
Cet article 23, base de la coopération entre l'Union
Européenne et la Fédération allemande, donne à
penser que la République fédérale et l'UE ont une
structure fédérale
67 Bruxelles est ici utilisée dans ce
mémoirecomme une métonymie car c'est le centre symbolique du
pouvoir communautaire.
68 «Artikel 23 [Europäische Union] Zur
Verwirklichung eines vereinten Europas wirkt die Bundesrepublik Deutschland bei
der Entwicklung der Europäischen Union mit, die (...) föderativen
Grundsätzen und dem Grundsatz der Subsidiarität verpflichtet ist
» Grundgesetz für die Bundesrepublik Deutschland, 2006,
Bundeszentrale für politische Bildung, Bonn, p. 23.
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similaire et qu'elles poursuivent les mêmes buts de
démocratie, de respect du principe de subsidiarité, etc. On parle
alors dans ces systèmes de gouvernance à plusieurs niveaux d'une
forte interaction entre le niveau local, régional, national voire
supranational comme ici l'Europe. Il n'est donc pas étonnant de
constater que ces deux processus de formation d'entité
européenne69 et fédérale allemande remontent
à une même période d'après-guerre. Martin
Hüttmann illustre le fédéralisme en le comparant à un
jeu de poupées russes70 . Il fait le parallèle entre
l'imbrication des niveaux de gouvernance et de compétence et les
différentes poupées qui s'emboîtent les unes dans les
autres. Cette image résume bien la relation entre les différents
niveaux que l'on retrouve en Europe et encore davantage en Allemagne. Le voisin
germanique aurait-il pour autant une longueur d'avance sur la France, sous
prétexte qu'il forme une fédération?
La politique européenne en Allemagne est une politique
nationale où les niveaux fédéral et
fédéré71 entrent en concurrence.72
Cependant, la compétence législative pour la politique à
l'étude a depuis longtemps quitté les niveaux régionaux ou
nationaux. Par exemple, le Bund comme les Länder ne
gardent qu'une influence indirecte sur les négociations de l'OMC
à Genève car celles-ci relèvent du commerce
extérieur, depuis longtemps l'affaire de la Communauté. Cela ne
signifie pas que la fédération ou les Länder n'ont
pas de moyens d'influence dans la politique commerciale commune. En effet, les
représentations de la Fédération ainsi que les seize
représentations des Länder jouent un rôle capital de
communication et de lobbying dans la capitale belge73. Le
caractère fédéral de l'Allemagne devrait logiquement lui
conférer un avantage sur la scène européenne. Cependant,
si elle garde une place particulière dans l'Union du fait de sa taille
et de sa situation géographique, l'Allemagne rencontre les
difficultés liées à cette même structure
fédérale. Le principe de subsidiarité, inhérent
à sa constitution, engage dans la pratique un impératif de vote
consensuel. La position allemande doit par exemple être approuvée
par plusieurs bureaux concernés dans plusieurs ministères, avant
chaque intervention dans les formations du Conseil.
Il arrive parfois que les ministères
fédéraux, ces représentants d'intérêts
divergents, n'arrivent pas à s'entendre sur des sujets sensibles. Il est
facile de s'imaginer que le ministère de la coopération
défende une position diamétralement opposée à celle
du
69 On ne peut pas encore parler de réel projet
constitutionnel européen dans les années 50.
70 Cf. Hüttman Martin G., 2005, Wie
europafähig ist der deutsche Föderalismus? in Aus Politik und
Zeitgeschichte , mars 2005, no. 13-14, p. 27.
71 En allemand on distingue la
Fédération : le Bund des Etats
fédérés ou Etats-régions ; en allemand : les
(Bundes-) Länder (Land au singulier).
72 Cf. Hüttman Op. Cit. p. 27.
73 Cf. la dernière sous-partie portant sur le
lobbying.
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ministère de l'agriculture. Un des terrains de discorde
est par exemple l'accord sur l'agriculture à l'OMC. Tandis que l'un (le
ministère de la coopération) prend fait et cause pour les pays du
Sud et leur développement, l'autre se pose en défenseur des
intérêts des agriculteurs allemands en essayant entre autres de
limiter leurs pertes d'accès aux marchés74. Si un tel
conflit d'idées persiste et si les fonctionnaires allemands ne sont pas
parvenus à un compromis minimum, le délégué de la
république fédérale ne sera pas autorisé à
s'exprimer dans les forums européens. Ce silence peut très
fortement nuire à l'influence et à l'image du pays dans l'Union,
d'autant plus que beaucoup d'autres Etats membres ne sont pas concernés
par ce problème. Le processus de prise de décision
collégiale de l'Allemagne l'empêche de réagir rapidement
dans la procédure de préparation des initiatives de la
Commission. Lorsque celle-ci lance des consultations75, les
fonctionnaires allemands tardent parfois à émettre un avis sur
les desseins communautaires. Comme l'explique le Conseil d'Etat76,
l'une des clés du succès des intérêts nationaux
réside justement dans la capacité à influencer très
tôt la Commission européenne.
...a su tirer les leçons de son histoire
L'autre inconvénient de la coordination allemande est
qu'elle n'est pas centralisée. Il n'existe pas vraiment
d'équivalent allemand au secrétariat général des
affaires européennes français. Certes la chancellerie
représente un niveau de décision supérieur au niveau
ministériel mais la plus grande partie des décisions se prend au
niveau du chef de service77. Dans leur ouvrage technique, Anja
Thomas et Wolfgang Wessels expliquent ainsi qu': « en règle
générale, l'accord interministériel doit avoir lieu au
niveau des chefs de service. Si celui-ci n'est pas possible entre les experts
techniques, les sous-directeurs voire les directeurs sont alors informés
du processus. » 78 Pour résumer, la
74 Défendre l'agriculture nationale revient
à favoriser l'exportation de produits agricoles en cherchant à
diminuer les barrières douanières dans les pays du Sud et
à maintenir une barrière douanière domestique suffisante
pour les produits agricoles qui restent sensibles (à la concurrence).
75 Cf. supra les non-papers de la
Commission dans le paragraphe sur la description de la relation entre les
institutions européennes en matière de politique commerciale
commune concernant les accords de l'OMC
76 Cf. Rapport public du Conseil d'Etat 2007,
jurisprudence et avis de 2006 - L'administration française et
l'Union européenne: quelles influences? Quelles stratégies ?,
2007, EDCE n°58, La Documentation Française, Paris, pp.
297-317.
77 Dernier échelon de l'organisation
ministérielle, on emploie également le terme de chef
d'unité ou de bureau.
78 « Im Regelfall soll die interministerielle Einigung
auf der Ebene der Referatsleiter stattfinden. Ist dies auf der Arbeitsebene
nicht möglich, werden zunächst die Unterabteilungsleiter bzw.
Abteilungsleiter mit dem
23
coordination d'une politique européenne comme celle du
commerce extérieur prend davantage de temps et concerne davantage de
personnes que dans la plupart des autres Etats membres de l'UE. En marge des
réunions du comité de l'article 133, le gouvernement
fédéral organise une réunion préparatoire au
siège du ministère fédéral de l'économie,
responsable de la coordination à l'échelle
fédérale.79 Cette réunion quasi-hebdomadaire
prépare la position allemande défendue plus tard à
Bruxelles. Le but de la réunion est de fournir au représentant
allemand des éléments de parole lors du comité 133. Il
s'agit donc d'arrêter une position commune à plusieurs services
compétents des ministères fédéraux. C'est la
première étape technique de recherche de consensus. Le
cheminement de ses ébauche de directives est long et les
révisions sont monnaie courante, bien que le tout se fasse
électroniquement. Chaque document doit être cosigné par
plusieurs services, qui comptent parfois plus de dix personnes. Voilà
encore un processus qui s'avère coûteux, sans oublier que ces
réunions par visioconférence sont parfois le théâtre
de confrontations d'ordre politique plus que technique
L'Allemagne possède donc une constitution très
fonctionnelle et de nombreux garde-fous démocratiques. Par ailleurs, un
autre principe énoncé dans l'article 23 la caractérise: le
principe de subsidiarité. La position allemande peut ainsi varier
sensiblement en fonction de la personnalité du fonctionnaire qui
représente la Fédération à un moment donné.
Il n'a d'ailleurs que peu de comptes à rendre à sa
hiérarchie, comparé à son homologue français. Pour
conclure, les principes du pluralisme de l'Allemagne limitent quelque peu sa
rapidité de fonctionnement. Cependant, autant la
Fédération que les Länder compensent cette
démocratie peu accommodante par une expérience du lobbying et de
la représentation d'intérêts80. Les Länder
ont par exemple pignon sur rue dans la capitale européenne comme en
témoigne la représentation de l'Etat-libre de Bavière.
Elle est située à deux pas des institutions et porte le surnom
évocateur du château allemand le plus célèbre. Le
pays n'est donc pas réellement défavorisé par sa
constitution et la délégation allemande est toujours bien voire
parfois mieux représentée81 dans les affaires du
commerce extérieur que celles d'autres Etats-membres moins riches.
Vorgang befasst ». Thomas Anja, Wessels
Wolfgang, 2006, Die deutsche Verwaltung und die Europäische
Union, Berlin-Brüssel-Berlin, BAKÖV, Brühl, p. 163.
79 Les considérations faites dans la fin de ce
paragraphe s'appuient sur mon expérience pendant le stage.
80 Les Länder ont depuis toujours une
représentation à la Fédération dans la capitale
allemande.
81 Cf. Conseil d'Etat, Jurisprudence et avis de
2006, rapport public 2007,- L'administration française et l'Union
européenne: quelles influences ? Quelles stratégies ?, 2007,
EDCE n°58, La Documentation Française, Paris, p. 297.
24
Le comportement de l'Allemagne en matière de relations
internationales suit quelques principes relevés par Florian
Lütticken.82 Il évoque en effet des
éléments de l'identité allemande assez
caractéristiques. Tout d'abord, il y a dans la culture politique un
impératif du « jamais tout seul » qui dissimule à la
fois une peur de l'isolation et de l'idée d'un Sonderweg
allemand (voie singulière). Il y a ensuite un penchant naturel
fédéraliste qui se traduit par une certaine capacité
d'alliance et une sympathie envers la construction européenne.
L'Allemagne se distingue enfin par un légalisme83 très
développé et une prédisposition au rôle de relais
transatlantique. Outre l'influence du passé84, Florian
Lütticken décrit l'importance considérable du regard
extérieur (venant principalement de Washington et de Paris) comme une
caractéristique de la politique extérieure allemande. Celle-ci
est cependant coincée entre deux volontés antagonistes. Le pays
ne peut jouer son rôle de porte-parole de l'intégration
européenne (du fait de sa situation en Europe) que jusqu'à un
certain niveau ; sa volonté est limitée par une autocensure dont
elle a hérité de son histoire. Ce dernier point fait de
l'Allemagne une puissance malgré elle. Cependant elle prend sa fonction
très à coeur dans l'orchestre mondial : elle s'efforce de limiter
la partie destinée aux solistes pour ne pas compromettre la symphonie
multilatérale.
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