La francophonie et son expression dans la poésie de Léopard Sédar Senghorpar Adou Valery Didier Placide Bouatenin Université Félix Houphouet-Boigny - Doctorat 2019 |
2. UNE IDENTITÉ CULTURELLECe que nous sommes dépend de la culture dans laquelle nous naissons et évoluons, pour dire tout simplement que la culture permet à l'homme de se réaliser. Notre identité culturelle dépend de ce que nous sommes culturellement. Cependant, l'identité culturelle est le grand malentendu. « Pourquoi y a-t-il malentendu sur cette question de l'identité culturelle ? Parce qu'on entend deux choses à son propos, deux discours f...] ».1256 François Jullien s'inscrit dans ce malentendu, lorsqu'il dit qu'il n'y a pas d'identité culturelle : Quand je dis « il n'y a pas d'identité culturelle, ce n'est pas une provocation. Une culture n'a pas d'identité pour une raison élémentaire : c'est qu'elle ne cesse de se transformer. Comme c'est le cas pour les langues : quand une culture, une langue, ne se transforme plus, elle est morte.1257 En fait, François Jullien fait une grande confusion entre identité culturelle et identité de la culture. L'identité de la culture suppose que la culture a une identité, c'est-à-dire qu'elle a quelque chose qui fait qu'elle soit dite culture. Autrement dit, ce qui permet de définir l'essence même de la culture est ce qui est appelé son identité. Dans ce sens, nous pouvons dire que la culture n'a pas d'identité pour la simple raison qu'elle est un des facteurs qui détermine l'identité et l'altérité. Elle contribue ainsi à la découverte de l'identité, mais elle donne également une manière de voir le monde, de penser l'autre, celui qui est différent, et de se situer par rapport à eux. En d'autres mots, la culture n'a pas d'identité, parce qu'elle est le substrat permettant d'acquérir une identité. Cette identité, qui s'acquiert par la culture, est l'identité culturelle. En effet, elle est ce sentiment d'appartenir à un environnement naturel, culturel et à un groupe social qu'on reconnaît comme seins, et dans lesquels on se reconnaît et on se sent reconnu.1258 Toute culture est également récit, construction et transmission de systèmes sémiotiques permettant à chaque personne de pouvoir se repérer dans la trame sociopolitique et 1256 Patrick CHARAUDEAU, « L'identité culturelle : le grand malentendu », Actes du colloque du Congrès des SEDIFRALE, Rio, 2004., 2004, consulté le 20 août 2017 sur le site de Patrick Charaudeau - Livres, articles, publications. URL: http://www.patrick-charaudeau.com/L-identite-culturelle-le-grand.html 1257 François JULLIEN, « La culture n'a pas d'identité », interviewé par Anastasia Vécrin pour le compte du journal Libération, 30 septembre 2016, Disponible sur http://www.liberation.fr/debats/2016/09/30/francois-jullien-une-culture-n-a-pas-d-identite-car-elle-ne-de-se-transformer_1516218 1258 Assane SECK, « De l'identité culturelle », Éthiopiques, n°27, juillet 1981 391 communiquer avec l'autre. De ce fait, l'identité culturelle est ce qui nous permet de nous repérer, de nous identifier culturellement dans une société donnée. L'identité de la culture est, également, ce qui permet de spécifier la culture propre, naturelle d'un peuple, d'une nation. En ce sens, nous pouvons parler de la culture française (la Francité), la culture ivoirienne (l'Ivoirité), la culture Abron ou la culture Akan. Le faisant ainsi, la culture ne devient plus un facteur d'acculturation, mais de ségrégation, donc dangereuse pour la cohésion sociale. En plus, il n'existe plus de culture naturelle, propre et spécifique à un peuple ou à une nation du fait du phénomène de la migration. Ces migrations, ces rencontres des peuples de civilisations et de cultures différentes ont donné lieu à des mutations profondes dans la manière de faire, d'agir, de parler, de s'habiller, de vivre et de croire. Dans une telle situation, il convient de dire que la culture n'a pas une identité, car elle est hétérogène. La définition de l'identité de la culture est complexe. Par contre l'identité culturelle est ce qui permet de définir un individu au plan culturel dans ses aspects intellectuels et artistiques. C'est en ce sens que nous pouvons dire que nous sommes poètes, musiciens, médecins, avocats, peintres, sculpteurs, danseurs... De ce fait, peut-on parler de l'identité culturelle en Francophonie ? La Francophonie n'est pas seulement définie comme un Humanisme intégral, mais aussi comme culture, par Léopold Sédar Senghor : « f...] c'est qu'avant tout, pour nous, la Francophonie est culture »1259 ou « [...] la culture reste le problème essentiel de la Francophonie »1260. En définissant la Francophonie comme culture, qu'est-ce qu'il veut insinuer ? En définissant la Francophonie comme culture, Senghor affirme certes que la Francophonie a des valeurs culturelles que partagent des personnes et des peuples unis par une langue enrichie de différents particularismes, mais qu'elle prend en compte les domaines d'activités humaines tels que les Arts, la Technique et la Sciences. Le Francophone qui s'identifie à ces valeurs et à ces activités humaines se constitue une identité culturelle. Ces valeurs et ces activités ne sont pas spécifiques à une seule nation et à un seul peuple. Ce qui signifie qu'il n'y a pas une identité de la culture en Francophonie. Donner une identité à la culture, c'est spécifier que ces valeurs et ces activités sont propres à une nation et à un peuple. L'identité de la culture n'existe pas, selon nous, pour la simple raison que la culture n'est pas l'apanage d'une seule nation et d'un seul peuple. La culture est l'affaire de tous. Chacun a une identité culturelle propre à lui en tenant compte du contexte sociopolitique, car cette identité s'opère du choix culturel que l'on fait. Cette identité 1259 Léopold Sédar SENGHOR, « La Francophonie comme culture », op. cit., p. 131 1260 Léopold Sédar SENGHOR, « De la Francophonie », op. cit. 392 culturelle n'est pas statique, elle évolue, se construit, et se laisse influencer par des modèles. « L'identité culturelle, par contre, porte sur les ressemblances, avec les autres membres du groupe et l'intégration harmonieuse dans la société », nous dit Assane Seck.1261 La culture est, par ailleurs, et en ce sens, un ensemble de savoirs et de valeurs qui s'acquièrent permettant de se construire son identité culturelle. Intéressons-nous à l'identité culturelle de Léopold Sédar Senghor pour pouvoir définir celle du Francophone. L'identité culturelle de Senghor est singulière. Il suffit de lire ses poèmes pour s'en apercevoir. En effet, il est obsédé par sa carrière poétique et culturelle, à telle enseigne qu'il renonça à la carrière politique le 31 décembre 1980 pour se consacrer entièrement à ses poèmes et à la culture (Négritude, Civilisation de l'Universel et Francophonie). Il vit ses poèmes. Il fait corps et âme avec eux. Il fait la poésie, et la poésie le fait, pour parler ainsi. L'essentiel de sa vie est ses poèmes : « Mes poèmes. C'est, là, l'essentiel. »1262 Pour être plus explicite dans nos propos, nous disons que Senghor est, à la fois, le sujet et l'objet de la poésie. La poésie est sa passion1263 : C'est pourquoi je vis mes poèmes un jour, des jours, des semaines, des mois, parfois des années, comme l'élégie pour la reine de Saba - en attendant que me rende visite `'la pure grâce du dire», pour employer l'expression de Pierre Emmanuel.1264 Nous voyons que Senghor est habité par la poésie. Avec une certaine assurance, nous pouvons avancer comme argument que Senghor se définit comme un poète. C'est à cette identité culturelle qu'il s'identifie. Pour appréhender l'identité culturelle de Senghor, nous allons procéder à la superposition de vingt-deux poèmes.1265 Ce sont « L'ouragan », « Que m'accompagnent koras et balafong », « Chant d'ombre », « Par dela Éros », « Le retour de l'enfant prodigue » (Chants d'ombre), « Lettre à un prisonnier » (Hosties noires), « Teddungal », « L'absente », « Chaka », « D'autres chants... » (Éthiopiques), « Chants pour signare », « Élégies/Élégie de minuit », « Élégie des circoncis », « Élégie des eaux », « Élégie pour Aymina Fall » (Nocturnes), « Je repasse », « Sur plage bercé » (Lettres d'hivernage), « Élégie des alizés », « Élégie pour Martin Luther King », « Élégie de Carthage », « Élégie pour la reine de Saba » (Élégies majeurs) et « Perceur de tam-tam » (Poèmes divers). 1261 Assane SECK, « De l'identité culturelle », op. cit. 1262 Léopold Sédar SENGHOR, « Dialogue sur la poésie francophone », op. cit., p. 378 1263 Cf. « Je repasse », Lettres d'hivernage, op. cit., p. 225 1264 Léopold Sédar SENGHOR, « Dialogue sur la poésie francophone », op. cit., p.388 1265 Nous avons choisi ces poèmes, parce qu'ils mettent davantage l'identité culturelle de Senghor. Néanmoins, il faut avouer que cette identité traverse toute la production poétique de Senghor. 393 (L'ouragan) Embrasse mes lèvres de sang, Esprit, souffle sur les cordes de ma koras Que s'élève mon chant, aussi pur que l'or du Galam. (Po : 9) (Que m'accompagnent koras et balafong) Elé-yâye ! De nouveau je chante un noble sujet ; que m'accompagnent kôras et balafong ! Princesse, pour toi ce chant d'or, plus haut que les abois des pédants ! (Po : 31) (Chant d'ombre) Écoute ma voix singulière qui te chante dans l'ombre Ce chant constellé de l'éclatement des comètes chantantes Je te chante ce chant d'ombre d'une voix nouvelle Avec la vieille voix de la jeunesse des mondes. (Po : 40) (Par dela Éros) Je saisis l'écho du nombril qui rythme leur chant (Po : 42) (Le retour de l'enfant prodigue) Il n'a pas besoin de papier ; seulement la feuille sonore du dyâli et le stylet d'or rouge de sa langue. (Po : 46) (Lettre à un prisonnier) À Samba Dyouma le poète, et sa voix est couleur de flamme et son front porte les marques du destin (Po : 81) (Teddungal) Et leur tête était d'or, la lune éclairait le poème à contre-jour [...1 Ah ! ce coeur de poète, ah ! ce coeur de femme et de lion, quelle douleur à le dompter. (Po : 106-107) (L'absente) Je dis bien : je suis Dyâli. [...1 Ma gloire est de chanter le charme de l'Absente Ma gloire de chanter le charme de l'Absente, ma gloire Est de chanter la mousse et l'élyme des sables [...1 Ma gloire est de chanter la beauté de l'Absente [...1 Je dis chantez le diamant qui naît des cendres de la Mort O chantez la Présente qui nourrit le Poète du lait noir de l'amour. [...1 Mais le poème est lourd de lait et le coeur du Poète brûle un feu sans poussière. (Po : 108-113) (Chaka) LA VOIX BLANCHE [...1 Toi le grand pourvoyeur des vautours et des hyènes, le Poète du Vallon-de-la Mort. [...1 LA VOIX BLANCHE Ma parole Chaka, tu es poète... ou beau parleur... un poli ticien ! 394 CHAKA [...1 Un politicien tu l'as dit - je tuai le poète - un homme d'action seul [...1 LE CORYPHÉE Je dis le fort je dis bien le généreux de ton sexe L'amant de la Nuit aux cheveux d'étoiles filantes, le créateur des paroles de vie Le poète du Royaume d'enfance. LE CHOEUR Bien mort le politique, et vive le Poète ! (Po : 118-128) (D'autres chants...) [...1 Seront-ce les prémices de mon chant dans l'ablution de mon orgueil ? Dis seulement les paroles propices. [...1 « Puisse mon poème de paix être l'eau calme sur tes pieds et ton visage (Po : 145-147) (Chants pour signare) [...1 Ah ! peut-être demain à jamais se taira la voix pourpre de ton dyâli. Voilà pourquoi mon rythme se fait si pressant, que mes doigts saignent sur mon khalam. [...1 Ton rempart si mobile ne saurait résister à l'assaut subulé de mon coeur de dyâli. [...1 Des maîtres de Dyong, j'ai appris l'art de tisser des paroles plaisantes Paroles de pourpre à te parer, Princesse noire d'Elissa [...1 Je ne puis chanter ton plain-chant sans swing aucun ni le danser [...1 Je romprai tous les liens d'Europe pour filer le poème sur cuisses de sable. Que m'importe ce nom qui chante sur la porte du tabernacle ? (Po : 172-189) (Élégies/Élégie de minuit) [...1 Plus ne peut m'apaiser la musique d'amour, le rythme sacré du poème [...1 Et si c'était cela l'Enfer, l'absence de sommeil ce désert du Poète [...1 Je dormirai à l'aube, ma poupée rose dans les bras Ma poupée aux yeux vert et or, à la langue si merveilleuse La langue même du poème. (Po :197-198) (Élégie des circoncis) Le poème se fane au soleil de midi, il se nourrit de la rosée 395 du soir Et rythme le tam-tam le battement de la sève sous le parfum des fruits mûrs. [...1 Le chant n'est pas que charme, il nourrit les têtes laineuses de mon troupeau. Le poème est oiseau-serpent, les noces de l'ombre et de la lumière à l'aube Il monte Phénix ! il chante les ailes déployés, sur les carnages des paroles. (Po : 200) (Élégie des eaux) [...1 ? Le poème fait transparente toutes choses rythmées. [...1 Seigneur, vous m'avez fait Maître-de-langue Moi le fils du traitant, qui suis né gris et chétif Et ma mère m'a nommé l'Impudent, tant j'offensais la beauté du jour Vous m'avez accordé puissance de parole en votre justice Inégale (Po : 206) (Élégie pour Aynima Fall) CHOEUR DES JEUNES FILLES Quel champion quel athlète, quel cavalier chanterons-nous ? Mais pour qui nos poèmes ? Quelle voix désormais rythmeront les tam-tams ? Pour qui l'éloge et l'épopée ? (Po : 210) (Je repasse) Car elle existe, la fille Poésie. Sa quête est ma passion (Po : 225) (Sur la plage bercé) [...1 Mais les visions du poète, nous les bâtirons dans la pierre de Rufisque. [...1 Comme un plain-chant, non ! comme une berceuse malinké. (Po : 229) (Élégie des alizés) [...1 Moi le Maitre-de-langue, j'ai en exécration : ce sang chaud monotone et ce pullulement fétide [...1 J'ai besoin de vos palmes pour continuer mon chant, refroi- dir ma poitrine la gorge. Je chante dans mon chant tous les travailleurs noirs, et tous les paysans pêcheurs pasteurs Qui déchantent au chant de la moisson. [...1 Je chante la jeunesse qui ne se suffit pas de cueillir pagnes et poèmes aux arènes sonores. Que je te chante de mon mètre d'argent, mesure ton flanc indigo [...1 Que je chante pour qui je chante. Je chante l'oriflamme de l'Afrique aux forces essentielles. [...1 Par la voix du tam-tam, louange à l'accord trinitaire : le poème s'est fait trois langues. (O. Po : 262-270) 396 (Élégie pour Martin Luther King) [...1 Je chante Malcolm X, l'ange rouge de notre nuit Par les yeux d'Angela chante George Jackson, fulgurant comme l'Amour sans ailes ni flèches Non sans tourment. Je chante avec mon frère La Négritude débout, une main blanche dans sa main vivante Je chante l'Amérique transparente, où la lumière est poly- phonie de couleurs Je chante un paradis de paix. (O. Po : 303-304) (Élégie de Carthage) [...1 N'empêche. Que baveuses débouchent de ma bouche les paroles, comme l'écume semence de Cumes Qu'importe ? Je dis je suis rythmé par la loi du tam-tam. Je me rappelle, Didon, le chant de ta douleur qui charmait mon enfance [...1 Je ne chante pas ton courage : en lettre d'or et sur le marbre Noir Hannibal, je rythme ta passion aux yeux de lynx. (O. Po : 308-310) (Élégie pour la reine de Saba) [...1 Moi je te chante, comme le roi blond Salomon, faisant danser dansant les cordes légères de ma kôra. [...1 Mouvement musique harmonie, que je vous chante de la voix d'or vert du dyâli ! [...1 « Que tu es beau lorsque tu danses ! Tu virevoltes comme le papillon [...1 « O mon Poète, ô qui danses penché sur les cordes hautes de ta kôra ! [...1 « O mon Sage ô mon Poète, ô ! faisant danser tes doigts sur les cordes de ta kôra. » [...1 Chantant le chant qui m'ébranle à la racine de l'être : « Dis-moi mon Sage mon Poète, ô dis-moi les paroles d'or « Qui font poids et miracle dans mon sein. « Que ton rythme et la mélodie en disposent les sphères dans le charme du nombre d'or ! » [...1 Lors je crée le poème : le monde nouveau dans la joie pascale. (O. Po : 326-332) (Perceur de tam-tam) [...1 Mes paroles de silex, dures et tranchantes Te frapperont ; Ma danse et mon rire, dynamite délirante, Éclateront Comme des bombes [...1 Perceur de tam-tam (O. Po : 224) 397 Les réseaux associatifs qu'une telle opération accuse sont les suivants : - Le chanteur : que s'élève mon chant, de nouveau je chante un sujet noble, pour toi ce chant d'or, écoute ma voix singulière qui te chante, chant constellé, je te chante ce chant d'ombre, leur chant, ma gloire est de chanter le charme, de chanter la mousse et l'élyme des sables, ma gloire est de chanter la beauté, je dis chantez le diamant, o chantez la Présente, les prémices de mon chant, je puis chanter ton plain-chant, la musique d'amour, ce nom qui chante, le chant n'est que charme, il chante les ailes déployées, quel cavalier chanterons-nous ?, comme un plain-chant ! comme une berceuse malinké, mon chant, je chante dans mon chant, au chant de la moisson, je chante la jeunesse, que je te chante, que je chante, pour qui je chante, je chante l'oriflamme de l'Afrique, je chante Malcolm X, chante Georges Jackson, je chante avec mon frère, je chante l'Amérique transparente, je chante un paradis de paix, le chant de ta douleur, je ne chante pas ton courage, Moi je te chante, musique harmonie, que je vous chante, chantant le chant, ton rythme et la mélodie... - Le danseur : danser, faisant danser, tu danses, tu virevoltes comme un papillon, ô qui danses penché, faisant danser les doigts, ma danse... - L'instrumentiste : les cordes de ma kôra, que m'accompagnent kôra et balafong, que mes doigts saignent sur mon khalam, et rythme le tam-tam, les tam-tams, par la voix du tam-tam, par la loi du tam-tam, les cordes hautes de ta kôra, les cordes de ta kôra, les cordes légères de ma kôra, peurceur de tam-tam... - Le parolier : le stylet d'or et rouge de sa langue, beau parleur, le créateur des paroles de vie, les paroles propices, la voix pourpre, j'ai appris l'art de tisser des paroles plaisantes, paroles pourpres, les carnages des paroles, Maître-de-langue, puissance de parole, Moi le Maître-de-langue, dis-moi les paroles d'or, mes paroles de silex... - Le poète : la feuille sonore du dyâli, Samba Dyouma le poète, la lune éclairait le poème, ce coeur de poète, je dis bien : je suis le dyâli, le Poète, le poème est lourd, le coeur du Poète, le poète du Vallon-de-la-Mort, tu es poète, je tuai le poète, le poète du Royaume d'enfance, et vive le Poète, mon poème de paix, la voix pourpre du dyâli, mon rythme se fait si pressant, mon coeur de dyâli, le poème, le rythme sacré du poème, ce désert du Poète, la langue même du poème, le poème se fane au soleil de midi, le poème est oiseau-serpent, le poème fait transparente toutes choses rythmées, pour qui l'éloge et l'épopée ?, la fille poésie, les visions du poète, poèmes aux arènes sonores, le poème s'est fait trois langues, la voix d'or vert du dyâli, o mon Poète, ô mon Poète, mon Poète, je crée le poème... Léopold Sédar Senghor est d'un monde où la parole se fait poème plaisant au coeur et à l'oreille1266, dès que l'homme est ému ; et comme on lui a confisqué ses instruments en les remplaçant par du papier blanc quadrillé, il ne lui reste que la parole pour dire la poésie qui n'est pas, tout à fait, d'Europe sur ce papier blanc quadrillé.1267 Il s'est approprié les objets culturels qu'on lui a proposés pour définir sa poésie, se définir et se faire une identité culturelle. 1266 Léopold Sédar SENGHOR, « Dialogue sur la poésie francophone », op. cit., p. 389/397 1267 Léopold Sédar SENGHOR, « Comme les lamantins vont boire à la source », op. cit., p. 155 398 En fait, l'identité culturelle est l'ensemble des éléments de culture par lesquels une personne ou un groupe se définit, se manifeste et souhaite être reconnu(e). En fait, Senghor se reconnaît comme poète authentique, voire naturel. C'est-à-dire qu'il se définit comme un poète Négro-Africain. Cependant, cette revendication de poète Négro-Africain, authentique, naturel va être altérée par les influences occidentales.1268 Peut-il se définir comme un poète occidental ? Non ! Car il se trouve qu'il est les deux, c'est-à-dire poète Négro-Africain et poète Occidental. Il devient alors un poète accompli, intégral et universel. Pour ce faire, il va revêtir les images du chanteur, du danseur, de l'instrumentiste, du parolier, du dyâli et du poète, car il veut définir sa propre poésie. On comprend dès lors ce qu'il veut dire par ceci : « Je persiste à penser que le poème n'est accompli que s'il se fait chant, parole et musique en même temps »1269. En le paraphrasant, nous disons que le poète n'est accompli que s'il se fait chanteur, danseur, instrumentiste, parolier, musicien en même temps. Il doit être le dyâli, c'est-à-dire celui qui transmet une parole, qui vient du passé et qui demeure puissance de vie pour les auditeurs ou lecteurs présents. Il ne s'agit pas seulement pour le poète de maîtriser le pouvoir de la parole, mais aussi et surtout de porter aux oreilles du monde la parole retrouvée, propice de son peuple. Senghor s'inspire du chant incantatoire dont les mots et rythmes se lient à la pensée et au corps. Mieux, il emprunte ses rythmes et ses intonations à la poésie orale africaine et à la musique qui l'accompagnent tout en s'inscrivant dans la tradition poétique occidentale. Ayant appris à tisser des paroles plaisantes auprès des maîtres dyongs, puis ayant été enraciné dans la terre sérère et bercé par ses trois Grâces, Senghor peut alors, avec la maîtrise de la langue française, se faire appeler « Maître-de-langue », c'est-à-dire le griot, le dyâli, le troubadour, le poète. Il se définit comme un griot qui a lu Saint-John Perse, Paul Claudel... Il se présente également comme un poète africain et français possédant ainsi la double culture. Son art poétique s'enracine dans la forêt africaine en y puisant sa sève nourricière sous le badigeon d'une culture européenne étonnamment assimilée. Il rompt tous les liens d'Europe pour filer le poème comme il le conçoit.1270 Son poème est proche de l'incantation, de la litanie, de l'oraison religieuse, de l'imagination voire du symbolisme. Sa conception du poème est un poème ouvert aux éléments culturels de tous les peuples de la terre, un poème qui se fait trois langues, et qu'il définit comme une poésie francophone. 1268 Idem., p. 155 1269 Ibidem., p. 166 1270 Cela signifie que la France n'est plus le centre de la littérature, qu'il n'y a plus une relation de centre et de périphéries..., et qu'il n'y a plus de modèles occidentaux. Paris n'influence plus les auteurs ou les poètes. La littérature est universelle et elle n'est pas l'apanage d'un peuple. Sa poésie, en ce sens, n'est ni africaine ni française, mais les deux à la fois. Saïda Belouali atteste que La poésie senghorienne [...] s'ancre dans un dire processionnal proche de la production orale africaine et se réalise en même temps dans une langue étrangère. [...] Une alliance qui se fait sous l'effet d'un apprivoisement du verbe français à cette forme « dyaliique » qui se situe aux alentours de procession du chant.1271 Ce qui veut dire que Senghor pratique une poésie, dite poésie francophone.1272 Mieux, il s'identifie comme un poète francophone. Cela est son identité culturelle. Ce ne sont pas nos attitudes culturelles qui déterminent ce que nous sommes, ce sont plutôt nos différents choix culturels qui déterminent notre identité culturelle. Les choix culturels de Senghor (l'image du poète africain traditionnel et oraliste, et du poète français) font de lui un poète francophone. Pour lui, le poète francophone est un poète accompli, intégral et universel possédant une double culture. Cette identité est également la métaphore obsédante qui se dégage des réseaux associatifs. Nous pouvons asserter que l'identité culturelle est son mythe personnel. Autrement dit, au travers de ses écrits, Senghor se bâtit l'image d'un poète francophone. Le mythe personnel est « l'expression de la personnalité inconsciente [de l'écrivain] et de son évolution »1273 dans son texte. En d'autres termes, le mythe personnel est l'image que l'écrivain se construit de façon inconsciente dans son oeuvre ou dans son texte, et qui permet de saisir sa personnalité (qui laisse transparaître la nature de sa personne)1274. À ce stade, nous pouvons dire que l'écriture poétique est le manifeste inconscient de l'identité du sujet écrivant, ici, de Léopold Sédar Senghor. À travers sa poésie, Senghor ne cherchait que la bonne attitude pour dire son identité. Et l'identité francophone est l'invariant qui se dégage au travers de sa poésie. 399 1271 Saïda BELOUALI, « Senghor : Habiter l'interparole », op.cit. 1272 Nous donnons les caractéristiques de la poésie francophone dans le chapitre suivant. 1273 Charles MAURON, Psychocritique du genre comique, José Corti, Paris, 1964, p. 141 1274 Adou BOUATENIN, La poétique de la Francophonie, op. cit., p. 80 400 Léopold Sédar Senghor a voulu ainsi choisir l'art poétique pour s'exprimer et affirmer son identité culturelle. En effet, la poésie senghorienne est un art complet, car elle se fait chant, danse, voire musique en s'accompagnant d'un instrument de musique. À cet effet, il soutient que [...] la poésie est chant sinon musique [...]. Le poème est comme une partition de jazz, dont l'exécution est aussi importante que le texte [...] Tout d'abord, on peut réciter le poème selon la tradition française, en soulignant l'accent majeur de chaque groupe de mots. [...] On peut encore réciter le poème en s'accompagnant d'un instrument de musique [...]. On peut psalmodier le poème sur un fond musical : avec les mêmes instruments ou, de préférence, des flûtes, des orgues ou un orchestre de jazz. [...] On peut, enfin, chanter vraiment le poème sur une partition musicale. [...] Je persiste à penser que le poème n'est accompli que s'il se fait chant, parole et musique en même temps. [...] Il faut restituer celle-ci à ses origines, au temps qu'elle était chantée - et dansée.1275 De ce fait, le poète devient à son tour un artiste complet. Cependant, la particularité de la poésie senghorienne est qu'elle est empreinte de la poésie orale africaine et de la poésie française : « Notre ambition est modeste : elle est d'être des précurseurs, d'ouvrir la voie à une authentique poésie nègre, qui ne renonce pas, pour autant, à être française. »1276, nous dit Senghor. Cette poésie, qui veut être une authentique poésie nègre sans renoncer pour autant à être française, est appelée par Senghor poésie francophone.1277 De ce fait, Senghor se présente, comme un poète francophone. La véritable raison du choix de Senghor en tant que poète francophone réside dans le fait que la poésie, dite francophone, a une vision ontologique, c'est-à-dire l'homme dans l'univers. C'est ce qui sous-entend de ses propos, lorsqu'il dit : Il reste que, pour les poètes francophones d'aujourd'hui, ce qui compte d'abord, c'est l'objet du poème, qui est une vision ontologique de l'univers : de l'homme dans l'univers.1278 Cela suppose que la véritable raison du choix de Senghor est le fait que la poésie francophone est une poésie humaine, c'est-à-dire elle a pour sujet et objet l'homme, la réalisation pleinement de l'homme. Quant au poète francophone, il est le nouvel Orphée - musicien et poète - qui doit 1275 Léopold Sédar SENGHOR, « Comme les lamantins vont boire à la source », op. cit. (loc. cit.), p. 165 1276 Idem., p. 163 1277 Léopold Sédar SENGHOR, « Dialogue sur la poésie francophone », op. cit., p. 357/377 1278 Idem., p. 379 401 soumettre à sa volonté minéraux, végétaux, animaux et hommes par son art poétique. La parole du poète, dit Senghor, a une vertu démiurgique : elle est verbe, elle est création, elle est poïésis. Il lui suffit de nommer les choses pour les faire surgir du chaos primordial. Le poète francophone doit être un créateur ; il doit créer une nouvelle poésie. L'autre raison peut plausible est que la poésie est la forme suprême de tous les arts, de la littérature, et l'apanage des vrais artistes, des maîtres-de-langue, des créateurs de formes poétiques. En se définissant comme poète francophone, Senghor se dit être un vrai artiste, un chantre, un maître-de-langue, voire un créateur. Il est également le chantre et le précurseur de la poésie francophone. Une poésie qui se veut lieu d'une rencontre des cultures. Le poète francophone est, par ailleurs et ainsi, celui qui exprime la conciliation ou la rencontre des valeurs africaines et des valeurs occidentales, des cultures d'ici et d'ailleurs1279, et dont sa création poétique manifeste cette symbiose, peu importe sa nationalité, du fait qu'il soit maître de sa parole poétique.1280 Est Francophone toute personne appartenant ou se considérant appartenir au moins à deux cultures d'au moins de deux peuples dont la langue française enrichie par de particularismes de ses cultures est la langue nationale ou la langue de communication. Toute personne s'identifiant en cette identité francophone fait également de cette identité son identité culturelle. Cette identité devient alors un patrimoine que l'on accepte, que l'on subit, auquel on adhère ou non, mais qu'il existe, comme le souligne Dominique Wolton.1281 L'identité francophone est ce que l'on ressent et vit culturellement de façon particulière, et ne répondant pas à une conception culturelle unique. Elle est une réalité dont chaque personne, chaque Francophone est dépositaire. Être Francophone, c'est acquérir les instruments de la culture occidentale (ici française) tout en puisant dans sa culture d'origine les fondements théoriques pour la réalisation de sa propre identité. Ce qui signifie qu'il existe une culture francophone impliquant une identité francophone dans laquelle un sujet se reconnaît et s'identifie, parce que la culture est ce qui détermine notre identité et notre personnalité. 1279 Adou BOUATENIN, La poétique de la Francophonie, op. cit., p. 108 1280 Léopold Sédar SENGHOR, « Dialogue sur la poésie francophone », op. cit., p. 407 1281 Dominique WOLTON, loc. cit., p. 33 402 Senghor, par sa poésie, infirme toutes les approches définitionnelles de l'identité francophone qui ont tendance à rattacher cette identité à l'usage de la langue française. Pour lui, l'identité francophone se doit être définie à partir de ce qui fonde réellement la Francophonie : l'Humanisme intégral et la culture. Ce qui signifie que l'identité francophone est intrinsèquement liée à l'identité humaniste et à l'identité culturelle. Pour l'appréhender, dans sa poésie, nous avons procédé à mettre au jour ce que sont celles-ci. En partant du postulat que la Francophonie est un Humanisme intégral, nous avons argué que Senghor se définit comme un humaniste intégral et universel, parce qu'il place l'être humain comme valeur et préoccupation centrales dans son projet francophone et dans sa poésie. Il affirme l'égalité de tous les êtres humains, et reconnaît la diversité personnelle et culturelle. Il développe la connaissance au-delà de ce qui est accepté comme vérité absolue. Il approuve, également, la liberté d'opinion et de croyance tout en rejetant la violence, et prône l'amour fraternel envers tous les êtres humains.1282 Par l'identité humaniste, Senghor se présente comme une personne soucieuse du devenir et de l'être de la personne humaine. Il montre que l'homme est un, et que l'humanité ne doit pas être seulement l'apanage des Occidentaux, mais des hommes qui ont des droits égaux et qui sont faits pour s'entendre, s'entraider et s'aimer. Il invite les êtres humains à s'accepter comme des frères d'une même famille. Cela signifie que le Francophone doit être au service des hommes, s'efforcer à rendre les hommes plus humains. L'identité francophone ne se limite pas seulement au caractère humaniste, mais aussi au caractère culturel. Nous sommes également parti du fait que la Francophonie est culture pour déterminer l'identité culturelle chez Léopold Sédar Senghor. L'identité culturelle d'une personne est le fait de se reconnaître ou de s'identifier en une culture - en ses valeurs - dans laquelle elle veut que les autres la reconnaissent. De ce fait, l'identité culturelle de Senghor est l'identité dans laquelle il souhaite être reconnu, identifié ; et cette identité est liée à une culture. Dans son cas, il veut se reconnaître, s'identifier, se manifester et être reconnu dans la culture francophone. Cette culture n'est ni africaine ni française, elle est les deux à la fois. Par conséquent, Senghor est un Francophone. Ce qui signifie qu'il existe bel et bien une culture francophone, faite de différents apports de ceux qui se considèrent Francophones en tant que tels. 1282 Adama OUANE, « Vers un nouvel humanisme : la perspective africaine », International Review of Education, volume 60, issue 3, 2014, p. 386 403 L'identité culturelle comme la culture francophone se construit à partir des éléments culturels français et des éléments culturels africains, voire d'autres continents et peuples. Celle de Senghor se construit à partir des éléments culturels sénégalais et des éléments culturels français. Par cette identité, Senghor confirme qu'il est Francophone, car il puise les éléments culturels de l'Afrique et ceux de l'Europe pour faire sa poésie, qui a une vision ontologique, et qui se fait chant, parole et musique en même temps. Pour arriver à cette identité francophone, il a dû prendre des cours de poésie auprès de Marône, la poétesse de son village ; de l'art à tisser les paroles plaisantes auprès des Maîtres-de-langue, les Dyong ; et imiter les poètes occidentaux, des troubadours à Paul Claudel, les poètes de la rigueur dans la forme, de la liberté, voire du délire dans l'imaginaire1283. Cela suppose que l'identité francophone est en perpétuelle construction. Quant à la culture francophone, elle est de Verlaine, d'Hugo, de Claudel, de Senghor, de Césaire, des griots, des poétesses, du troubadour, de dyâli, les us et coutumes d'ici et d'ailleurs. C'est ce mélange de cultures qui fait la culture francophone. L'identité francophone est un lien qui se tisse entre des personnes qui peuvent communiquer en français métissé, même si elles viennent de contrées du monde les plus éloignées ou bien se trouvent loin d'une région quelconque. Elle est également le sentiment de se savoir proche de l'autre, de se faire comprendre, entendre et échanger des idées en matière de sciences, techniques, littératures, arts et musiques. Cela signifie qu'en Francophonie, il s'agit de retrouver le goût de l'autre pour vivre l'autre avec l'autre. La Francophonie occupe ainsi une place importante dans l'oeuvre senghorienne. Elle est intimement liée à la réflexion sur la culture française et négro-africaine dont il s'est abreuvé. De ce fait, nous avons affirmé que Léopold Sédar Senghor est le précurseur de la poésie francophone. Si tel est le cas, alors il se pourrait qu'il ait eu à donner les préceptes ou les caractéristiques de cette poésie. Par conséquent, les préceptes et les caractéristiques de cette poésie seraient perceptibles dans ses oeuvres poétiques. Cependant, J. Tshisunguwa Tshisungu affirme que Senghor n'a pas eu le temps de théoriser la Francophonie, car une opinion courante attribue à L. S. Senghor un effort théorique de thématisation du concept de la francophonie. L'examen des faits ruine cette opinion malheureusement répandue. Affirmer que Senghor n'a jamais élaboré de manière systématique une théorie de la francophonie n'est pas une hypothèse d'école, mais un constat empirique.1284 1283 Léopold Sédar SENGHOR, « Dialogue sur la poésie francophone », op. cit., p. 370 1284 J. Tshisunguwa TSHISUNGU, « la conception senghorienne de la francophonie », op. cit. 404 L'absence d'une théorie ne signifie pas qu'il faut renoncer à la proposition d'une théorie. Il est bien vrai qu'il y a eu des propositions de théorie de la Francophonie, mais ces propositions n'ont pas pris en compte les dires de Léopold Sédar Senghor, à part J. Tshisunguwa Tshisungu, qui a analysé de façon diachronique et synchronique les cinq tomes de Liberté pour déceler une soi-disant théorie de la Francophonie.1285 Dans un entretien en date de 1985, publié dans Notre Librairie, Senghor promettait de consacrer un essai théorique à la Francophonie.1286 Malheureusement, il ne l'a pas fait. Il est temps de penser à théoriser le concept de Francophonie, voire dans la mesure du possible, à donner les contours et les caractéristiques de la poésie francophone, à partir même des oeuvres poétiques de Senghor, si possible de ses allocutions, de ses entretiens et de ses préfaces, afin de mettre fin, pour ainsi dire, à une polémique entre les différents écrivains francophones (Français et non-Français). Les oeuvres des poètes francophones tracent les contours d'un français pluriel qui fait le lien entre l'Europe et l'Afrique, la France et leur pays d'origine. Ils n'appartiennent pas forcément à la France, mais sont les artisans d'une Francophonie qui transcende les frontières des pays. L'écriture poétique francophone se repère par sa réappropriation subversive d'une langue, de représentations, de codes génériques dans lesquels elle marronne pour élaborer par dérivation une nouvelle identité culturelle (identité francophone) ainsi qu'une nouvelle littérature (littérature francophone)1287, voire une nouvelle poésie (poésie francophone). Nous allons donc emboiter les pas aux devanciers (F. Provenzano, M. Beniamino, C. Riffard, J.T. Tshisungu, J. M. Moura, D. Combe, R. Jouanny) pour appréhender la poésie francophone : Qu'est-ce que la poésie francophone ? 1285 Idem. (Son article date de 1988) 1286 Léopold Sédar SENGHOR, « Poète et francophone », La littérature sénégalaise, Notre librairie, n°81, op. cit. 1287 Cyrille FRANÇOIS, « Le débat francophone », Recherches & Travaux [En ligne], 76 | 2010, mis en ligne le 30 janvier 2012, consulté le 30 septembre 2016, p. 137. URL : http://recherchestravaux.revues.org/413 405 CHAPITRE IV : LA POÉSIE FRANCOPHONE : ESSAI
DE Au départ, nous avons intitulé ce chapitre « Vers une théorisation de la Francophonie ». Les conclusions des chapitres précédents nous ont permis de faire un rebours de chemin afin d'ajuster notre argumentaire. Pour rester dans la logique des autres chapitres, nous avons préféré intituler celui-ci « La poésie francophone : essai de définition ». En fait, nous avons étudié un poète : Léopold Sédar Senghor ; un genre littéraire : la poésie ; et un thème : la Francophonie. Le bon sens et la logique réflexive nous contraignent d'aborder la poésie francophone. La poésie francophone fait partie d'un ensemble de littérature(s) qu'on appelle littérature (s) francophone(s), qui sont un objet problématique.1288 Pourquoi la littérature francophone est-elle un objet problématique ? Avant d'y répondre, rappelons de façon succincte la genèse de cette littérature sans oublier de dire ce qu'elle implique ou signifie au juste. La littérature francophone a manifesté son existence et sa vitalité en même temps que s'affirmait la Francophonie dans les années 1960. Au moment où l'on a pris conscience du fait que la langue française n'était plus la propriété exclusive des seuls Français et qu'elle pouvait dire les valeurs et les rêves des peuples les plus divers, l'on a commencé à nommer la littérature d'expression française - faite par des auteurs non Français - littérature francophone1289. Pour être plus juste, disons qu'à partir de 1962 avec la revue Esprit, l'appellation de la littérature d'expression française fut substituée par littérature francophone. En réalité, l'on a commencé à s'intéresser à la littérature d'expression française à partir de 1958 sous l'initiative de Raymond Queneau.1290 En effet, c'est à son initiative que le troisième volume de l'Histoire des littératures publiée en 1958 s'intéresse aux Littératures françaises, connexes et marginales, avec la contribution d'Auguste Viatte, sur « Littérature d'expression française dans la France d'Outre-mer et à l'étranger ». Cependant, Claire Riffard estime que le terme francophonie littéraire est apparu en 1973 dans l'ouvrage de Gérard Tougas, Les écrivains d'expression française et la France, et depuis lors il est réutilisé avec succès que 1288 Charles BONN et Xavier GARNIER : « Les littératures francophones : un objet problématique » (introduction générale de Littérature francophone, tome 1, le roman, Paris, Hatier/AUPELF-UREF,1997), Disponible sur http://www.limag.refer.org/Cours/Francoph/IntroManHatRevue.htm 1289 Encyclopédie Universelle. http://www.universalis.fr/encyclopedie/litteratures-francophones/ 1290 Sophie CROISET et Anne-Rosine DELBART, « Marginalité, identité et diversité des `'littératures francophonies» : présentation du dossier », Le langage et l'Homme, vol XXXXVI, n°1 juin 2011, p. 3 406 l'on sait, notamment par Michel Beniamino avec son essai de 1999, La Francophonie littéraire. Essai pour une théorie1291. Selon Michel Beniamino, la littérature francophone existait bien avant les décolonisations, car le premier roman francophone en Afrique occidentale est de Félix Couchoro en 1920 ; en Haïti, elle date de 1904 ; pour la Belgique, dès les débuts des années 20 ; pour ce qui est de la littérature antillaise, elle est étudiée dès 1913.1292 Il y a, en effet, une littérature francophone de la Belgique et de la Suisse, et une autre du Québec. D'une part, ces littératures sont plus anciennes que la littérature africaine d'expression française, d'autre part leurs caractéristiques ne s'expliquent pas par la colonisation et la décolonisation, sauf peut-être le Québec qui appartenait à la France jusqu'en 1763. La Suisse n'a jamais dépendu de la France. La Belgique n'a été française que de 1795 à 1815 ; et sa littérature a commencé bien avant 1920 avec le mouvement jeune Belgique (1880-1920). À vrai dire, avant toutes ces littératures, l'appellation de la littérature francophone n'existait pas. En fait, ces différentes littératures étaient désignées par littérature d'expression française. À partir de 1935, selon nous, on a pris effectivement conscience de l'existence d'une littérature francophone avec la naissance du mouvement de la Négritude, car ses auteurs se réclamaient être, à la fois, poète nègre et français1293 jusqu'à ce qu'un colloque fut organisé le 3 octobre 1975 à Hautvillers sur la thématique « Rencontre des poètes francophones ».1294 Ce fut ainsi que l'on a commencé à désigner les écrivains de langue française, autre que Français, d'écrivains francophones, puisqu'il existait déjà le concept de Francophonie, et ce depuis 1962. À cette date-là (1962), la littérature francophone était définie comme une littérature « faite hors de la France, le plus souvent par des auteurs originaires d'anciennes colonies françaises »1295. Paul Drezet nous apporte plus de précision en disant que La littérature francophone, qui avait, dès 1926, pris conscience de sa vitalité et de sa richesse en créant l'Association des écrivains de langue française, s'écrit sur tous les continents : elle est riche et multiple [...]. Cette littérature francophone s'est développée sur le continent africain et la langue française s'y enrichit d'un phrasé, d'un rythme et de sources d'inspiration typiquement africaines, traduisant par là une 1291 Claire RIFFARD, « Francophonie Littéraire : quelques réflexions autour des discours critiques », Item[En ligne], Mis en ligne le : 05 février 2008. Disponible sur http://www.item.ens.fr/index.php?id=207602 1292 Michel BENIAMINO, L'histoire de la Francophonie et son intérêt pour l'enseignement de littérature (et de l'histoire ?), Disponible sur http:// www.ph.ludwigsburg.de/html/2b-fmz-s-01/overmann/baf4/Francophonie/BesoindeFrancophonieHistoirelitteratureEnseignementM.Beniamino%5B1%5 D.pdf 1293 Léopold Sédar SENGHOR, « Comme les lamantins vont boire à la source », op. cit., p. 163 1294 Léopold Sédar SENGHOR, « Dialogue sur la poésie francophone », op. cit., p. 369 1295 Niels PLANEL, « Que la décolonisation littéraire commence ! Essai sur Pour une littérature-monde paru chez Gallimard en 2007 », Sens-public, Article publié en ligne : 2007/11, Disponible sur http://www.sens-public.org/article.php3?id_article=493 407 revendication culturelle : cela avait débuté, notamment, avec une revue prémonitoire, « Présence Africaine », créée en 1947 par M. DIOP.1296 À l'origine de la littérature francophone étaient des écrivains non Français qui utilisaient la langue française pour écrire. À cet effet, Mihaela-Alexandra Acartrinei affirme que La dénomination « Littérature francophone » désigne l'ensemble des créations littéraires en français, autres que celles de la région hexagonale, et réunit les manifestations littéraires du Québec, de l'Afrique, et de l'Europe-belge francophone, Luxembourgeoise ou romande.1297 Ces propos sont renforcés par Charles Bonn et Xavier Garnier en ces termes : Si nous partons d'une définition en extension de cette littérature nous rencontrerons deux critères. Un critère linguistique (usage de la langue française) et un critère territorial (auteurs non français) [...]. La définition la plus courante de la littérature spécifie en effet « littérature de langue française écrite par des écrivains non français »1298. On peut aussi comprendre par littérature francophone l'ensemble des oeuvres écrites en français, dans ce cas, elle s'écrirait au singulier. Au pluriel, elle renverrait aux oeuvres écrites en français par des auteurs non Français. Il y a, dans tous les cas, en fait, une hésitation pour désigner la littérature francophone regroupant toutes les oeuvres en français sans exception, nous disent également Charles Bonn et Xavier Garnier : Hésitation compréhensible devant l'objet dont les contours ne sont pas encore nettement définis, à supposer qu'ils puissent l'être un jour. Hésitation qui nous mène en tout cas à commencer par nous interroger sur les limites d'une définition de l'objet : littérature, ou littératures francophone(s).1299 Il y a aussi hésitation à nommer cette littérature. On l'a d'abord nommée littérature régionale, littérature périphérique, littérature d'Outre-mer, littérature d'expression française, littérature de langue française, puis littérature francophone pour aboutir finalement à d'autres nominations, comme le souligne Claire Riffard : 1296 Paul DREZET, Les enjeux de la Francophonie : D'une communauté de langue à une communauté de destin, p. 36 1297 Mihaela-Alexandra ACATRINEI, « Le discours onirique chez Anne Hébert comme quête identitaire », Dire / Écrire / Enseigner La / Les francophonie(s), Revue Roumaine d'Études Francophones n°. 5, 2013, p. 15 1298 Charles BONN et Xavier GARNIER : « Les littératures francophones : un objet problématique », op. cit. 1299 Idem. 408 Le discours critique sur la francophonie littéraire éprouve quelque embarras à définir son objet. Tout comme le cadre académique de l'université à le nommer, puisqu'on change régulièrement d'appellation : « littérature d'expression française », « littératures francophones », actuellement « littératures du sud, émergentes, nouveaux espaces littéraires1300. Sophie Croiset et Anne-Rosine Delbart sont plus explicites dans leur propos : La marginalisation de la francophonie littéraire s'accroît encore du fait de son indéfinition même. L'univers des littératures francophones, on l'a dit, est assurément disparate. Dans son acceptation originelle, il comprend les littératures d'expression française sur des territoires où la langue française a été importée par la colonisation, auquel on intègre avec mille précautions les écrivains des départements d'Outre-Mer.1301 Le problème ne réside pas seulement au niveau de la définition ou de l'appellation, mais également au niveau de la théorie (un ensemble de règles ou de canons, voire de propriétés permettant de définir de façon exacte la littérature francophone une fois pour tout), de la politique et du centre-périphérie. Parce que la Francophonie manque d'une théorie, d'une véritable théorie, les débats sont récurrents, qui, sans doute, sont liés aux origines politiques de la Francophonie d'après les indépendances des ex-colonies françaises. Et cela incombe Léopold Sédar Senghor qui avait promis de consacrer un essai théorique à la Francophonie face à la Négritude : Pourquoi Francophonie ? C'est l'une des raisons pour lesquelles j'ai donné ma démission de Président de la république. Je veux écrire deux livres avant de mourir et je veux m'occuper en particulier de la Civilisation de l'Universel en commençant par la Francophonie.1302 Le manque de théorie, selon nous, ne devrait en aucun cas être sujet à caution dans l'appréhension de la littérature francophone, si elle est en corrélation avec le concept de Francophonie, qui englobe tous les parlants français du monde. Le débat de savoir ce qu'est la littérature francophone est un non-lieu. Cependant, « [...] l'enjeu de ce débat [sur la littérature francophone] est tout autant, sinon plus, politique que culturel »1303. Ce débat politique autour 1300 Claire RIFFARD, « Francophonie Littéraire : quelques réflexions autour des discours critiques », op. cit., p. 2 1301 Sophie CROISET et Anne-Rosine DELBART, « Marginalité, identité et diversité des `'littératures francophonies» : présentation du dossier », op. cit., p. 2 1302 Léopold Sédar SENGHOR, « Poète et francophone », La littérature sénégalaise, Notre librairie, n°81, op. cit., p. 106 1303 Véronique PORRA, « Malaise dans la littérature-monde (en français) : de la reprise des discours aux paradoxes de l'énonciation », Recherches & Travaux [En ligne], 76 | 2010, mis en ligne le 30 janvier 2012, consulté le 30 septembre 2016, p. 124. URL : http://recherchestravaux.revues.org/411 409 de la littérature francophone a pour corollaire l'identité nationale de la France. La France qui veut préserver sa langue et son identité nationale, et sa littérature authentiques, perpétue l'approche coloniale reclusienne de la Francophonie et s'exclut de la communauté dont parlait Senghor avec son concept de Francophonie. Pour la France, « la francophonie littéraire représente un ensemble flou à l'intérieur de la République mondiale des Lettres »1304. Ce qui signifie que pour les Français, la littérature francophone est une littérature mineure, et elle est la littérature des autres qui utilisent leur langue pour écrire. Cette présomption de la France implique alors le problème de centre et de périphérie. La France et sa capitale Paris sont le centre (littérature française, dite littérature majeure) et les autres pays qui utilisent le français en sont les périphéries (littérature francophone, dite littérature mineure). Face à cette attitude, des écrivains de nationalités diverses vont s'inviter dans le débat pour dire que la littérature française est avant tout une littérature francophone, semble bien dire Alain Mabanckou : Lorsqu'on parle de littérature francophone, il nous vient naturellement à l'esprit l'idée d'une littérature faite hors de la France le plus souvent par des auteurs originaires d'anciennes colonies françaises [...] La littérature francophone est un grand ensemble dont les tentacules enlacent plusieurs continents. [...] La littérature française est une littérature nationale. C'est à elle d'entrer dans ce grand ensemble francophone. Ce n'est qu'à ce prix que nous bâtirons une tour de contrôle afin de mieux préserver notre langue, lui redonner son prestige et sa place d'antan1305. Cependant, François Cyrille affirme que le problème réside dans l'emploi de l'épithète « francophone » : L'épithète « francophone » est comme un tissu malmené que l'on déchire, distend, rétrécit. Ce n'est pas une querelle d'érudits pointilleux : les écrivains s'y mêlent régulièrement avec un ton plus assuré et à grand renfort de propos généraux1306. Pour Christian Vandendorpe, « l'étiquette `' francophone» serait acceptable si elle désignait effectivement l'ensemble des littératures d'expression française, comme ce devrait être le cas en théorie »1307, pour cela « Paris doit modifier son appareil éditorial et critique »1308 et 1304 Lise GAUVIN, « L'écrivain francophone et ses publics. Vers une nouvelle poétique romanesque », Le Bulletin de l'Académie Royale de langue et littérature françaises Belgique, Tome LXXXVII-N°1-2-3-4-Année 2009 ; p. 69 (La France se présente comme la République Mondiale des Lettres). 1305 Alain MABANCKOU, « La Francophonie, oui, le ghetto, non ! » Le Monde|18.9.2006, op. cit. 1306 Cyrille FRANÇOIS, « Le débat francophone », Recherches & Travaux [En ligne], 76 | 2010, mis en ligne le 30 janvier 2012, consulté le 30 septembre 2016, p. 131. URL : http://recherchestravaux.revues.org/413 1307 Christian VANDENDORPE, « De la francophonie à la littérature-monde »,@nalyses[En ligne], Comptes rendus, Francophonie, mis à jour le 01/09/2009. Disponible sur http:// www.revue-analyses.org/index.php?id=858 1308 Jacques GODBOU, in Pour une Littérature-monde, op. cit., p. 107 410 accepter d'entrer dans ce grand ensemble francophone, dont parle Alain Mabanckou, et qui est la littérature francophone. Même si, on réservait les vocables « francophonie » et « francophone » à la sphère diplomatique et géopolitique en prenant l'habitude de dire « écrivains de langue française », en évitant de fouiller leurs papiers, leurs bagages, leurs prénoms ou leur peau, comme le recommande Amin Maalouf1309, il y aura toujours cette distinction entre écrivain de langue française et écrivain français. D'ailleurs, nous avons encore une périphrase avec « écrivains de langue française ». Pour éviter toute confusion et abolir les frontières entre la littérature française et les autres littératures d'expression française, des écrivains se sont rassemblés autour de Michel Le Bris et Jean Rouaud pour annoncer la mort de la littérature francophone par la littérature-monde en français. À y voir de près, la littérature-monde n'est qu'une périphrase de la littérature francophone car « cette dernière a elle-aussi pour dénominateur commun, pour élément de cohésion, le français. »1310 Il est un fait bien connu, la littérature francophone est difficile à définir et à délimiter. Néanmoins, il n'en demeure pas moins que la langue française est en soi un facteur commun et un élément essentiel dans la définition de la littérature francophone : Protection et affirmation d'une culture de langue française forte et rayonnante. La particularité de ce français est qu'il est évidé de ses connotations hexagonales et chargé de connotations nouvelles et propres au milieu d'implantation, nous disent Charles Bonn et Xavier Garnier1311. Les fondements idéologiques et les moyens à mettre en oeuvre pour y parvenir divergent fondamentalement, comme l'affirme également Véronique Porra.1312 En effet, la littérature francophone est une expression qui divise énormément. Aujourd'hui, nous pouvons dire que les contours de la littérature francophone sont les véritables problèmes que l'on rencontre dans l'appréhension de cette littérature. Elle n'a pas de contours. Elle ne peut pas être délimitée. En effet, elle est une littérature de carrefour où des langues et des cultures se rencontrent en une symbiose harmonieuse entre le français et les autres langues pour les réalités sociopolitiques et le vécu quotidien de l'écrivain et de ses lecteurs. Cette littérature brise les frontières, efface les races, se moque des nationalités des écrivains, amoindrit la distance des continents pour ne plus établir que la fraternité par la langue qui nécessite, pour être comprise, un lecteur capable de s'ouvrir sur la culture de l'autre et de 1309 Amin MAALOUF, « ...et les égarements de la Francophonie ». Disponible sur http://www.aminmaalouf.net/fr/2009/07/et-les-egarements-de-la-francophonie/ 1310 Véronique PORRA, « Malaise dans la littérature-monde (en français) : de la reprise des discours aux paradoxes de l'énonciation », op. cit., p. 121 1311 Charles BONN et Xavier GARNIER : « Les littératures francophones : un objet problématique », op. cit 1312 Véronique PORRA, « Malaise dans la littérature-monde (en français) : de la reprise des discours aux paradoxes de l'énonciation », op. cit., p. 125 411 se voir lui-même avec les yeux de l'autre. Elle est l'expression de la Civilisation de l'Universel qui prend en compte la tradition littéraire française qui viendra enrichir les autres traditions littéraires, et vice-versa. Elle prend, également, en compte les nouveaux changements perpétuels de la vie des langues et des humains, de la vie des valeurs et des patrimoines où la place de la culture et le devenir de l'homme demeurent la seule préoccupation des écrivains. Comme tous les outils, un concept doit être manié à bon escient, sinon il endommage plus qu'il ne répare, et peut se révéler dangereux.1313 Pour cette raison, puisque la Francophonie d'aujourd'hui n'est plus celle d'Onésime Reclus, ni de l'époque coloniale, ni celle de la revue Esprit, ni celle des fondateurs de la Francophonie moderne, nous devons nous accorder pour cheminer ensemble vers le même but, celui de la culture, de la langue française, jalonnée d'histoires rayonnantes pour les uns, douloureuses pour les autres. Nous croyons, pour mieux cerner la littérature francophone, qu'il serait intéressant et souhaitable d'étudier séparément les composants de cette littérature, c'est-à-dire les différents genres littéraires qui la constituent : la poésie, le roman et le théâtre francophones.1314 Chaque genre littéraire a ses propres particularités, ses propres spécifiques et caractéristiques. Notre étude s'inscrit dans cette logique. Nous voudrons appréhender la poésie francophone à partir de Léopold Sédar Senghor, c'est-à-dire construire une poétique de cette poésie au regard de celui-ci. Nous savons que la poésie s'est constamment renouvelée au cours des siècles avec des orientations différentes selon les époques, les civilisations et les individus. Les sempiternelles réponses rattachent la poésie à la rime, à la versification, voire au rythme. Ce qui semble obsolète de nos jours, puisque d'autres éléments rentrent en compte dans la définition de la poésie. En fait, la poésie ne se définit pas seulement par des thèmes, mais aussi par le soin majeur apporté au signifiant pour qu'il démultiplie le signifié. Autrement dit, la poésie dit les sentiments, les choses de tous les jours avec des mots imagés, eux-mêmes déroutés de leurs sens. Ce qui signifie que la poésie réinvente la langue quotidienne : « Les mots que j'emploie, ce sont les mots de tous les jours, et ce ne sont point les mêmes ! ».1315 Elle est en ce sens un artisanat du langage, dont la réalisation nécessite des techniques précises, concrètes, 1313 Amin MAALOUF, « ...et les égarements de la Francophonie », op. cit. 1314 Claire Riffard, Charles Bonn et Xavier Garnier estiment qu'il faut une étude comparative pour appréhender la littérature francophone, alors que Claude Caitucoli affirme « qu'il faut donc renoncer à définir la francophonie littéraire sur des critères formels objectifs : il n'y a dans les textes aucune propriété concrète simple qui unisse l'ensemble des oeuvres qualifiées de francophones ». (Claude CAITUCOLI, « L'écrivain africain francophone, agent glottopolitique : l'exemple d'Ahmadou Kourouma », Glottopol, n°3-Janvier 2004, p.10) 1315 Cf. Paul CLAUDEL, Cinq grandes odes, NRF/Gallimard, Paris, 1948, 184 p. 412 descriptibles et une maîtrise parfaite des ressources langagières. En réalité, ce n'est pas le langage qui fait la poésie, c'est plutôt la poésie qui fait le langage, la langue. Mieux, « la poésie met le langage en état d'émergence. »1316 Définir la poésie n'est pas une entreprise aisée. Chaque auteur, chaque poète a sa propre conception de la poésie.1317 Pour définir la poésie, il faut partir du regard d'un poète-cible, car la poésie est régie par les valeurs esthétiques d'une personne, d'une tradition poétique et d'une culture.1318 Notre poète-cible est Léopold Sédar Senghor. La poésie, pour lui, est une relation du sujet à l'objet : Qu'est-ce que la poésie ? C'est un sujet de dissertation que j'avais donné autrefois à mes élèves du lycée. La plupart y répondaient par une définition subjective, qui ne pouvait s'appliquer qu'au lyrisme. La poésie, répondaient-ils en substance, est l'expression d'un sentiment personnel. Je rétorquais que la définition n'était pas complète, que la poésie était sujet et objet à la fois, objet plus que sujet, qu'elle était la relation du sujet à l'objet.1319 Cette conception de la poésie est-elle applicable à la poésie francophone ? Qu'est-ce que la poésie francophone ? Qu'en sont ses contours et ses caractéristiques ? Comment Senghor appréhende-t-il cette poésie ? S'interroger sur la poésie francophone, c'est chercher à savoir ce qu'elle signifie et implique, à comprendre son fonctionnement et à déceler ses caractéristiques. D'où pour nous de réunir les éléments d'une définition possible de la poésie francophone. Après avoir réuni les éléments définitionnels de cette poésie, nous passons en revue ses composantes sans occulter ses origines pour aboutir enfin à la caractérisation (les contours et les caractéristiques) de la poésie francophone. Tel est notre démarche pour comprendre et appréhender la ou les spécificité(s) de la poésie francophone. Mieux, nous essayons de saisir la conception senghorienne de cette poésie dont il se réclame être un des précurseurs. 1316 Gaston BACHELARD, La poétique de l'espace, Les Presses universitaires de France, 3ème édition, 1961, p. 17 1317 « Les définitions de tous genres et de tous styles ont alors proliféré, souvent sous la plume de poètes, eux-mêmes engagés dans une démarche littéraire personnelle ; il s'agissait donc de manifestes ou de programmes, dont le caractère ouvertement polémique conduisait à exagérer les oppositions et les ruptures, au détriment des permanences profondes qui cachent, bien souvent, le changement de vocabulaire et l'ombre envahissante des enjeux idéologiques du moment. », nous dit Alain Vaillant. (Alain VAILLANT, La poésie, Armand Colin, Paris, 2005, p. 10) 1318 Paul FRIEDRICH, « Mythes, poésie et musique (dans les grands mythes-poèmes) », Anthropologie et Sociétés 292 (2005), p.100 1319 Léopold Sédar SENGHOR, Liberté 1, op. cit., p. 30 413 1. QU'EST-CE QUE LA POÉSIE FRANCOPHONE ? La poésie francophone comme la littérature francophone est parfois contestée, voire méconnue. Elle représente, en effet, pour les Français les autres parlants français, c'est-à-dire les oeuvres poétiques écrites par les non Français. Elle est la poésie faite hors de l'Hexagone. La situation de cette poésie est paradoxale, puisque, premièrement, la définition de la poésie ne fait pas l'unanimité de tous, et deuxièmement, l'adjectif « francophone » semble vouloir dire que le français n'est pas la langue première ou maternelle du poète, et cela établit une nette distinction entre poète Français et poète non Français. Pour mieux dire ce que la poésie francophone signifie ou ce qu'elle est, voire ce qu'elle implique, il faut que nous nous accordons sur ce à quoi renvoie l'épithète « francophone ». Nous sommes d'accord que l'épithète « francophone » implique la langue française. Ce qui signifie que la poésie francophone est une poésie de langue française. Autrement dit, toute poésie faite ou écrite en français est ou relève de la poésie francophone. Cependant, « cette poésie n'est pas tout à fait d'Europe [...J »1320 ni française, c'est-à-dire elle n'obéit pas, souvent, à la prosodie et à la métrique françaises. Elle ne s'adresse pas seulement aux Français de France, mais également aux Français d'Afrique et aux autres Français du monde. « La poésie dont il est question, ici, est née dans les années 1930 »1321 et elle a pour précurseurs Aimé Césaire, Léon Gontran Damas et Léopold Sédar Senghor. Nous justifions nos propos avec celle de Senghor : Notre ambition est modeste : elle est d'être des précurseurs, d'ouvrir la voie à une authentique poésie nègre, qui ne renonce pas, pour autant, à être française. [...] Il est question, je le répète, dans cette étude, de montrer les différences de situation, et que, si l'essence de la poésie est partout la même, les tempéraments et les moyens des poètes sont divers. Reprocher à Césaire et aux autres, leurs rythmes, leur « monotonie », en un mot leur style, c'est leur reprocher d'être nés « nègres » antillais ou africains [...]1322. À en croire Léopold Sédar Senghor, la poésie francophone n'est pas seulement tributaire des traditions littéraires françaises, mais aussi des traditions négro-africaines. Il s'agit, en quelque sorte, d'une poésie fortement métissée, née de deux grands modes de pensée : la Négritude et 1320 Léopold Sédar SENGHOR, « Comme les lamantins vont boire à la source », op. cit., p. 155 1321 Makhily GASSAMA, « Des sources négro-africaines de la poésie africaine de langue française », Éthiopiques, numéro 26, avril 1981 1322 Léopold Sédar SENGHOR, « Comme les lamantins vont boire à la source », op. cit., p.163 414 la Francité. Elle a hérité de deux traditions de poésie : la poésie française et la poésie traditionnelle africaine. En fait, la poésie francophone est une poésie qui a pour leitmotiv l'utilisation de la langue française et les références positives de la culture française mêlées aux sujets historiques et éléments culturels africains, dans le cas de Senghor ; martiniquais pour Césaire ; et antillais ou guyanais pour Damas. La poésie francophone est le nouvel habit de la poésie française. En effet, elle a acquis ses lettres de noblesse quand naquit la poésie de langue française.1323 Cette poésie francophone « rompt avec la tradition de la poésie française, héritée de la Renaissance. Elle remonte au-delà, pour s'enraciner dans la vieille tradition grecque, plus exactement méditerranéenne, ou elle rencontre l'Afrique. »1324 Cette rencontre avec l'Afrique engendre l'irruption des mots africains dans la poésie française. Peut-on retenir des propos de Senghor, ci-dessous : J'ai montré, à Hautevillers, pour illustrer la proposition et prenant l'exemple des Nègres, que si ceux-ci avaient « bouscule » cette vieille dame de langue française, ils ne l'avaient pas maltraitée. Ils ont inséré leurs néologismes, pas toujours exotiques, leurs images folles et leurs rythmes syncopés dans le génie de la langue française, qui est, en poésie, moins dans la logique, la précision, la clarté que dans l'économie des moyens.1325 Cette idée est partagée par Jean-Paul Sartre, lorsqu'il dit Le poète européen d'aujourd'hui tente de déshumaniser les mots pour les rendre à la nature ; le héraut noir, lui, va les défranciser ; il les concassera, rompra leurs associations coutumières, les accouplera [...]. C'est seulement lorsqu'ils ont dégorgé leur blancheur qu'il les adopte, faisant de cette langue en ruine un super langage solennel et sacré, la Poésie.1326 Des dires de Senghor et de Sartre, on comprend que la poésie francophone fait intervenir d'autres langues dans la poésie française, et Senghor d'ajouter qu' En effet, depuis leur Re-naissance, aux XVIè et XVIIè siècles, les lettres et arts français, et singulièrement la poésie, ont reçu et digéré, non seulement les « matériaux », comme le souligne Maulnier, mais encore les valeurs des autres civilisations. Ce furent, d'abord, des apports européens - méditerranéens, germaniques et slaves -, puis des apports asiatiques - arabes, iraniens et indiens, chinois et japonais -, maintenant des apports négro-africains.1327 1323 Makhily GASSAMA, « Des sources négro-africaines de la poésie africaine de langue française », op. cit. 1324 Léopold Sédar SENGHOR, « Dialogue sur la poésie francophone », op. cit., p. 379 1325 Idem. (op. cit.), p. 372 1326 Jean-Paul SARTRE, « Orphée noir », op. cit., p. XX 1327 Ibidem., p. 371- 372 415 La poésie francophone est très marquée par la situation de dualité culturelle. Elle est la résultante d'une assimilation poétique faite par la poésie française. Et Léopold Sédar Senghor de le justifier en ces termes : C'est sur les valeurs nègres, oubliées par Thierry Maulnier, comme sur celles des autres civilisations, que je voudrais m'arrêter pour montrer comment elles ont été assimilées par la poésie française moderne : sur le rythme, mais d'abord, sur le sens des « correspondances » et « symboles » dont parlait Baudelaire.1328 Elle est une poésie en langue française, greffée des autres langues ; une poésie qui veut être française tout en exprimant les différentes situations qui sont pour la plupart africaines, antillaises, martiniquaises. Ce qui sous-entend que la poésie francophone a été beaucoup influencée ; et les poètes francophones en sont également, nous dit à nouveau Senghor : Pourquoi le nierai-je ? Les poètes de l'Anthologie ont subi des influences, beaucoup d'influences : ils s'en font gloire. Je confesserai même, - Aragon m'en donne l'exemple - que j'ai beaucoup lu, des troubadours à Paul Claudel. Et beaucoup imité1329. Mieux, poursuit-il, Quant aux autres convergences, culturelles celles-ci, ce qui m'a d'abord frappé, ce sont nos lectures communes sinon les principales influences que nous avions subies quand nous avons commencé d'écrire. Bien sûr, il y a les poétesses populaires de mes villages d'enfance, Djilôr (pour employer la nouvelle orthographe officielle) et Joal, mes trois Grâces. Il reste que, si celles-ci ont été mes premières audiences, avant l'âge de dix ans, elles n'ont pas été mes premières lectures. Mes premiers auteurs, je les ai partagés - c'est une manière de dire - avec vous trois. En me référant à vos biographes, ce furent, entre autres Hugo, Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé, Valéry, Claudel, Saint-John Perse. Des poètes de la rigueur dans la forme, de la liberté, voire du délire dans l'imaginaire1330. C'est, ajoute-il, Pour quoi, dans les années 1930, nous les militants de la Négritude, appelions Claudel et Péguy : « Nos poètes nègres ». Ils nous ont, avec les surréalistes, influencés - moins au demeurant qu'on ne l'a dit - parce qu'ils écrivaient en français et qu'ils ressemblaient, par leur style, à nos poètes populaires.1331 Puis, de conclure en disant : 1328 Ibid., p. 372 1329 Léopold Sédar SENGHOR, « Comme les lamantins vont boire à la source », op. cit., p. 155 1330 Léopold Sédar SENGHOR, « Discours sur la poésie francophone », op. cit., p. 370 1331 Idem, p. 377 416 Dans mes premiers recueils de poèmes, Chants d'ombre et Hosties noires, je me suis laissé presque uniquement guider par l'inspiration, formant les versets selon une espèce d'inspiration ou d'impulsion naturelle. À partir d'Éthiopiques, je commençai à organiser ce qui est était naturel. Je cherchai à fonder ma poésie sur la prosodie française, en respectant ses principes naturels, c'est-à-dire l'esprit de la langue française.1332 En particulier, Léopold Sédar Senghor a été plus influencé, hormis Hugo, Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé, Valéry, Claudel, Saint-John Perse, Ismäyl Urbain, par Maurice Barrès. Il affirme à ce propos : Maurice a eu une très profonde influence sur moi. Je crois que c'est la première fois que j'ai eu la sensation d'une oeuvre complète, et que toutes mes facultés ont été éveillées et comblées, car il y'avait le style, le style qui était un enchantement. Et il y'avait cette passion. [...] dans ma conception de la Nation et de la Négritude, je crois que je la dois à Maurice Barrès.1333 Nous pouvons dire que Maurice Barrès est le vrai précurseur de la poésie francophone. Cependant, au dire de Césaire, c'est à Rimbaud et à Lautréamont, bien davantage qu'à Breton ou à Éluard que doit la naissance de cette poésie : Je n'ai pas voulu être disciple. J'ai seulement apprécié Breton et Éluard. Ma grande découverte a été Lautréamont et Rimbaud. Autrement dit les surréalistes n'ont pas été mes pères, j'étais plutôt leur compagnon attardé mais nous avons les mêmes pères, à savoir Lautréamont et Rimbaud.1334 À vrai dire, la poésie française a été influencée par la Révolution nègre, c'est-à-dire la Négritude, selon Senghor : Emmanuel Berl, pensant à l'influence de l'art nègre sur l'École de Paris, a parlé de « Révolution nègre ». J'ai toujours pensé qu'elle avait été plus profonde qu'on ne l'a dit. [...]. Paradoxalement et à long terme, c'est, peut-être, en poésie plus que dans les arts plastiques que la révolution nègre aura eu l'influence la plus profonde.1335 Autrement dit, 1332 Sylvia Washington BÂ, The concept of Negritude in the Poetry of Léopold Sédar Senghor, Princeton University Press, 1973, p. 131 (Lettre personnelle de Senghor à l'auteure.) 1333 Extrait de l'émission « En toute lettres », INA ; 15 avril 1969 1334 Georges NGAL, Aimé Césaire, un homme à la recherche d'une patrie, Abidjan-Dakar, NEA, 1975, p. 200 1335 Léopold Sédar SENGHOR, « Discours sur la poésie francophone », op. cit., p. 371 417 C'est donc sous la révolution culturelle de 1889 que ce qu'on appelle l'Art nègre, qui est, plus véritablement, l'art africain, a commencé d'influencer l'art français, mais aussi l'art américain, et, par ces deux voies, l'art mondial.1336 La Révolution nègre, dans la poésie française, a été introduite, bien sûr, par des poètes français, surtout par Arthur Rimbaud, voire Charles Baudelaire, à en croire Léopold Sédar Senghor. Ce sont eux les vrais précurseurs de la poésie francophone : Avant d'aller plus loin, pour aborder le problème de ce dernier quart du XXe siècle, je voudrais parler de la révolution introduite dans la poésie française par Arthur Rimbaud, bien sûr, mais, auparavant, on ne l'a pas dit assez, par Charles Baudelaire. Il ne reste, cependant, que cette révolution fut surtout préparée par le grand Hugo. [...] Or donc, après le Parnasse, qui reprenait la tradition du discours français en poésie, vint Charles Baudelaire. Le premier à chanter la « Venus noire », il fit entrer la poésie française dans la forêt noire des « correspondances », des « symboles », où Arthur Rimbaud fit exploser la bombe de son délire lucide.1337 Il faut comprendre, dans les propos de Léopold Sédar Senghor, que la poésie francophone est le résultat des opérations syntaxiques et sémantiques intervenues dans la poésie française. Les modifications opérées, dans cette poésie, ont été l'oeuvre de quelques poètes français célèbres, appréciés tels que Victor Hugo, Charles Baudelaire et Arthur Rimbaud. Ce sont eux les vrais précurseurs de la poésie francophone. Écoutons Arthur Rimbaud qui dit avoir inventé un verbe poétique nouveau accessible à tous les sens, voire par tous les peuples de la terre. J'inventai la couleur des voyelles ! - A noir, E blanc, I rouge, O bleu, U vert. - Je réglai la forme et le mouvement de chaque consonne, et avec des rythmes instinctifs, je me flattai d'inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l'autre, à tous les sens.1338 La poésie française, en assimilant l'art nègre, et les valeurs culturelles des autres civilisations et des autres peuples, est devenue poésie francophone, un verbe poétique accessible, un jour ou l'autre, à tous les sens et par tous les peuples d'expression française. Et cette poésie s'est laissé bercer par l'intuition et l'imaginaire, nous dit Senghor : La vérité est que les précurseurs, les révolutionnaires eux-mêmes, en tournant le dos au « stupide XIXe siècle », au scientisme, au réalisme, voire à l'exotisme, ont rencontré les Nègres aux sources de l'intuition, de l'imaginaire1339, 1336 Léopold Sédar SENGHOR, « La culture africaine », op. cit., p. 8 1337 « Dialogue sur la poésie francophone », Idem., pp. 370-371 1338 Arthur RIMBAUD, « Délires II. Alchimie du verbe », Une saison à l'enfer, Bruxelles, Alliance Typographique (M. - J. Poot et compagnie), 1873, p. 30 1339 Cf. Léopold Sédar SENGHOR, « Dialogue sur la poésie francophone », p. 376 418 et ont donc écrit une poésie pas tout à fait française, mais une poésie capable de dire autres réalités. Cette poésie affichait un mépris précoce et définitif pour les formes régulières et traditionnelles, comme le vers et l'alexandrin ou le sonnet, pour s'orienter résolument vers des formes inédites dans un élan de liberté, dans lequel elle serait une langue absolument neuve avec un pouvoir d'incantation, où l'objet nommé disparait au profit du mot qui le nomme.1340 Et Senghor de dire que le sceau de cette poésie est l'incantation qui fait accéder à la vérité des choses essentielles.1341 Mieux, la poésie francophone est la suppression fréquente des mots-outils, le refus de l'explication, le refus des normes traditionnelles de la poésie française. Elle est également la recherche de l'obscurité par des associations (correspondances) des images hétéroclites. Illustrons nos propos avec un extrait d'« Élégie des circoncis » de Léopold Sédar Senghor : Ah ! mourir à l'enfance, que meure le poème se désintègre la syntaxe, que s'abîment tous les mots qui ne sont pas essentiels. Le poids du rythme suffit, pas besoin de mots-ciment pour bâtir sur le roc la cité de demain. (Po : 199) Nous pouvons considérer cette poésie francophone comme un rejeton de la poésie française à laquelle Arthur Rimbaud et Stéphane Mallarmé, voire Charles Baudelaire et Victor Hugo, ont donné naissance. En effet, par les libertés qu'ils ont prises et la créativité qu'ils ont manifestée, ils ont donné une certaine image de la poésie qui convenait aux poètes de langue française. Elle est une poésie qui se manifeste par la liberté du langage, le génie de la suggestion et le sens du rythme et des sonorités (de la musicalité), et l'incantation en accordant une grande place à l'imagination et au symbole. En fait, cette poésie est née après la Révolution de 1889, affirme Senghor : L'année 1889 est [...] une date importante dans l'histoire de la philosophie, des lettres, mais aussi des arts. C'est celle de deux oeuvres majeurs : L'Essai sur les données immédiates de la conscience d'Henri Bergson et Tête d'or de Paul Claudel, auxquelles j'ajouterai l'oeuvre d'Arthur Rimbaud, intitulée Une saison en enfer, qui les annonçait, pour ainsi dire, dès 18731342. 1340 Cf. Stéphane MALLARMÉ. 1341 Léopold Sédar SENGHOR, « Comme les lamantins vont boire à la source », op. cit., p. 164 1342 Léopold Sédar SENGHOR, Liberté 5, op. cit., pp. 192-198 (Voir également Dialogue sur la poésie Francophone, op. cit., p. 381) 419 Cette poésie peut également se réclamer d'André Breton avec le surréalisme, car elle cherche à libérer l'Homme du réalisme, de la culture française, jugée étouffante et obsolète. Comme le surréalisme, la poésie francophone est une poésie révolutionnaire, qui devait se tenir à l'écart de toute règle et de tout contrôle de la raison. À ce propos, Senghor affirme que Césaire a failli perdre la raison en écrivant cahier d'un retour au pays natal.1343 Il fallait également révolutionner la poésie française, parce qu'elle est incapable de chanter tous les héros et martyrs morts pour la République française ; parce que [...] les poètes chantaient les fleurs artificielles des nuits de Montparnasse Ils chantaient la nonchalance des chalands sur les canaux de moire et de simarre Ils chantaient le désespoir distingué des poètes tuberculeux Car les poètes chantaient les rêves des clochards sous l'élé-gance des ponts blancs Car les poètes chantaient les héros, et votre rire n'était pas sérieux, votre peau noire pas classique. (Po : 53) Il fallait du sang nouveau dans la poésie française, de nouveaux matériaux qui puissent la transmuter afin qu'elle devienne une poétique intégrale et universelle, accessibles à tous les sens et par tous les peuples, sans distinction de races et de couleurs de peau, de langue française. Si de part et d'autre, il y a eu des influences, cela sous-entend que la poésie francophone est une poésie métissée et plurilingue, voire d'influences. Nous voulons en venir, avec cet argumentaire, sur le fait que la poésie francophone est avant tout une poésie française reflétant l'influence poétique de tout bord, et surtout des anciennes colonies, des Outre-mers de la France, ainsi que de ceux qui ont choisi le français comme langue de leurs créations littéraires. Ces influences ont infléchi, « bousculé » les canons esthétiques et les objectifs fixés par la poésie française, et avaient pour précurseurs Mallarmé, Rimbaud, Lautréamont, Claudel, Baudelaire, Hugo, Breton, Senghor, Césaire et Damas. La poésie francophone est aussi un humanisme, car, elle veut libérer les Hommes de la servitude politique et culturelle, et se joindre à toutes les poésies, à toutes les civilisations pour participer à l'édification de la Civilisation de l'Universel. À ce propos, Senghor laisse entendre que C'est là que nous nous rencontrons, vous et moi, vous et nous, poètes noirs de langue française. Nous avons, bien sûr, usé du « stupéfiant image », nous l'avons dépassé pour informer le « bien dire » : l'accord harmonieux du rythme et de la mélodie. 1343 Léopold Sédar SENGHOR, « Comme les lamantins vont boire à la sources », op. cit., p. 154 420 Pour quoi le problème majeur de cette fin de siècle n'est pas le « nouvel ordre économique international » comme on le clame depuis quelques années, qui ne sera pas réalisé si l'on ne rend, auparavant, leur parole à tous les hommes de tous les continents, de toutes les races, de toutes les civilisations. Je parle d'une parole poétique, qui crée un nouvel ordre économique - il faut bien manger, bien sûr - parce qu'un nouvel ordre culturel mondial. Je parle d'une parole comme vision neuve de l'univers et création panhumaine en même temps : de la Parole féconde, une dernière fois, parce que fruit de civilisations différentes, créée par toutes les nations ensemble sur toute la surface de la planète Terre.1344 La poésie francophone a un rôle social et politique à jouer. Elle veut donner la parole à tous les hommes, car elle prône la liberté politique et culturelle, la liberté pour l'Homme, la justice pour l'Homme et la dignité pour l'Homme. Elle assume une fonction révolutionnaire et libératrice pour l'être humain ainsi que pour son épanouissement. Cette poésie est également un outil esthétique, car l'accent est mis sur le rythme, l'image et la mélodie.1345 Cette poésie est une poésie révolutionnaire et humaine (humaniste) à l'encontre de la poésie française dont elle tire en grande partie sa substance poétique et sa sève nourricière. Elle est une poésie française transmuée par des poètes de divers horizons utilisant la langue française évidée de ses accents hexagonaux. « La poésie ne doit pas périr. Car alors, où serait l'espoir du monde ? »1346 Cette question de Léopold Sédar Senghor est adressée à toutes les personnes qui cherchent à dissocier la poésie française de la poésie francophone ou à ces personnes qui estiment que la poésie francophone est la poésie faite par des auteurs non Français qui utilisent le français en introduisant des mots, des expressions, une syntaxe et un rythme nouveaux infléchissant ainsi les canons esthétiques de la poésie française. La poésie francophone, bien qu'elle reflète cela, est une poésie française transmutée. Certes, qu'il y a eu des mots, des expressions, une syntaxe et un rythme nouveaux, la poésie française n'a pas été dénaturée. Son prestige n'a pas été également oblitéré. Au contraire, l'irruption de ces mots et expressions l'ont portée au rang de poésie intégrale et universelle. Elle est la poésie française accomplie et établie dans toute sa grandeur. Pour Senghor, il faut renoncer aux débats oiseux qui n'apportent rien et qui n'édifient point, car la poésie francophone, en fait, continue l'oeuvre qu'ont entreprise Victor Hugo, Charles Baudelaire, 1344 Léopold Sédar SENGHOR, « Dialogue sur la poésie francophone », op. cit., p. 407- 408 1345 Nous reviendrons lorsque nous aborderons la question de contours et caractéristiques de la poésie francophone. 1346 Léopold Sédar SENGHOR, « Comme les lamantins vont boire à la source », op. cit., p. 166 421 Stéphane Mallarmé, Lautréamont, Arthur Rimbaud, Paul Claudel, Charles Péguy, André Breton. Il n'est plus question d'une poésie française à part, et d'une poésie francophone de l'autre, voire d'une poésie africaine, antillaise, belge, martiniquaise, etc. de langue française. La poésie francophone est tout cela. Elle est une poésie de langue française faite par des poètes dont les tempéraments et les moyens utilisés sont divers. Elle est une poésie poreuse à tous les apports civilisationnels et culturels de toutes les civilisations et de toutes les cultures, parce qu'elle se veut métisse. Elle est également une symbiose, un métissage entre le vers français, la prosodie française structurée par la succession syllabique et exposée à la faiblesse de la densité émotionnelle, et, surtout, la métrique africaine, antillaise ou martiniquaise, tramée par l'alternance et la succession des accents, attentive à la musicalité interne de la syllabe sonore et exposée à l'ambiguïté du message.1347 Cette poésie s'élabore au fil du temps, s'informe, s'enrichit et s'épanouit aux dimensions des cinq continents et des civilisations différentes : aux dimensions de l'Universel.1348 Mieux, elle est une poésie universelle ouverte aux pollens culturels de toutes les civilisations du monde au service du rayonnement de la langue française. Il ne faut pas se cacher la face. La poésie francophone est la résultante de diverses idéologies poétiques, voire d'origines différentes ; c'est-à-dire elle a plusieurs origines, comme le reconnaît Senghor : Je voudrais, maintenant, essayer de montrer comment, à partir d'origines différentes, nous avons, à peu près à la même époque, conçu, sinon élaboré, la même poétique, mais surtout fait la même - et pourtant diverse - poésie francophone.1349 Elle doit son existence à partir d'origines et d'idéologies différentes. Elle est une poésie hétéroclite, hétérogène, composée d'éléments de nature différente. Elle revêt plusieurs réalités, plusieurs natures. Ce sont, peut-être, ces différentes natures qui complexifient son appréhension. Nous savons qu'elle est une poésie française transmutée par sa rencontre avec d'autres cultures, surtout la culture africaine. Ce qui signifie que l'une des composantes de cette poésie est non seulement la poésie française, la culture française, mais également la culture africaine. Cependant, il n'en demeure pas qu'on puisse exclure la possibilité de rechercher avec exactitude l'origine diverse, voire les différentes composantes de la poésie francophone. 1347 Edgar FAURE, « Réponse au discours de réception de Léopold Sédar Senghor », le 29 mars 1984. Disponible sur http://www.academie-francaise.fr/reponse-au-discours-de-leopold-sedar-senghor 1348 Léopold Sédar SENGHOR, « Dialogue sur la poésie francophone », op. cit., p. 408 1349 Idem., p. 377 422 2. LA POÉSIE FRANCOPHONE : DE LA DIVERSITÉ À L'UNITÉ Les différentes poésies d'expression française qu'englobe la poésie francophone fait dire qu'elle est, à la fois diverse et unique. En observant de près, et de façon synchronique et diachronique, on voit qu'elle n'est pas seulement composée de la poésie française et de la poésie traditionnelle africaine, mais également d'autres poésies. De façon synchronique, elle est composée de la poésie française (Hugo, Baudelaire, Mallarmé, Lautréamont, Rimbaud, Claudel, Péguy et Breton) et de la poésie négritudienne (la poésie africaine d'expression française avec Léopold Sédar Senghor, la poésie antillaise et martiniquaise d'expression française avec Aimé Césaire et Léon-Gontran Damas). De façon diachronique, on peut citer entre autre la poésie française (Pierre Emmanuel), la poésie africaine (Léopold Sédar Senghor) et la poésie mauricienne (Édouard Maunick). Senghor écrit, à cet effet, ceci : Chers Poètes, chers Amis, En répondant à vos messages, je ne fais, au fond, que continuer le dialogue des poètes francophones, relancé, à Hautvillers, le 3 octobre 1975, par Pierre Emmanuel et Édouard Maunick : un Français et un Mauricien. Ils avaient intitulé leur colloque modestement, Rencontre des poètes francophones. [...] J'essayerai de dire la symbiose que nous avons voulu réaliser ensemble, à partir de nos différences1350. Aux dires de Senghor, la poésie francophone est une symbiose réalisée à partir des différences poétiques. Elle est une diversité poétique en une seule poétique. Autrement dit, elle est l'unité dans la diversité, la symbiose dans la différence. En fait, chaque poésie représente ou illustre une culture. De façon synchronique, nous avons, avec la poésie française, la culture française, autrement la Francité, et avec la poésie africaine, martiniquaise ou antillaise, la Négritude. Il fallait que chaque poète s'enracine dans sa culture avant de s'ouvrir à l'autre culture. Ce processus d'enracinement et d'ouverture caractérise la poésie francophone. Cette poésie est issue synchroniquement de la rencontre de deux grands modes de pensée, à savoir la Francité et la Négritude. Pour en saisir la portée, voyons ce que dit Senghor à propos de son ami Alain Bosquet, qu'il qualifie d'écrivain francophone : Né, métis, en Russie, « grandi », en Belgique, et ayant vécu aux États-Unis d'Amérique, Bosquet est, pour moi, comme certains écrivains antillais, le type 1350 Léopold Sédar SENGHOR, « Dialogue sur la poésie francophone », op. cit., p. 369 423 exemplaire de l'écrivain « francophone ». Ce qui ne l'empêche pas d'être intégralement « français », tout au contraire.1351 Il ajoute ensuite que Ce qui caractérise les images du poète et marque sa francité, comme chez Bosquet au demeurant, c'est la symbiose des mots concrets et les mots abstraits, qui provoque, autant que l'éloignement des deux termes, le court-circuit poétique. [...] D'autant que j'y vois, chez Bosquet, l'effet, à distance, de la slavitude et, chez Emmanuel, de la Méditerranée, pour ne pas dire de l'occitanité. [...] Ce n'est pas hasard, en effet, mes Amis, si enracinés dans nos ethnies et cultures différentes, nous chantons, pourtant les mêmes substances et de manière, je ne dis pas identique, mais convergente1352. L'idée qui ressort est que la poésie francophone se caractérise par un processus d'enracinement et d'ouverture. Enracinement dans la Francité et ouverture à la Négritude pour certains, et enracinement dans la Négritude et ouverture à la Francité pour d'autres. À la Francité et à la Négritude, composantes de la poésie francophone, et de façon diachronique, s'ajoutent la Créolisation, la Créolité, voire la Littérature-monde.1353 En effet, Elle se caractérise par des stratégies propres à chacune de ses composantes qui vont de la créolisation de la langue [française] à l'abandon pur et simple du français dans des zones géographiques où il était naguère florissant.1354 Nous estimons, pour mieux appréhender cette poésie francophone, qu'il faut passer en revue ses différentes composantes : la Francité, la Négritude, la Créolisation, la Créolité et la Littérature-monde. Notre objectif n'est pas une étude exhaustive de celles-là, mais de montrer comment elles font partie inhérente de la poésie francophone. Il s'agit de montrer comment elles participent de cette poésie. Mieux, il est question d'appréhender de façon succincte ce qui fait la spécificité de chacune des composantes de la poésie francophone, sans oublier les objectifs que vise chacune d'elles (chacune des composantes). 1351 Idem., p. 399 1352 Ibidem., pp. 405-406 1353 À cette énumération, il faut ajouter la Belgité (Belgitude), la Canadanéïté (Québétude)... Nous avons préféré appréhender les plus manifestes selon notre propre vision des choses. Ce qu'il faut retenir est que la poésie francophone est une diversité. Cependant, sachons que la Belgité est un sentiment positif et décomplexé de l'appartenant à la Belgique. Elle s'oppose au néologisme belgitude forgé par le sociologue belge Claude Javeau sur le modèle de la négritude en 1976. La Canadanéïté ou la Québétude serait l'expression de Léopold Sédar Senghor pour parler de la culture canadienne et québécoise. Néanmoins, on emploie aujourd'hui Canadianité ou Québécité pour parler de la littérature canadienne. L'histoire de cette littérature démontre en fait qu'elle a d'abord été française, puis s'est voulue canadienne pour finalement se prétendre québécoise, et ce depuis 1960. Dans tous les cas, ces courants littéraires ont un point commun : la langue française enrichie par des apports et créations personnels de ceux qui en font usage pour exprimer la réalité de leur peuple. 1354 Albert CHRISTIANE, « Introduction », in Francophobie et identité culturelles, op. cit., p. 5 424 La poésie francophone est une manière autre que française d'exprimer la Francité. En effet, la Francité est la qualité de ce qui est français ou reconnu comme étant français. Mieux, elle est l'éloge de la culture française et de la langue française. Si son apparition date vers ou de 1963, elle était bel et bien manifeste au XVIe siècle avec le règne de la Pléiade. Le XVIe siècle est le siècle de la révolution littéraire, « car il s'agit de laver les textes originaux de leurs mal-façons et de leurs gloses. Cette découverte est inséparable de la poésie »1355. Il fallait exposer des idées neuves, révolutionner la poésie et faire l'apologie de la langue française contre ceux qui s'en servent, mais la servent mal, ce qui les conduit à la juger inférieure aux langues anciennes qu'ils vénèrent et croient plus dignes de leur art. Le groupe de la Pléiade a estimé ainsi que leurs prédécesseurs n'ont pas été capables de faire croître et embellir la langue française. Pour cette raison, il se doit de renouveler et d'enrichir cette langue. Il envisage de composer des mots en imitant la syntaxe latine et grecque, pourvu qu'ils soient beaux et significatifs. La poésie était le terreau consacré à la formation de la nouvelle langue. À la suite de ce siècle révolutionnaire, les poètes français ne cesseront de réformer la langue française et la poésie, sans oublier la culture française, pour ainsi dire. La réforme poétique a commencé bien avant François Malherbe, voire Arthur Rimbaud. Les auteurs de la Pléiade s'étaient souciés du rayonnement de la langue et de la culture française. À cette époque (le XVIe siècle), la Francité renvoyait à la symbiose culturelle des Celtes, Germains et Latins. En fait, cette symbiose donna naissance aux Francs (Peuple germanique qui donna son nom à la France). Les siècles suivants seront la continuité du XVIe siècle. Le XVIIe siècle avec le Classicisme. Le XVIIIe siècle, celui des Lumières. Le XIXe siècle est le siècle où la France s'est dotée d'une idéologie de l'assimilation, une justification morale pour préserver le rayonnement de sa culture et de sa langue. C'était la troisième République, Onésime Reclus propose la francisation des colonies. La politique culturelle s'amplifie à la Ve République avec la création d'un ministère des Affaires culturelles confié à l'écrivain André Malraux. Nous sommes au XXe siècle. L'esprit français, c'est-à-dire la Francité, est à son paroxysme, et à cette époque, on l'employa comme concept. Et ce, en 1963 par Senghor, qui, dans son entendement, devrait désigner l'ensemble des cultures, aussi différentes soient-elles, dont le point commun est la langue française, de même que l'expression d'une langue et d'une pensée dans toutes leurs variantes et leur diversité. En ce sens, il utilisa, le plus souvent, Francité au lieu de Francophonie pour parler de l'éloge du 1355 Robert SABATIER, Histoire de la poésie française : La poésie du seizième siècle, Éditions Albin Michel, Paris, 1975, p. 10 425 français comme langue universelle. Cependant, il joint la Négritude à la Francité pour exprimer la Francophonie. Des étudiants Négro-Africains vont user de la poésie pour affirmer la culture négro-africaine à travers un mouvement à la fois culturel, politique et littéraire : la Négritude. Elle vit le jour en 1935 par le biais d'une rencontre entre un Africain, un Martiniquais et un Guyanais. Ce sont Léopold Sédar Senghor, Aimé Césaire et Léon-Gontran Damas. L'oeuvre inaugurale de la Négritude est Pigments de Léon-Gontran Damas, en 1937 ; et l'article d'Aimé Césaire, « Conscience raciale et révolution sociale », publié en 1935 dans L'Étudiant noir, en est le manifeste. La Négritude est avant tout un mouvement poétique illustrant la culture de tous les peuples bafoués, colonisés. Césaire dit « Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n'ont point de bouche, ma voix, la liberté de celles qui s'affaissent au cachot du désespoir. »1356 Et Senghor de dire « J'ai choisi mon peuple noir peinant, mon peuple paysan, toute la race paysanne par le monde »1357. Ils ont été influencés par la culture française, et leur Négritude est fortement marquée par la poésie française. À cet effet, Michel Hausser en a à dire : Partageant la culture et les lectures de leurs homologues français, les poètes de la négritude utilisent, dans leur majorité, les mêmes interprétants que la poésie française « de la période correspondante »1358. Il va plus loin en disant « Loin d'éprouver de la haine pour le français, la négritude lui manifeste, au plus, un attachement, au moins, une acceptation résignée. »1359 À en croire Michel Hausser, la Négritude s'exprime en accord avec la langue et la tradition littéraire française. La Négritude présente une image et un modèle du poète et de sa poésie admettant que le français soit greffé aux langues indigènes tels que les langues africaines, le créole et bien d'autres langues. Nous avons une Négritude africaine avec Léopold Sédar Senghor qui, dans ses oeuvres, évoque le royaume d'enfance, Joal, l'enracinement aux valeurs culturelles de l'Afrique, la dénonciation de l'aliénation culturelle et politique ; et une Négritude antillaise avec Aimé Césaire et Léon-Gontran Damas. Leur contact avec Senghor permit de découvrir la composante africaine de leur identité. En évoquant la Martinique et la Guyane, ils manifestent leur colère et leur indignation. Leurs oeuvres étaient des cris de révolte contre les Puissances et l'assimilation. 1356 Aimé CÉSAIRE, Cahier d'un retour au pays natal, op. cit., p. 22 1357 Léopold Sédar SENGHOR, « Que m'accompagnent Koras et Balafong », Chants d'ombre, op. cit., p. 28 1358 Michel HAUSSER, Pour une poétique de la négritude, Tome II, Éditions Nouvelles du sud, 1991, p. 409 1359 Idem., p 412 426 Pour eux, les Antillais sont originaires de l'Afrique. Leur Négritude consistait à aller à la découverte de leurs origines et à rejeter les modèles politiques et culturels français ainsi que le capitalisme, le colonialisme et l'assimilation. Ils se découvrent étrangers sur une terre qui leur est largement hostile ou du moins indifférente. Des siècles d'esclavage, l'aliénation de l'Afrique, la souffrance des contradictions du métissage... En réaction à l'oppression culturelle du système colonial français, Césaire et ses amis vont proclamer haut et fort les valeurs de civilisation du monde noir à travers la Négritude. Elle est un mouvement d'écrivains issus en grande majorité des colonies françaises d'Afrique subsaharienne, des Antilles et de Guyane, qui émerge au milieu de brassage d'idées que provoquent en Europe les séquelles de la deuxième guerre mondiale, le mouvement surréaliste influencé par l'oeuvre de Rimbaud, la naissance de l'idéologie marxiste et les revendications des pays colonisés. Ces écrivains (la plupart des poètes) se découvrent alors une cause commune : le refus du dénigrement dont la race noire fait l'objet depuis les premiers contacts de l'Europe avec l'Afrique.1360 Cause à laquelle adhèrent Jean-Paul Sartre, André Breton, Robert Desnos, et quelques écrivains français et d'autres nationalités, légitimant ainsi la poésie négritudienne comme une poésie française faites par des Nègres. La présence de ces écrivains va réorienter la Négritude, elle sera désormais la poésie de tous les hommes opprimés vivant aux quatre horizons de la terre. À partir de cette poésie qu'apparue la notion de poésie nègre d'expression française, et ce jusqu'en 1962, date à laquelle fut remployé le terme Francophonie par Léopold Sédar Senghor. Et à cette date déjà, les poètes de la Négritude clamaient leur appartenance à la double culture, c'est-à-dire ils affirmaient également leur Francité (des poètes qui sont à la fois Africains, Martiniquais ou Guyanais et Français), comme jadis Arthur Rimbaud qui proclamait sa Négritité (il se disait être poète nègre bien qu'il ait des ancêtres gaulois)1361. Ils se disaient être poètes francophones tout simplement. Commençaient ainsi à se dessiner les contours de la poésie francophone ; et cette poésie, dont l'embryon était une Négritude fortement marquée par la Francité, regroupait non seulement les Africains, les Antillais, les Martiniquais, mais également les Français. Et l'accent fut mis sur le renouvèlement de la langue française et l'accord conciliant des cultures diamétralement opposées. 1360 Frano VRANÈIÆ, « La négritude dans cahier d'un retour au pays natal d'Aimé Césaire », Études Romanes de Brno, 36/2015/1, p. 196 1361 Arthur RIMBAUD, « Mauvais sang », Une saison à l'enfer, op. cit., pp. 5-12 427 À la suite de la Négritude, précisément celle d'Aimé Césaire, Édouard Glissant va créer l'Antillanité, voire la Créolisation.1362 Elle s'impose comme appropriation réciproque, et création culturelle et sociale entre des segments de populations, opposés sur le plan civil et social. Elle se veut ouverte et plurielle. À l'instar de la Négritude césarienne, la Créolisation admet, certes, la part africaine dans l'histoire et la culture antillaises, mais non pas à la prôner comme exclusive, car cette histoire et cette culture se sont construites à partir de plusieurs apports divers et hétérogènes. Ce qui signifie que l'Antillais n'a pas une identité stable, immobile ; elle se définit à chaque moment par de nouveaux apports. Qu'est-ce que la Créolisation ? Édouard Glissant y répond en disant que La Créolisation, c'est un métissage d'art ou de langage qui produit l'inattendu. C'est une façon de se transformer de façon continue sans se perdre. C'est un espace où la dispersion permet de se rassembler, où les chocs de culture, la disharmonie, le désordre, l'interférence deviennent créateurs. C'est la création d'une culture ouverte et inextricable, qui bouscule l'uniformisation par les grandes centrales médiatiques et artistiques. Elle se fait dans tous les domaines, musiques, arts plastiques, littératures, cinéma, cuisine, à une allure vertigineuse...1363 Autrement dit, « J'appelle Créolisation la rencontre, l'interférence, le choc, les harmonies et les disharmonies entre les cultures, dans la totalité réalisée du monde-terre. »1364 Comme le définit son concepteur, elle désigne bien l'imprévisible, née de l'élaboration d'entités culturelles inédites, à partir d'apports divers. Elle se différencie du métissage, prôné par la Négritude qui est prévisible, et nécessite certaines conditions d'épanouissement. Selon Alain Ménil, nous devons ce terme à l'historien Jamaïquain E. K. Brathwaite.1365 Cependant, avec Édouard Glissant, il sera connu comme une poétique. Il s'agit d'intégrer le français et le créole à une poétique de relation afin de prôner la création d'un « langage à partager par-delà les langues employées, en relation avec la réalité d'une antillaise plurilingue ».1366 Le terme de Créolisation est l'expression de la rencontre, du mouvement du monde qui se fait dans une société qui se métisse au gré des circonstances de l'histoire de l'humanité. La Créolisation est la façon de comprendre l'évolution du monde qui est en perpétuel changement. 1362 Cf. Édouard GLISSANT, Le discours antillais, Paris, Seuil, 1981, 503 p. 1363 Le Monde, « Pour l'écrivain Édouard Glissant, la créolisation du monde est irréversible », propos recueillis par Frédéric Joignot. Disponible sur http://www.lemonde.fr/disparitions/article/2011/02/04/pour-l-ecrivain-edouard-glissant-la-creolisation-du-monde-était-irreversible_1474923_3382.html 1364 Édouard GLISSANT, Traité du Tout-Monde, Gallimard, Paris, 1997, p. 194 1365 Alain MÉNIL, « La créolisation, un nouveau paradigme pour penser l'identité ? », Rue Descartes 2009/4 (n°66), p. 10 1366 Édouard GLISSANT, Le discours antillais, op. cit., p. 282 428 De gré ou de force, nous devons accepter, comme l'exige Édouard Glissant, la créolisation du monde1367, car les rencontres des peuples, des cultures, des langues se font chaque jour, et pas toujours de manière pacifique, parfois de façon brutale. Pour cette raison, il invite également la littérature française à se créoliser, c'est-à-dire à accepter les apports aussi divers des autres parlants français, au lieu de se renfermer sur elle-même. L'acceptation des apports divers n'altérera pas la spécificité de chacun. D'ailleurs, selon Senghor, Saint-John Perse aurait emprunté son style poétique au parler antillais.1368 La Créolisation vient renforcer les contours de la poésie francophone, définis par la Francité et la Négritude. Le 22 mai 1988, en Seine Saint Denis (France), une conférence est prononcée sur l'Éloge de la créolité donnant ainsi naissance à la Créolité. Trois personnes furent à la base. Ce sont Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant, Jean Bernabé. Ils revendiquent leur concept comme un projet littéraire et culturel susceptible de s'adresser à tout le monde. La Créolité prétend étendre et amplifier la Créolisation (l'Antillanité) d'Édouard Glissant. En fait, elle est un syncrétisme original de tous les éléments venus des quatre coins du monde ; un processus culturel correspondant à la naissance d'une civilisation mêlant les apports européens, africains, amérindiens et asiatiques. Les concepteurs affirment, à ce propos, que La Créolité est l'agrégat interactionnel, ou transactionnel, des éléments culturels caraïbes, européens, africains, asiatiques et levantins, que le joug de l'histoire a réunis sur le même sol1369. À en croire Jean Bernabé, l'un des auteurs d'Éloge de la Créolité, elle accomplit les promesses de la Négritude et de la Créolisation que ne l'ont fait celles-ci : La Créolité, qui est apparue après l'antillanité comme une critique de la négritude, remplit en fait les promesses et le programme de la négritude mieux que ne l'a fait la négritude elle-même, tant sur le plan de la construction du langage poétique que sur celui de l'exploration de l'imaginaire.1370 Ce qui signifie que la Créolité s'inscrit dans la filiation de la Négritude et de la Créolisation1371, et procède à une fécondation du français par le créole en intégrant le vécu et la culture créole 1367 Le Monde, « Pour l'écrivain Édouard Glissant, la créolisation du monde est irréversible », op. cit. 1368 Léopold Sédar SENGHOR, Dialogue sur la poésie francophone, op. cit., p. 377 1369 Patrick CHAMOISEAU, Raphaël CONFIANT et Jean BERNABÉ, Éloge de la créolité, Paris, Gallimard, 1993, p. 26 1370 Jean BERNABÉ, « De la négritude à la créolité : éléments pour une approche comparée », Études françaises, 282-3 (1992), p. 23 1371 Idem., p. 35 429 dans la culture française, c'est-à-dire dans la Francité. Jean Bernabé estime que la langue française est redevable à la rhétorique antillaise : Une langue française redevable à la rhétorique antillaise profonde plus qu'au champ des interférences syntaxiques ou lexicales fait de prose de Glissant un outil de recherche original en constante subversion par rapport au français et en perpétuelle méfiance vis-à-vis des séductions faciles du créole. Nul doute que l'antillanité ne soit, à cet égard une transition vers la créolité, qui, comme concept et comme mouvement, entend non seulement formuler le vécu antillais sur le mode la désaliénation et de réappropriation, mais encore intégrer à sa dynamique. La logique profonde qui a présidé à la créolisation, phénomène universel, singulièrement concrétisé dans la configuration spécifique dont se réclame l'antillanité1372. En réalité, à bien comprendre, la Créolité est un éloge du métissage culturel. Elle est une façon d'interroger et de comprendre l'univers qui se métisse, c'est-à-dire le monde qui nous entoure : la nature, les gens, les animaux, les végétaux, les événements. Elle est aussi la façon dont ces événements s'influencent pour former une nouvelle race qui n'appartient ni à l'Afrique, ni à l'Europe, ni à l'Amérique, ni aux pays orientaux. Alain Ménil, dans Les voies de la créolisation : essai sur Édouard Glissant, affirme que la Créolité nie la Francité et la Négritude, et qu'il y a une totale contradiction entre la Créolisation et la Créolité.1373 Nous constatons qu'il y a une grande antinomie entre les dires de Jean Bernabé et ceux d'Alain Ménil.1374 Dans tous les cas, la Créolité, pour s'affirmer, devrait prendre ses distances vis-à-vis de la Négritude et de la Créolisation dont elle se réclame, comme l'a fait la Négritude de la Francité. Cependant, ce qu'il faut retenir est qu'elle annonce ce que devrait être la poésie francophone, c'est-à-dire une poésie métisse. Abordons la dernière composante de la poésie francophone, qui pense donner un coup de massue à cette poésie, or, pourtant, elle la rehausse. Il s'agit de la Littérature-monde. En effet, elle est, dans sa forme idéologique, un contre-courant à la littérature francophone, voire à la poésie francophone. Elle regroupe tous les écrivains qui refusent d'être étiquetés d'écrivains francophones pour se réclamer comme des écrivains du monde de langue française. L'initiative est partie de Michel Le Bris et Jean Rouaud en 2007 avec le manifeste Pour une littérature-monde en français, paru à Le Monde du 16 mars 2007, apposé de quarante-quatre signatures. Dans la même année apparaît un ouvrage collectif Pour une littérature-monde sous la direction de Michel Le Bris, Jean Rouaud et Eva Almassy. En fait, le terme est 1372 Ibidem., p. 29 1373 Alain MÉNIL, Les voies de la créolisation : essai sur Édouard Glissant, Paris, Murmure, 2011, p. 352 1374 Nous nous refusons d'accéder au débat, car l'objectif de cette étude n'est pas d'appréhender minutieusement la Créolité, mais de montrer qu'elle est l'une des composantes de la poésie francophone. 430 apparu plutôt en 1992 dans un autre ouvrage collectif Pour une littérature voyageuse aux dires de Michel Le Bris. Ce terme désigne les oeuvres écrites en français par des écrivains dont la langue maternelle n'est pas française ou dont la nationalité n'est pas française. Avec la Littérature-monde, il n'est pas question de transiger ou de tergiverser sur l'intégration de la littérature française dans la littérature francophone ; au contraire, elle est la littérature des auteurs qui écrivent en français et qui ne dépendent pas de la France. Les auteurs réclament la fin de la relation centre-périphérie, et revendiquent l'universalité d'un art qui ne sera plus seulement l'apanage de la France, mais du monde. Ce qui semble rejoindre le concept d'Édouard Glissant : Traité du Tout-Monde. Ils veulent récréer la langue française, car elle n'est plus une propriété privée française. Selon Isabelle Constan, On comprend la volonté des écrivains de la littérature-monde de se constituer comme mouvement d'émancipation et de décolonisation de la langue française. Puisque les mots conditionnent, déterminent la pensée, ces écrivains d'ailleurs veulent s'émanciper de la pensée française. Ils suggèrent qu'il existe de nouvelles manières de penser en français.1375 La littérature francophone qui semble désigner la littérature des auteurs d'ailleurs n'est pas loin de la conception de la Littérature-monde qui renvoie également à la littérature des auteurs d'ailleurs qui utilisent le français pour écrire. Cette similitude rend ambigüe la notion même de la Littérature-monde. Elle n'est qu'une périphrase parmi tant de la littérature francophone. Cette ambigüité confirme la méconnaissance de la Francophonie senghorienne. En voulant mettre fin au débat de centre-périphérie, elle n'a fait que le déplacer vers d'autres domaines relevant de la politique. Au fond, la question y demeure toujours : Qui est et qui n'est pas auteur francophone ? Ou qui est et qui n'est pas auteur du monde ? Toujours est-il que la Littérature-monde « a elle aussi pour dénominateur commun, pour élément de cohésion, le français ».1376 Elle se veut aussi ouverte et plurielle abordant des thèmes aussi divers que les régions, les expériences et la création littéraire de ses auteurs. Raison pour laquelle, Niels Planel affirme qu'elle est un lieu refuge pour tous les auteurs qui refusent la dominance culturelle : En clair, la littérature-monde en français est un lieu de refuge pour ceux qui fuient toute forme d'impérialisme culturelle. La littérature-monde, c'est pouvoir 1375 Isabelle CONSTAN, « Littérature-monde : paradoxes et ambiguïtés », Les littératures francophones : pour une littérature-monde ?, 7, 2011, p. 72 1376 Véronique PORRA, « Malaise dans la littérature-monde (en français) : de la reprise des discours aux paradoxes de l'énonciation », op. cit., p. 121 431 s'approprier une réalité ou une conception qui n'est pas la mienne, sans intermédiation1377. En observant de façon minutieuse, méticuleuse la Littérature-monde, nous ne pouvons que dire qu'elle est une copie conforme de la Littérature francophone, et voire de la poésie francophone. En fait, cette littérature, se voulant un contre-courant, a plutôt mis en exergue les objectifs que s'est fixés la poésie francophone. Plusieurs démarches pour aboutir à un même résultat, à une même poésie, tel en est de la poésie francophone. Cette poésie se veut diversité dans l'unité, symbiose par complémentarité. Elle est la diversité des expériences, d'univers culturels dont le dénominateur commun est la recherche inlassable d'une poétique universelle dans une langue française qui ne cesse de se transformer, de se métisser, voire d'être fécondée par la création personnelle des poètes. La poésie est un genre universel, elle n'est pas l'apanage d'un peuple ou d'une race ; et l'écriture poétique ne tient pas compte de la langue, de la nation, de la race, de la culture, car le poète est le seul maître de sa langue et de son univers. L'écriture poétique est l'univers où le poète se démarque des autres pour exprimer ce qu'il ressent, voire ce qu'il sent et voit ; il peut même s'inventer une langue. Dans le cas de la poésie francophone, la langue française subira l'alchimie du verbe de la part des poètes. Le poète francophone est celui qui doit créer sa propre langue d'écriture, et ce dans un contexte culturel multilingue et métis. Raison pour laquelle, la poésie francophone est un mélange exquis de poésies en français africanisé, créolisé, voire en français métissé. Cela sous-entend que la poésie francophone est une poésie métisse qui témoigne d'une influence culturelle à la fois française, africaine, antillaise, belge, québécoise..., qui implique une langue française évidée des connotations hexagonales et qui contribue à l'avènement d'une nouvelle civilisation, celle de la symbiose et de la complémentarité, celle de l'unité dans la diversité, et qui est, chez Senghor, la Civilisation de l'Universel. Elle est le point de jonction entre la Francité, la Négritude, la Créolisation, la Créolité et la Littérature-monde, la Belgité, la Québécité... Cependant, les fondements idéologiques et les moyens mis en oeuvre pour y parvenir divergent fondamentalement. Autrement dit, la poésie francophone est un ensemble de 1377 Niels PLANEL, « Que la décolonisation littéraire commence ! Essai sur Pour une littérature-monde paru chez Gallimard en 2007 », op. cit., p. 9 432 différentes littératures appartenant à des espaces géographiques très variés, mais avec un dénominateur commun, la langue française enrichie par des particularismes linguistiques de chaque espace comme moyen d'expression. Ce qui fait la particularité de la poésie francophone est la diversité de poésie en langue française et des influences culturelles. Une oeuvre poétique qui ne témoigne d'aucune influence culturelle et qui n'implique pas une langue française modelée n'est pas digne de faire partie de la poésie francophone. Depuis le XVIe siècle jusqu'au temps contemporain (de nos jours), les poètes n'ont point cessé de modeler à leur guise la langue française, se démarquant parfois des prédécesseurs, et qui ne sont pas forcément de nationalité française.1378 Ce long cheminement de façonner la langue française par les poètes afin qu'elle soit une langue universelle a abouti, aujourd'hui, à la poésie francophone. Ce qui veut dire que les poètes francophones poursuivent l'oeuvre des poètes jadis en faveur de la langue française. Défendre et illustrer la langue française est la préoccupation de tous les poètes écrivant en français. Avec la poésie francophone, c'est l'évolution, l'invention permanente de la langue française accordant la primauté à la relation du sujet à l'objet, où chaque poète se rencontre tout en exprimant sa propre authenticité. Autrement dit, en lisant Senghor, nous devons avoir l'impression de lire Paul Claudel, John Perse, Rimbaud ou un quelconque poète d'expression française. Il n'est plus question d'imitation, mais de se nourrir des autres et de les restituer dans une nouvelle tradition grâce au génie du poète et à celui de la langue. Cela veut dire que les poètes doivent imiter en créant, procéder à la transmutation. La poésie francophone devient ainsi une poésie de l'intersection de toutes les poésies de langue française où les poètes s'expriment d'un accord conciliant sur le même sujet et le même objet, car l'essentiel est d'élaborer une même poésie francophone et pourtant diverse. À chaque siècle, une conception particulière de la poésie, car « [il] n'existe pas plusieurs espèces de poésie [...] mais seule existe la poésie, dont les aspects et les formes varient à l'infini selon les époques de l'histoire. »1379 Le XXIe siècle est celui de la poésie francophone. La conception de cette poésie fut la réflexion de Léopold Sédar Senghor. Elle ne parle pas par concepts ni par préceptes. Elle se veut unité dans la diversité, car « `'Toute maison divisée contre elle-même'Ç tout art ne peut que périr. La poésie ne doit pas périr, car alors, où serait l'espoir du monde ? »1380 1378 Robert SABATIER, Histoire de la poésie française : La poésie du seizième siècle, op. cit., p. 133 (Référence à l'Éclaircissent de la langue française de l'anglais John Palsgrave, 1530). Voir également Dictionnaire des étrangers qui ont fait la France, Paris, Robert Laffont, 2013, 955 p. [Sous la direction de Pascal ORY] 1379 Jean-Louis BÉDOUIN, La poésie surréaliste, Paris, Édition Segher, 1964, p. 11 1380 Léopold Sédar SENGHOR, « Comme les lamantins vont boire à la source », op. cit. (loc. cit.), p. 166 433 Avec la poésie francophone, il ne doit point exister de relation entre littérature et nation, c'est-à-dire on ne doit plus parler de poésie nationale. Cette poésie reflète les expériences concrètes d'une double culture. Il y a une implication avec d'autres univers culturels. En fait, Senghor a commencé d'écrire les poèmes en imitant les poètes français. Avec la Négritude, il a préconisé la défense et l'illustration des valeurs civilisatrices du monde noir avec le pèlerinage aux sources. Le retour aux sources lui permit de découvrir les poésies orales ouolof et sérère, ainsi que la poésie négro-africaine. La découverte de la poésie négro-africaine et de sa vocation de poète est due aux poétesses populaires de ses villages, Djilôr et Joal, ainsi que ses trois Grâces, comme il les appelle Koumba Ndiaye, Marône Ndiaye et Siga Diouf. Ce sont elles qui, par leurs poèmes-chants et leurs commentaires, l'ont révélé les caractères essentiels de la poésie sérère, ouolof, et partant de la poésie négro-africaine. Cette découverte lui permit, également, de cerner les différences entre la poétique française et la poétique négro-africaine. Il eut ainsi l'idée et l'ambition de créer ce qu'il appelle « une authentique poésie nègre qui ne renonce pas, pourtant, à être française », autrement dit une poésie nègre de langue française.1381 Il va alors substituer la dénomination de cette poésie par la poésie francophone, qui, pour lui, est une poésie à la fois intuitive et rationnelle, une poésie à la fois nègre et française, afin d'être en conformité avec sa conception de la Francophonie. Dès lors une question se pose, à savoir, quels sont les contours et les caractéristiques de cette poésie francophone. 1381 À ce propos, Senghor dira « C'est à mon arrivée à Tours que j'ai brûlé tous mes poèmes écrits jusque là et suis repartis à zéro. Dans mes premiers poèmes, j'avais trop subi l'influence de la poésie française. Je me suis donc mis à l'école de celles que j'appelle `' MES TROIS GRÂCES», poétesses de mon bourg natal. » 434 3. LES CONTOURS ET LES CARACTÉRISTIQUES DE LA POÉSIE FRANCOPHONE La poésie francophone est un champ poétique vaste, divers, aux contours difficilement cernables. Elle se constitue de la Francité, de la Négritude, de la Créolisation, de la Créolité, de la Belgité, de la Canadaneïté, de la Québécité et de la Littérature-monde... Cette diversité ne permet pas de la définir correctement. Il faut auparavant appréhender les contours des différentes composantes de cette poésie afin de définir ses propres contours. Or, il ressort que la poésie francophone est d'une unité dans la diversité qui permet à chacun de préserver son caractère individuel. Cependant, pour chaque individu, civilisation, époque, la poésie prendra une signification différente suivant les nécessités de chacun et le courant de son histoire. Il est également exact qu'une oeuvre poétique qui, à une époque donnée, répond à un certain besoin humain, peut agir tout autrement dans une civilisation différente.1382 La poésie, comme tout art ou toute identité, ne cesse de changer ; elle est en constante évolution et en perpétuel devenir, toujours nouvelle. Tel est le cas de la poésie francophone. Elle est un ensemble de contours, d'expériences, de vécus et de visions difficiles à définir. La comprendre et la délimiter pose toujours un nouveau problème : il faut nous placer dans une perspective qui nous permettra de saisir plutôt ses caractéristiques. Pour dire simplement que les contours de la poésie francophone sont difficiles à appréhender, parce qu'elle exige de nouveaux critères d'estimation et de jugements. Définir les contours reviendrait à établir une sorte de canevas dans lequel s'inscrira la poésie francophone, or elle annihile tout critère géolinguistique, et elle n'est ni figée ni limitée, puisqu'elle se veut ouverte, plurielle et unique. Il est, certes, difficile d'établir les contours de cette poésie, mais beaucoup plus facile de définir ses caractéristiques, car Léopold Sédar Senghor l'a déjà fait. En fait, il existe bien une théorie d'éléments de la conception de la poésie francophone qui est exposée dans ses oeuvres poétiques, et qui permet de cerner les caractéristiques de cette poésie. Il s'agit de faire une synthèse. Les caractéristiques de cette poésie données par Senghor se résument en quatre points : une poésie ontologique (une poésie humaine), une poésie 1382 d'Arcy HAYMAN, « L'art dans la vie de l'homme », L'art dans la vie de l'homme, la science dans la vie de l'homme, Unesco, op. cit., p. 9 435 symbolique (de symboles), une parole poétique (rythme, musique, mélodie) et une poésie mythopoétique (de mythes). Par ces caractéristiques, où veut en venir Senghor ? Le poète est un homme qui prend son inspiration dans le monde qui l'entoure, il exprime la réalité du monde sensible (terrestre). Il fait de la poésie une « arme chargée de future »1383, « une arme miraculeuse »1384, une insurrection (Pablo Neruda) et s'engage pour que les lendemains soient meilleurs. Pour cette raison, il se fait voyant (Arthur Rimbaud), un prophète (Pierre de Ronsard/Victor Hugo), un porte-parole du peuple1385 pour montrer la réalité profonde et faire devenir le monde insoupçonné qui se cache derrière le mur de la rationalité, pour guider les hommes vers des idées ou un engagement. Il n'est point indifférent de la situation humaine, il prend parti, et son parti est le devenir de l'homme, parce que l'art est l'essence même de ce qui est humain, comme le souligne Hayman d'Arcy : Tout enfant, tout homme, toute civilisation donne forme à ses sentiments et à ses idées par l'intermédiaire de l'art. L'art est l'essence même de ce qui est humain, il incarne l'expérience de l'homme et ses aspirations. Depuis que l'homme s'est affirmé en tant qu'homme, l'art a été son signe distinctif, et il n'a cessé d'être un créateur d'art. L'acte artistique et son objet sont l'expression et le témoignage constants de l'acte et des objectifs humains1386. La poésie étant un art ne peut qu'être l'essence même de ce qui est humain. Quant à Léopold Sédar Senghor, il veut que la poésie francophone soit une oeuvre humaine qui exige de l'homme son adhésion totale à une action constructive : « Bien sûr, il s'agit toujours de l'homme - comment pourrait-il en être autrement ? - mais surtout, peut-être, de l'au-delà de l'homme. »1387 Mieux, elle doit être l'essence de vie de l'homme1388, parce qu'elle est une vision ontologique de l'univers, de l'homme dans l'univers1389. Cette poésie traduit non seulement l'expérience personnelle du poète, mais aussi celle de l'humanité toute entière. Elle devient l'instrument à la fois universel et personnel par lequel les hommes se protègent et se libèrent. Elle est un sentiment global, capable d'unir les hommes tout en préservant à chacun son 1383 Gabriel CALAYA, « La poesia es un arma de cargada de futuro », De `' Cantos iberos», Turner, Madrid, 1976, (96 p.), pp. 57-58 1384 Aimé CÉSAIRE, Les armes miraculeuses, Gallimard, Paris, 1946, 161 p. 1385 C'est à juste titre qu'Aimé Césaire dit « Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n'ont point de bouche, ma voix, la liberté de celles qui s'affaissent au cachot du désespoir. », Cahier d'un retour au pays natal, op. cit., p. 22 1386 d'Arcy HAYMAN, « L'art dans la vie de l'homme », L'art dans la vie de l'homme, la science dans la vie de l'homme, Unesco, op. cit., p. 6 1387 Léopold Sédar SENGHOR, « Dialogue sur la poésie francophone », op. cit., p. 378 1388 Idem., p. 378 1389 Ibidem., p. 379 436 caractère d'individu. Elle est une source dynamique qui satisfait le besoin d'expression de l'homme et manifeste ses possibilités. Senghor revendique pour la poésie francophone la capacité de permettre à chaque humain de prendre connaissance de la particularité esthétique de ce qui l'entoure, de puiser l'inépuisable ressource des formes et des couleurs, de la splendeur d'une matière, de la puissance du rythme, du son, de toute création qui unit la poésie de la nature et celle de l'homme. Elle doit être, également, médiatrice entre le monde humain et le monde objectif et spirituel afin que les objets se fassent connaître à ou de l'homme.1390 Autrement dit, elle est « un cosmos dynamique, fait de relations entre les forces vitales : entre la terre, les astres et l'univers, les plantes, les animaux, les hommes et Dieu. »1391 Telle est la mission de la poésie francophone, n'est-ce pas celle de tout art ? Hayman d'Arcy de nous répondre en ces termes : La mission de l'art est d'enflammer et d'intensifier, de provoquer un puissant élan affectif et intellectuel, que vient rejoindre celui qui anime l'être humain dans ses relations avec la nature et avec ses semblables1392. De ce fait, la poésie francophone est liée au sacré, ici, dans le sens de voir le monde de façon spirituelle, car cette poésie doit être capable de parler au coeur et aux sens de l'homme, de lui apporter un enrichissement émotionnel et spirituel. Dans l'expérience humaine, la poésie est l'activité expressive ; elle est l'expression de la propre personnalité de l'homme. Elle caractérise un individu aussi bien qu'une civilisation. En fait, le sujet et l'objet de la poésie francophone demeurent l'homme, car elle lui permet de se connaître et de communiquer avec lui-même et avec son semblable. C'est dire qu'elle établit une sorte de communication, comme l'illustre l'extrait ci-dessous : Et je redis ton nom : Dyallo ! Ta main et ma main qui s'attarde ; et nos pensées se cher- chèrent dans la mi-nuit de nos deux langues soeurs [...] Et je redis ton nom : Dyallo ! Et tu redis mon nom : Senghor ! (Po : 60-61) Par son lyrisme, le poète francophone, en exprimant les sentiments et les émotions qui l'étreignent, doit se fait plus proche de l'homme. Sa poésie est un lyrisme qui renvoie 1390 A. Kibédi VARGA, « L'objet en poésie », <i>WORD</i>, 23:1-3, 1967, p. 559 1391 Léopold Sédar SENGHOR, « Dialogue sur la poésie francophone », op. cit., p. 381 1392 d'Arcy HAYMAN, « L'art dans la vie de l'homme », L'art dans la vie de l'homme, la science dans la vie de l'homme, Unesco, op. cit., p. 12 437 l'« Hypocrite lecteur - [son] semblable, - [son] frère ! »1393 à ses propres expériences et sensations. La poésie devient alors la voix de la personnalité intime de l'homme. Elle est un engagement, le témoignage et le symbole de l'énergie humaine. Elle éclaire et vivifie, également, l'expérience humaine. Le sceau de cette poésie est le devenir de l'homme. En effet, elle chante les substances essentielles, les êtres qui sous-tendent les apparences sensibles et qui ont cette vertu majeure de se transmuter en transcendant leur être pour parvenir au plus-être, en devenant intégralement humain.1394 Pour Senghor, cette poésie est une vision neuve de l'univers et une création panhumaine en même temps.1395 Le poète francophone prend les visions et les valeurs ordinaires des hommes, et les re-forme, nous dit également Senghor : Le poète, pour prendre cet exemple, se « convertissant » en Dieu par la force de sa parole, fait plus que reproduire le cosmos par la force du verbe divin, mais aussi par sa maîtrise de la langue, il le re-crée1396. Le poète francophone fait appel à la totalité de l'homme, son corps, sa sensibilité, son intelligence ; il les intègre en un seul acte, en un moment donné de l'homme. Au-delà de toute spéculation, il faut comprendre Senghor. Chez lui, la poésie francophone se veut un humanisme, puisque l'essence même de cette poésie est l'homme. Il en est le sujet et l'objet d'un monde nouveau et plus panhumain. C'est pour l'homme et autour de l'homme que s'orchestre la poésie francophone. Le poète francophone, par ses textes, doit donner vie à un nouveau monde à l'aide d'images, de symboles qui créent des visions ontologiques de l'univers. Il doit chercher à appréhender l'Homme à partir du langage poétique. Autrement dit, pour parler de la réalité profonde du monde, pour rapprocher des réalités, pour en créer une autre, le poète dispose d'autres outils tels que les symboles. L'une des caractéristiques de la poésie francophone définie par Senghor est l'utilisation des symboles. C'est, en effet, pour mieux communiquer que les hommes ont inventé des symboles, et le plus beau de tous est sans doute les lettres. Hayman d'Arcy renforce nos propos en ces termes : [...] c'est pour communiquer que les hommes ont inventé des symboles, et la création des symboles est l'une de leurs activités premières. En fait, c'est l'acte fondamental de l'esprit humain et il l'accomplit constamment. Il oriente les efforts de l'homme et stimule son imagination, il lui donne le sens des valeurs, aiguise ses 1393 Charles BAUDELAIRE, Les fleurs du mal, Librairie Générale Française, Paris, 1972, p. 7 1394 Léopold Sédar SENGHOR, « Dialogue sur la poésie francophone », op. cit., p. 407 1395 Idem., p. 408 1396 Ibidem., p. 380 438 perceptions et nourrit son enthousiasme. [...] Il faut que l'homme exprime par symboles ce qu'il a vécu et ressenti pour pouvoir le communiquer à d'autres hommes1397. En ce qui concerne l'utilisation des symboles, nous pouvons dire que la poésie ne lésine pas sur les symboles. Le mot y est plus qu'image analogique sans même le secours de la métaphore ou de la comparaison dans cette poésie. Tout y est signe et sens en même temps, comme l'illustre l'extrait ci-dessous : Tu es Zoulou par qui nous croissons dru, les narines par quoi nous buvons la vie forte Et tu es le doué-d'un-large dos, tu portes tous les peuples à peau noire. (Po : 127) Pour Senghor, la forme et la couleur constituent également un langage suffisant pour exprimer une émotion et la communiquer. Dans la poésie senghorienne, nous pouvons citer « Négresse blonde », « Aube blanche », « le Poète du lait noir de l'amour », « le regard noir du mamba », « au parfum d'oranger », « la verte lumière », « Hosties noires », « Le Lion noir », « sang noir », etc. pour exemplifier nos propos. À cet effet, Senghor asserte que Le mot y est plus qu'image, il est image analogique sans le secours de la métaphore ou de la comparaison. Il suffit de nommer la chose pour qu'apparaisse le sens sous le signe. Car tout est signe et sens en même temps [...] : chaque être, chaque chose, mais aussi la matière, la forme, la couleur, l'odeur et le geste et le rythme et le ton et le timbre, la couleur du pagne, la forme de la kôra, le dessin des sandales de la mariée, les pas et les gestes du danseur, et le masque, que sais-je ?1398 Il envisage la poésie francophone comme la forme la plus élevée de l'expérience symbolique qui ne s'appuie pas sur la raison discursive, mais sur l'instinct, c'est-à-dire l'intuition, la puissance d'imagination symbolique où tous les sens - les sons, les odeurs, les saveurs, les touchers, les formes, les couleurs, les mouvements - entretiennent de mystérieuses correspondances et donnent naissance aux images analogiques complexes, ambivalentes, multivalentes.1399 Nous devons entrer en contact avec le sens caché de l'univers par l'intermédiaire du symbole avec tout notre être, Parce que les paroles, [estime Senghor,] pour charmer au sens étymologique du mot, pour « incanter » doivent être exprimées en images analogiques, qui cachent et 1397 d'Arcy HAYMAN, « L'art dans la vie de l'homme », L'art dans la vie de l'homme, la science dans la vie de l'homme, Unesco, op. cit., p. 14 1398 Léopold Sédar SENGHOR, « Comment les lamantins vont boire à la source », op. cit., pp. 156-157 1399 Léopold Sédar SENGHOR, « Dialogue sur la poésie francophone », op. cit., p. 375 439 dévoilent en même temps, non des idées pures ou des sentiments, mais des idées-sentiments, qui cachent, en dévoilant, le signifié sous le signifiant.1400 La vraie poésie serait aux dires de Senghor celle qui met l'accent sur l'utilisation des symboles, comme nous pouvons le voir dans l'extrait ci-dessous : La sève d'Avril en mes veines chante, Des pirogues de passion sur leurs rapides dansent, Les sveltes Négresses décochent leur fougue, Flammes dansantes de clairs boubous, Cavales du Fleuve au plein galop. (O. Po : 339-340) Dans l'extrait, nous avons des symboles tels que « La sève d'Avril », « Des pirogues de passion », « Flammes dansantes », « Cavales du Fleuve »... Ces symboles donnent sens au texte et l'enrichissent. Nous avons également des images : « La sève d'Avril en mes veines chante », « Des pirogues de passion sur leurs rapides dansent »... C'est une suite d'images analogiques. Ces images intensifient la valeur des symboles dans le texte poétique, nous voulons dire, leurs sens. Les symboles sont un caractère essentiel de la poésie. Jean-Marie Guyau ne dit point le contraire : Le symbolisme est un caractère essentiel de la vraie poésie : ce qui ne signifie et ne représente pas autre chose que soi-même n'est pas vraiment poétique. S'il y a une sorte d'égoïsme des formes qui fait qu'elles vous disent seulement moi, sans vous faire rien penser au-delà d'elles-mêmes, il y a aussi une sorte de désintéressement et de libéralité des formes qui fait qu'elles vous parlent d'autre chose qu'elles-mêmes et, par-delà leurs contours, vous ouvrent des horizons sans limites. C'est alors seulement qu'elles sont poétiques. Alors aussi elles ne sont plus purement matérielles : elles prennent un sens intellectuel, moral et même social, en un mot, elles deviennent des symboles. Pour leur donner ce caractère, il n'est pas besoin d'introduire dans le style l'allégorie précise des anciens, ni le vague de certains modernes qui croient qu'il suffit de tout obscurcir pour tout poétiser, ou de supprimer les idées pour avoir des symboles. C'est par la profondeur de la pensée même et de l'émotion qu'on donne au style l'expression symbolique, c'est-à-dire qu'on lui fait suggérer plus qu'il ne dit et qu'il ne peut dire, plus que vous ne pouvez dire vous-même1401. Ce que nous retenons de Jean-Marie Guyau est que le symbole exprime la profondeur de la pensée et de l'émotion, et suggère plus qu'il ne dit. Le symbole imprime sa marque de suggestion à la poésie. Senghor, en s'inscrivant dans la logique de Jean-Marie Guyau, dit que le symbole n'est pas seulement objet de connaissance, mais objet de pratique. Pas besoin de 1400 Idem., p. 389 1401 Jean-Marie GUYAU, L'art au point de vue sociologique, Paris, Alcan, 1889, p. 300 440 métaphore, un seul mot, « à travers des forêts de symboles »1402, pour nommer les choses afin de prophétiser la Cité de demain, qui renaîtra des cendres de l'ancienne1403, participant, ainsi, à l'expression d'une vision intuitive, voire ontologique.1404 Cependant, le pouvoir de l'image analogique - du symbole - est libéré sous l'effet du rythme. Et Senghor de le confirmer en ces termes : Mais le pouvoir de l'image analogique ne se libère que sous l'effet du rythme. Seul le rythme provoque le court-circuit poétique et transmue le cuivre en or, la parole en verbe. [...] Nombril même du poème, le rythme, qui naît de l'émotion, engendre à son tour l'émotion.1405 Aux dires de Senghor, l'émotion naît de la vibration sonore - c'est-à-dire le rythme - et non de l'image poétique. De ce fait, la poésie francophone doit être capable d'émotionner l'homme par le biais du rythme. En conséquence, le rythme serait aussi une des caractéristiques de la poésie francophone. Le rythme est bel et bien l'une des caractéristiques de cette poésie. En effet, il est un phénomène universel, puisqu'on le retrouve dans toutes les activités humaines. En plus, il est la clef de toute poésie, car, c'est lui qui crée la mélodie, la musique, l'émotion, voire le langage poétique. Mieux, il n'y a pas de rythme sans mélodie, et l'accord harmonieux, entre ces deux, donne naissance à la parole poétique. Autrement dit, le rythme préside à la naissance du poème, à en croire Léopold Sédar Senghor : Nous sommes d'accord que si, dans la poésie, l'élan créateur ou la puissance mythique doit avoir la primauté, la priorité revient à la maîtrise du langage, mais aussi de la langue. Sans quoi, il ne peut y avoir de parole poétique. Surtout lorsqu'il s'agit de la langue française1406. La parole poétique tient une place importante dans l'élaboration du poème, et est liée essentiellement au rythme et à la mélodie. Il faut partir du rythme pour appréhender la parole poétique, qui engendre non seulement la mélodie, mais aussi l'image par son élan itératif et, partant, suggestif et créatif.1407 1402 Charles BAUDELAIRE, « Correspondances », Les fleurs du mal, Paris, Librairie générale française, 1972, p. 16 1403 Léopold Sédar SENGHOR, « Comment les lamantins vont boire à la source », op. cit., p. 158 1404 Léopold Sédar SENGHOR, « Dialogue sur la poésie francophone », op. cit., p. 390 1405 Léopold Sédar SENGHOR, « Comment les lamantins vont boire à la source », op. cit., pp. 158-162 1406 Léopold Sédar SENGHOR, « Dialogue sur la poésie francophone », op. cit., p. 388 1407 Idem., p. 394 441 Le rythme est sur quoi repose la poésie francophone. Cette poésie se veut parole poétique neuve. Dans cette poésie, le rythme n'est pas seulement dans les accents du français, mais également dans les répétitions des mots, voire dans les timbres, les intensités et les durées, estime Senghor : Je dis que le rythme demeure le problème. Il n'est pas seulement dans les accents du français moderne, mais aussi dans la répétition des mêmes mots et des mêmes catégories grammaticales voire dans l'emploi - instinctif - de certaines figures de langue : allitérations - assonances, homéotéleutes, etc...1408 Le rythme n'est pas une répétition en tant que tel, mais il se saisit dans des contrastes complémentaires, des allitérations et des assonances, plus subtilement, dans le jeu des sémantèmes et des morphèmes, qui renforce celui des signes et des sens : des images analogiques.1409 À cet effet, il affirme qu' Il reste que le rythme du poème [...] n'est pas seulement dans la succession, ordonnée, des syllabes accentuées et atones, il est aussi dans la répétition qui ne se répète pas de certaines expressions, de certains mots, voire de certains syllabes ou voyelles.1410 Nous pouvons appréhender cette définition du rythme dans les poèmes de Senghor, en occurrence dans « Poème liminaire » d'Hosties noires : Vous Tirailleurs Sénégalais, mes frères noirs à la main chaude sous la glace et la mort Qui pourra vous chanter si ce n'est votre frère d'armes, votre frère de sang ? [...] Qui pourra vous chanter si ce n'est votre frère d'armes, votre frère de sang Vous Tirailleurs Sénégalais, mes frères noirs à la main chaude, couchés sous la glace et la mort ? (Po : 53-54) Le rythme, dit Léopold Sédar Senghor, Ce n'est pas une « répétition monotone » d'un vers, d'une expression, d'un mot, d'un son. C'est la reprise d'une idée-sentiment pour intensifier l'expression par effet de surprise - qu'on attendait et n'attendait pas1411. 1408 Léopold Sédar SENGHOR, « Comme les lamantins vont boire à la source », op. cit., p. 161 1409 Léopold Sédar SENGHOR, « Dialogue sur la poésie francophone », op. cit., p. 396 1410 Léopold Sédar SENGHOR, « La culture africaine », op. cit., p. 6 1411 Léopold Sédar SENGHOR, « La Négritude métisse », Postface à Poème d'Édouard Maunick, Présence Africaine, Paris, 2001, p. 323 442 Il est l'élément vital du langage quotidien, et la condition première de la parole poétique. C'est un révélateur de la langue. Le rythme, selon toujours Senghor, est construit par la présence de trois accents à intervalles réguliers ou non sur des syllabes, des mots ou des phonèmes d'un énoncé (rythme ternaire). Cette idée est mise en évidence dans l'un de ses poèmes intitulé « LE KAYA-MAGAN » : Car je suis les deux battants de la porte, rythme binaire de l'espace, et le troisième temps Car je suis le mouvement du tam-tam, force de l'Afrique future. (Po : 103) Cependant, il préconise le rythme asymétrique. Ce rythme n'est ni binaire ni ternaire, mais les deux à la fois. Il est un élément de caractérisation de la poésie francophone. Dans cette poésie, les mots doivent danser ensemble au rythme du tam-tam, du hautbois ; ils doivent faire l'amour, reins contre reins, pour devenir parole poétique, voire musique, estime Senghor1412 : [La parole poétique] possède une vertu magique, mais aussi dans la seule mesure où elle est rythmée, devient poème. Or, toute parole sociale, toute parole solennelle est rythmée [...] et toute parole rythmée devient musique, s'accompagnant souvent d'instrument de musique [...]. La musique ne peut être dissociée de la parole. Elle n'en est pas qu'un aspect complémentaire, elle lui est consubstantielle [...]. La musique ne peut non plus se concevoir sans le geste, sans danse [...]. Ni la danse sans la peinture et la sculpture.1413 Nous comprenons ici que le rythme doit être le « fruit de l'intuition et de l'expérience plus que la raison discursive »1414, puisqu'il engendre la musique, et la musique à son tour la poésie. Par conséquent, la poésie francophone doit être chantée. Elle devient ainsi chant, sinon musique1415. Et Senghor avance également que Le rythme, pour y revenir, est l'élément le plus vital du langage : il en est la condition première, et le signe [...]. Le rythme explique que la plupart des poèmes soient faits pour être déclamés ou chantés [...]. Sa seule loi est d'être un accompagnement à l'émotion comme la batterie d'un jazz [...]1416. La poésie francophone, soutient Senghor, doit être de la vraie musique engendrée par l'emploi escient du rythme. En cela, il rejoint Eustache Deschamp (L'Art de dictier, XVIe siècle), Pierre 1412 Léopold Sédar SENGHOR, « La Négritude métisse », op. cit., p. 305 1413 Léopold Sédar SENGHOR, Liberté I, op. cit., p. 241 1414 Idem., p. 165 1415 Léopold Sédar SENGHOR, « Comme les lamantins vont boire à la source », op. cit., p. 165 1416 Léopold Sédar SENGHOR, Liberté I, op. cit., pp. 111-112 443 de Ronsard (L'abrégé de l'art poétique, XVIe siècle), Victor Hugo (Préface de Cromwell, 1827, XIXe siècle), Paul Verlaine (« Art poétique », Jadis et Naguère, 1884, XIXe siècle), Stéphane Mallarmé (Quart au livre, 1895, XIXe siècle), Henri Bremond (La poésie pure, 1925, XXe siècle) et Paul Claudel (Réflexions et propositions sur le vers, 1925, XXe siècle). La poésie, sans les voix, n'est nullement agréable, non plus que les instruments sans être animés de la mélodie d'une plaisante voix (Pierre de Ronsard). À en croire Senghor, la poésie francophone est « de la musique avant toute chose »1417, et la grande règle veut qu'elle soit agréable avec des paroles plaisantes au coeur et à l'oreille. La poésie - et surtout la poésie francophone - est liée à la musique ; elle doit être chantée, car elle est une clameur. À cet effet, Léo Ferré dit que La poésie est une clameur, elle doit être entendue comme la musique. Toute poésie destinée à n'être que lue et enfermée dans sa typographie n'est pas finie ; elle ne prend son sexe qu'avec la corde vocale tout comme le violon prend le sien avec l'archet qui le touche1418. C'est cela la poésie du XXIe siècle, et Senghor n'affirme pas le contraire, car chez lui le poème n'est accompli que s'il se fait chant, parole et musique en même temps. De ce fait, nous pouvons dire que le poète francophone est héritier d'une longue tradition poétique qui privilégie la musicalité et le rythme. Il accorde de l'importance au rythme qui donne la mélodie à son poème où l'allitération, l'assonance, la répétition jouent un rôle majeur, comme dans les anciennes poésies celtiques, germaniques et négro-africaines, dans la parole poétique qu'il crée, afin que son poème soit parole plaisante au coeur et à l'oreille. Autrement dit, le rythme est au centre de la poésie francophone. Et ce rythme est issu des traditions orales africaines, de la transe des tams-tams, et de la métrique française. Le rythme est métissé et se caractérise par la nomination, des procédés sonores (assonances, allitérations), la répétition et des images analogiques (personnification, allégorie, rejet...). La nomination sera illustrée par un extrait de « L'homme et la bête » : Je te nomme Soir ô Soir ambigu, feuille mobile je te nomme Et c'est l'heure des pleurs primaires, surgies des entrailles d'ancêtres. (Po : 97) Pour les procédés sonores, le rythme est assuré par l'emploi de l'assonance et de l'allitération. Nous avons pour l'assonance cet extrait de « Que m'accompagnent koras et balafong » : 1417 Paul VERLAINE, « Art poétique », Jadis et Naguère, 1884, p. 16 1418 Léo FERRÉ, « À l'école de la poésie », Poète...vos papiers, 1956 (Préface, oeuvre musicale) 444 Mais toutes les hymnes chantés, toutes les mélopées déchirées par la trompette bouchée Toutes les joies dansées oh !toute l'exultation criée. (Po : 33) L'allitération, quant à elle, sera mise en évidence par cet extrait de « L'absente » : Les mots s'envolent et se froissent au souffle du Vent d'Est comme les monuments des hommes sous les bombes soufflantes Mais le poème est lourd de lait et le coeur du Poète brûle un feu sans poussière. (Po : 113) La répétition, dans la poésie francophone, en particulier chez Senghor, crée une sorte de parallélisme asymétrique, voire d'oppositions binaires ; elle est également une sorte d'anaphore, de palillogie, d'antépiphore et de polysyndète. Nous avons, par exemple, pour : - Le parallélisme/oppositions binaires (un extrait de « LE KAYA MAGAN ») : Je dis KAYA MAGAN je suis ! Roi de lune, j'unis la nuit et le jour Je suis Prince du Nord du Sud, du Soleil-levant Prince du Soleil-couchant (Po : 102) - La construction symétrique (un extrait de « Au gouverneur Éboué ») : Ébou-é !tu es le Lion au cri bref, le Lion qui est debout et qui dit non ! Le Lion noir aux yeux de voyance, le Lion noir à la crinière d'honneur (Po : 72) - L'anaphore : répétition des mêmes mots en tête de vers ou de verset (un extrait de « Chant de printemps ») : Écoute le bruissement blanc et noir des cigognes à l'extrême de leurs voiles déployées Écoute le message du printemps d'un autre âge d'un autre continent Écoute le message de l'Afrique lointain et le chant de ton sang ! (Po : 83) - La palillogie : répétition des mots sans conjonction de coordination (un extrait de « Luxembourg 1939 ») : Sans flâneurs sans eaux, sans bateaux sur les eaux, sans enfants sans fleurs. (Po : 63) 445 - L'antépiphore : répétition de la même formule ou du même vers dans les positions variées, par exemple, au début du poème et à la fin du poème ou d'une période ou d'une strophe. (un extrait de « Poème liminaire ») : Vous Tirailleurs Sénégalais, mes frères noirs à la main chaude sous la glace et la mort [...] Vous Tirailleurs Sénégalais, mes frères noirs à la main chaude, couchés sous la glace et la mort ? (Po : 53-54) - La polysyndète (un extrait de « Lettre à un prisonnier ») : Vous ignorez les restaurants et les piscines, et la noblesse au sang noir interdite Et la science et l'Humanité, dressant leurs cordons de police aux frontières de la négritude. (Po : 81) Quant aux images analogiques, nous verrons seulement la personnification. Celle-ci est mise en évidence dans l'extrait ci-dessous : New York ! je dis New York, laisse affluer le sang noir dans ton sang Qu'il dérouille tes articulations d'acier, comme une huile de vie Qu'il donne à tes ponts la courbe des croupes et la souplesse des lianes. (Po : 115) Dans cet extrait, nous y trouvons, également, la comparaison, le rejet, et l'allégorie. C'est un ensemble, une symbiose d'images analogiques.1419 Cette symbiose d'images montre que « toute parole [chez Senghor] est enceinte d'images analogiques »1420, et ceci donne du rythme au poème élaboré, c'est-à-dire son sens et sa signification. Sans vouloir être exhaustif, nous nous permettons de nous arrêter sur ces quelques caractéristiques du rythme chez Senghor. L'art subtil avec lequel il introduit les éléments rythmiques de la poésie négro-africaine dans son écriture, l'habilité avec laquelle il les mêle aux éléments rythmiques de la poésie française, montre que le rythme participe de fort manière à l'élaboration du poème, et il est celui également qui fait du poème musique. Il est une organisation du sens dans le discours poétique. La poésie francophone est, par conséquent, une poésie authentique, parce que « la poésie, dans son essence même, n'est pas seulement liée à la musique, mais fait corps avec elle. »1421 Elle renvoie aux catégories du son, des structures grammaticales, syntaxe y compris. 1419 Léopold Sédar SENGHOR, « Dialogue sur la poésie francophone », op. cit., p. 390 1420 Idem., p. 392 1421 Paul FRIEDRICH, « Mythes, poésie et musique (dans les grands mythes-poèmes) », op. cit., p. 106 446 Elle devient la musique de la langue, un artéfact rendant la langue poétique, autrement dit un langage rythmé qui nous ramène aux mythes - parce que le mythe est un ensemble, une symbiose d'images analogiques1422 -, soit en créant de nouveaux, soit en reprenant les anciens ; mais toujours est-il qu'elle les charge de nouvelles images et, partant, de nouvelles significations. Le rythme produit l'image poétique, « [...] fait la parole verbe et image, je veux dire symboles, les phénomènes prosaïques de notre vie quotidienne »1423 des mythes. La poésie francophone, c'est aussi son aspect mythique. Les mythes sont également l'une des caractéristiques de cette poésie-vision, comme la désigne Léopold Sédar Senghor. Elle est l'expression d'un mythe ancien ou actuel : De nouveau, ce qui me frappe, chers Amis, dans nos vies, dans nos consciences, dans nos âmes parallèles, c'est, avec l'inspiration, dont je vais parler maintenant, notre commune fidélité à nos idées-sentiments, à ces images archétypes surgies de l'expérience personnelle comme de la conscience ancestrale, que l'on nomme « mythe ».1424 En réalité, Senghor ne conçoit pas la poésie comme un mythe. Il ne dit pas que la poésie est un mythe, au contraire, il dit comment le poète a recours au mythe pour dire sa poésie. Voyons à présent sa définition du mythe : Mais qu'est-ce qu'un mythe ? Pour les dictionnaires, c'est d'abord, un « récit fabuleux d'origine populaire », faisant vivre des êtres - dieux, hommes, animaux, plante, phénomènes - qui symbolisent des forces de la nature ou des aspects de la condition humaine. Mais n'oublions pas de noter qu'il y a des mythes modernes, voire contemporains, qui ont pour objets un homme vivant, un fait actuel : la Deuxième guerre mondiale, de Gaulle, Churchill, la Bombe atomique, Carter, Brejnev, etc.1425 De cette définition, nous voyons que Senghor affirme qu'il existe des mythes contemporains qui diffèrent par leur conception définitionnelle des mythes définis par les dictionnaires. Pour lui, [...] si l'on prend le mot au sens étymologique du mot, au sens grec, et non pas au sens du XXe siècle [...], le mythe était une histoire symbolique traduisant une réalité essentielle, tandis que, pour les modernes, le mythe, c'est seulement une apparence et, pour dire, une illusion.1426 1422 Léopold Sédar SENGHOR, « Dialogue sur la poésie francophone », op. cit., p. 390 1423 Léopold Sédar SENGHOR, Liberté 1, op. cit., p. 176 1424 Léopold Sédar SENGHOR, « Dialogue sur la poésie francophone », op. cit., p. 385 1425 Idem., p. 382 1426 Daniel GARROT, Léopold Sédar Senghor critique littéraire, NEA, Dakar, 1978, p. 148 (Réponse de son excellence monsieur le président Léopold Sédar Senghor au questionnaire que lui avait adressé l'auteur). 447 Ce qui signifie qu'il y'a une différence entre mythe en tant que récit fabuleux, histoire symbolique et mythe en tant que moderne. À l'en croire, le poète doit être capable de rendre les événements ou les phénomènes, voire les êtres vivants en mythe, c'est-à-dire en histoire symbolique traduisant une réalité essentielle. En d'autres mots, il préconise que le poète se doit de fabriquer des mythes, parce que, selon lui, un poète authentique est celui qui chante les mythes.1427 La poésie devient ainsi le lieu privilégié pour l'expression et l'utilisation du mythe. C'est pourquoi, chez lui, les mythes s'orchestrent autour des figures de la Reine de Saba, de Chaka, de Kaya-Magan, de Taga de Mbaye Dyob, des Tirailleurs sénégalais, d'Aynina Fall, de Martin Luther King, de Georges Pompidou, de la princesse de Belborg... Cependant, il existe une opposition entre les deux, c'est-à-dire entre la poésie et le mythe, comme l'affirme Irène Gayraud : À première vue, mythe et poésie s'opposent sur des points déjà maintes fois analysés par les structuralistes, anthropologues ou sémioticiens de tous pays. Tout d'abord, le mythe est avant tout un récit, une narration, alors que la poésie s'affranchit souvent du narratif au profit d'une dimension beaucoup plus verticale. Ensuite, le poème est immuable, un objet parfait dans sa forme, et difficilement traduisible dans une autre forme, alors que le mythe n'a pas de forme (il n'a que des structures), il change sans cesse, n'est pas fixé dans un seul texte primordial. La poésie est dépendante du langage, alors que le mythe est sens pur, symbole, qui se détache d'un texte figé.1428 Bien qu'elle montre la différence qui existe entre la poésie et le mythe, elle affirme que le mythe est symbole, or chez Senghor, la poésie se veut aussi symbole. Ce qui suppose qu'il y a, en fait, une relation de complémentarité, de correspondance entre la poésie et le mythe, car tous deux sont un discours symbolique, codé, qui doit être déchiffré pour être entendu. Si en théorie, le mythe et la poésie diffèrent radicalement l'un de l'autre, c'est sur un seul aspect, celui de la musicalité.1429 En fait, la poésie est musique, et le mythe ne l'est pas. En pratique, le mythe comme la poésie aborde, explicitement ou implicitement, et rend plus intelligibles, les ramifications de la vie sociale et psychologique, engage des problèmes sociaux profonds et souvent irrémédiables, l'inconnu, l'étrange et la métaphysique, ainsi que des protagonistes surhumains. De ce fait, le mythe a un lien avec la poésie, car des héros mythiques ont été utilisés par les poètes dans leur création poétique. Jean-Louis Joubert ne dit pas le contraire : 1427 Léopold Sédar SENGHOR, « Dialogue sur la poésie francophone », op. cit., p. 383 1428 Irène GAYRAUD, « Pourquoi des mythes en poésie ? », Pupilles d'encre, 28 juin 2010. Disponible sur https://irenegayraud.wordpress.com/2010/06/28/pourquoi-des-mythes-en-poesie/ (Consulté le 03/08/2018) 1429 Paul FRIEDRICH, « Mythes, poésie et musique (dans les grands mythes-poèmes) », op. cit., p. 100 et p. 106 448 Mythe et poésie semblent présenter des affinités plus constantes. Toutes les collectivités humaines recourent à des mythes, c'est-à-dire, au sens propre, à des récits fabuleux, histoires de dieux ou de héros légendaires, qui sont tenus pour vrais par les sociétés qui racontent bien que leur caractère de fiction éclate aux yeux de tous.1430 Partons d'une autre définition du mythe pour mieux mettre en évidence le rapport de correspondance entre la poésie et le mythe. C'est celle de Sandra Glatigny : Suivant les travaux de Mircéa Eliade et du formaliste André Jolles, on peut définir le mythe comme un récit, à l'origine oral et anonyme, universel et atemporel qui répond aux interrogations humaines de telle sorte qu'il admet plusieurs niveaux de lecture, du plus concret et littéral au plus abstrait et symbolique1431. ».1433 Qu'en est-il de la poésie, dans ce cas présent ? La poésie comme la prose poétique se distingue par la densité et l'intensité des figures et des images, par son grand pouvoir figuratif. Elle s'interroge sur la condition humaine et admet également plusieurs niveaux de lectures. Pour nous convaincre, prenons comme exemple l'épopée. L'épopée est, à la fois, un poème et un récit fabuleux où le merveilleux se mêle au vrai, la légende à l'histoire et dont le but est de célébrer un héros ou un grand fait afin d'éduquer l'homme. Raison pour laquelle, Sandra Glatigny laisse entendre que « l'épopée est un vecteur du mythe qui s'en nourrit et prolonge les archétypes »1432, puisque l'épopée peut être appréhendée comme un poème (épique). En d'autres mots, cela sous-entend que la poésie est un porteur de mythes. Paul Friedrich affirme, à juste titre, que « [...] tous les grands poèmes sont informés et régis par les mythes [...] On comprend que le mythe donne une forme, une structure, une signification à la poésie, détermine la grandeur de la poésie ou ce que devrait dire la poésie. Pierre Renauld corrobore nos propos en ces termes : Pour les romantiques allemands, la poésie est mythologique en son essence, et Frédéric Schlegel réclamait la formation d'une nouvelle mythologie comme condition préalable au renouvellement de la poésie1434. Léopold Sédar Senghor s'inscrit dans la même logique que Frédéric Schlegel en disant que la mission du poète est de refaire et de parfaire la création poétique avec des images symboliques, archétypes ou actuelles, c'est-à-dire avec des mythes.1435 En fait, Senghor affirme que la poésie 1430 Jean-Louis JOUBERT, La Poésie, Paris, Armand Colin, 2006, p. 16 1431 Sandra GLATIGNY, « Le mythe comme forme du poétique persien », Questions de style, n° 4, 2007, p. 14 1432 Idem., p. 14 1433 Paul FRIEDRICH, « Mythes, poésie et musique (dans les grands mythes-poèmes) », op. cit., p. 113 1434 Pierre RENAULD, « Mallarmé et le mythe », Revue d'Histoire Littéraire de la France, 73e Année, No. 1 (Jan. - Feb. 1973), p. 48 1435 Léopold Sédar SENGHOR, « Dialogue sur la poésie francophone », op. cit., p. 386 449 francophone est mythopoétique1436, autrement dit une fabrique de mythes, qui n'est autre que le caractère sacré de la parole poétique. Cette poésie doit être comprise ici comme un mécanisme de transposition (réécriture, mention, allusion) intégrant, à la fois, des formes discursives et des formes de pensée tout en incorporant dans le texte des mythes archétypes ou actuels qui serviront à façonner l'être humain moralement, spirituellement et intellectuellement. Senghor argue que le mythe participe à une vision ontologique : Le mythe, lui, est un ensemble, une symbiose d'images analogiques - de comparaisons, encore plus, de métaphores -, liées par leurs qualités, je veux dire leurs sens, parce que participent toutes à l'expression d'une vision intuitive : ontologique1437. L'apport des mythes dans la poésie est d'arriver à l'expression, non pas la plus expressive, mais la plus parfaite, parce que la plus humaine, qui plaise, à la fois, au coeur et à l'oreille, afin de dire l'indicible d'une vision neuve de l'univers et d'une création panhumaine. C'est la raison pour laquelle, il exige la présence des mythes dans la poésie francophone ou que cette poésie soit une fabrique de mythes. Autrement dit, il n'y a pas de poésie francophone s'il n'y a pas d'absolue création de mythes. Léopold Sédar Senghor n'a pas présenté les contours de la poésie francophone, parce que cette poésie se nourrit de tous les apports poétiques venant de tous les horizons du monde. Cependant, il nous en a fourni ses caractéristiques, qui se résument en quatre : Une poésie ontologique (poésie humaine), Une poésie rythmique (la parole poétique), Une poésie symbolique (l'utilisation de symboles et d'images analogiques), Une poésie mythopoétique (dans le sens de fabrique de mythes). De ce fait, nous disons que la poésie francophone est essentiellement symbolique, et fondée sur le chant de la parole incantatoire, et construite sur l'espoir de créer une Civilisation de l'Universel, fédérant les traditions poétiques et culturelles par-delà leurs différences. Elle est parole imagée, parole sensible, voire sensuelle et concrète, parole musicale et rythmique dans une harmonie, dans l'accord établi entre le symbole, la musique et le mythe pour l'éducation et le bien-être de l'espèce humaine. Ces quatre caractéristiques sont inhérentes à la poésie francophone. Elles s'imbriquent les unes des autres, 1436 Véronique GÉLY, Pour une mythopoétique : quelques propositions sur les rapports entre mythe et fiction. Disponible sur http://www.vox-poetica.org/sflgc/biblio/gely.html (Consulté le 03/08/2018) 1437 Léopold Sédar SENGHOR, « Dialogue sur la poésie francophone », op. cit., p. 390 450 et forment un tout indissociable créant ainsi un langage si nouveau et agréable à l'ouïe. Elles en sont l'empreinte indélébile. Cependant, elles sont laissées à la portée du poète. C'est le poète qui choisit ou qui détermine ce qui doit être rythme, symbole, mythe dans sa poésie, et il ne doit pas oublier que son objectif est l'homme. Ce qui est rythme, symbole ou mythe dans la poésie senghorienne n'est pas le même chez Césaire ou chez Alain Bosquet. Néanmoins, tous les poètes se rencontrent, parce qu'ils font la même poésie qui se veut ontologique, rythmique, symbolique et mythopoétique. En fait, la poésie francophone use de la stupéfiante image dans un accord harmonieux du rythme et de la mélodie tout en s'imprégnant du mythe. La verve poétique francophone doit revêtir une fonction unificatrice, créatrice, et de synthèse des traditions africaine et européenne. Elle est identifiée à une vaste dynamique d'éléments significatifs. Le poète francophone, parce qu'il fait partie de la société et héritier de plusieurs traditions poétiques, est appelé, par son oeuvre, à parler au coeur et aux sens (sensoriels et sensuels) de l'homme en lui apportant un enrichissement émotionnel et spirituel tout en prenant en charge l'Histoire du peuple. Il est celui qui doit faire danser également les mots entre eux, faire chanter la phrase (vers ou verset) selon un rythme, les redonner leurs sonorités et leur beauté en créant ou en actualisant des mythes dans un langage poétique, qui doit aller vers l'inconnu, rechercher l'inédit afin d'élargir la pensée et la faire naître. Par son art, il doit être proche des dieux et des hommes afin d'ouvrir les yeux de ses compatriotes sur le monde qui les entoure pour qu'ils agissent. C'est le rôle du poète francophone, et la caractéristique première de son art (la poésie francophone). Ainsi, la poésie francophone, selon Senghor, est hautement humaine. Appréhender la poésie francophone reste encore un sujet à caution et complexe. Nous avons, à travers la poésie senghorienne, essayé de mettre à nu quelques éléments définitionnels de cette poésie. Pour Senghor, la poésie francophone est tributaire de plusieurs traditions poétiques (littéraires) des pays qui font un usage habituel du français sans être forcément de culture ou de nationalité françaises, sans même les accepter. Elle est élaborée par des individus qui veulent apporter leur expertise au service d'une langue qui leur est en partage. Elle s'enracine également dans la tradition poétique française du XVIe siècle avec la Pléiade pour s'ouvrir aux autres traditions poétiques, telles que la poésie traditionnelle négro-africaine, antillaise. Elle est une poésie métisse, et elle a pour précurseurs Mallarmé, Rimbaud, 451 Lautréamont, Claudel, Péguy, Baudelaire, Hugo, Breton, Perse, et viennent Césaire, Damas et Senghor avec ses amis Bosquet, Renard, Pierre Emmanuel et Édouard Maunick. Cette poésie est la forme achevée et accomplie de la poésie française. Elle est aussi une poésie universelle et humaniste, ouverte aux pollens culturels de toutes les civilisations du monde au service du rayonnement de la langue française, et soucieuse du sort de l'humanité. Elle doit son existence à des origines et idéologies différentes. Elle est également une poésie hétérogène, composée d'éléments de natures différentes. Pour répondre à la question qui nous est posée, à savoir qu'est-ce que la poésie francophone, nous disons qu'elle est tout simplement une poésie française transmutée par sa rencontre avec d'autres cultures différentes de la culture française. Ce qui implique l'idée de la diversité dans l'unité. Cela veut dire que la poésie francophone est la symbiose, voire la rencontre d'un ensemble d'expériences, de concepts, d'univers culturels disparates et divers : la Francité, la Négritude, la Créolisation, la Créolité, la Littérature-monde, etc. Elle est le reflet de l'unité poétique dans la diversité poétique. Le dénominateur commun de ces différents concepts est la quête inlassable d'une poétique universelle dans une langue française qui ne cesse d'être fécondée par la création personnelle des poètes, influencés eux-aussi par divers cultures. Ce qui signifie que la poésie francophone est une poétique universelle à la réalité diversifiée (contours diversifiés) qui se veut un creuset poétique dans lequel on y trouve des apports culturels de tous les horizons. En parlant de la diversité, nous faisons allusion à la capacité qu'a cette poésie de se nourrir des grandes poétiques des siècles et des générations passées tout en les restituant dans une nouvelle tradition poétique qui se veut universelle, grâce au génie du poète et à celui de la langue française qui ne cesse d'être façonnée à la guise des poètes. La poésie francophone devient ainsi le lieu de rencontre de tous les poètes de langue française de tous les pays qui font usage du français. Elle est un espace, espace d'expression de soi, d'accueil du monde et de l'autre ; mieux, elle est dialogue interculturel. Elle se veut également jeu de renvoi à d'autres textes en refusant tout plagiat. La spécificité de cette poésie est d'être un tout en un. En fait, elle est due à l'ambition des négritudiens qui voulaient une poésie authentiquement nègre sans qu'elle ne renonce pas, pour autant, à être française. Elle est une poésie, à la fois, nègre et française dont les bases furent jetées par Arthur Rimbaud au travers de son oeuvre poétique Une saison à l'enfer. Elle est également une poésie humaine, musicale, symbolique et mythique. L'élaboration de cette poésie doit mettre l'accent sur le devenir de l'homme, le rythme, la mélodie, le symbole et le mythe. Le poète francophone doit être un artisan de la parole poétique, une parole enrichie de symboles et de mythes, et plaisante au coeur et à l'oreille. Bien 452 que la poésie francophone soit une poésie éducative et révolutionnaire, elle est aussi une combinaison de sonorités, de rythmes, de mots dans le but d'évoquer des images, d'exprimer des sensations, des émotions, des réflexions, des visions, de créer une expérience sensorielle, sensuelle et ontologique. Elle est une poésie didactique, lyrique, mythologique, symbolique et ontologique. Elle est apte à produire quelque chose de fondamentale, émouvante, et par conséquent, à métamorphoser tout ce qu'elle atteint. Elle se veut parole, signe de reconnaissance entre les êtres et les choses, qui ne sépare pas la pensée de l'action, l'esprit de l'âme, ni celle-ci du corps. Le but de cette poésie est de posséder la vérité dans une âme et un corps. Elle est cette symbiose de l'âme et du corps, cette greffe du verbe dans la chair et le sang.1438 Elle est une poésie mystique. La poésie francophone est dite mystique, car elle est susceptible d'établir un lien entre l'invisible et le visible. Elle a donc une fonction de cacher en révélant. En effet, « [c]acher n'est pas une fin en soi et contient, implique le fait de révéler. La parole fonde ainsi l'initiation dans la nécessité. »1439 En définissant la poésie, en montrant qu'elle est unité dans la diversité, et en présentant ses caractéristiques, nous sommes arrivé à la conclusion qu'elle est une poésie hautement symbolique, parce qu'elle est tout simplement une vision du monde. Elle ne se conçoit que dans la saisie d'une vision ontologique, car elle engage tout l'homme et tout l'univers. Elle exprime toute forme de vie intérieure à l'homme et toute forme de vie extérieure à l'homme. En exploitant toutes les ressources de la langue française, le poète francophone invente sans cesse et chaque jour un nouveau langage accessible à tous les sens, où les mots ont plus de sens et densité que dans leur usage habituel ; où les mots sont des symboles, des images analogiques qui surgissent sous l'effet du rythme de l'incantation, afin d'établir la communication avec autrui, mais aussi de se libérer. La poésie francophone serait une vraie poésie, car elle fait référence à la création poétique qui prend en compte les mythes ; au langage poétique où parole, chant, musique s'identifient et se rencontrent ; à l'homme, parce que le poète a une connaissance aiguë du monde et des hommes pour créer un nouvel univers et pour forcer ses compatriotes à réagir. Elle est une poésie métisse et pleinement ontologique. Mieux, elle est une poésie « [...] qui se veut une poésie en action, verbe agissant, libérateur ».1440 1438 Gaston BACHELARD, La poétique de l'espace, op. cit., p. 13 (La poésie est une âme inaugurant une forme). 1439 Cf. Dialogue sur la poésie francophone (op. cit.), p. 389 1440 Bekir TAHAR, « Le poème digne et fraternel », Cultures Sud. Poésie, grandes voix du sud, n° 164, Paris, Janvier-Mars 2007, p. 9 453 La Francophonie dans son acceptation ne peut être qu'une conception répondant à la problématique identitaire chez Léopold Sédar Senghor. Il a toujours été question d'identité chez lui avec le concept de Francophonie, car il fallait exprimer et affirmer ce qu'il était réellement : métis culturel. Pour mettre cela à nu, nous avons d'abord montré l'existence d'une quête identitaire rhizomique, puis révélé la volonté de se constituer une identité, et pour finir, nous avons abordé la question même de l'identité francophone. Une telle démarche nous a forcément amené à nous interroger sur la poésie francophone. Tels sont les points abordés dans cette dernière partie du travail. Pour élucider l'identité rhizomique chez Senghor, nous avons fait appel à la thèse de l'ancêtre portugais et des sangs mêlés. Il est ressorti que Senghor se révèle être lui-même un mélange de différentes influences sanguines, du fait qu'il soit un métis biologique. En fait, il argue qu'il a, à la fois, des ancêtres originaires d'Europe et d'Afrique. Son argumentaire est basé sur les liens sanguinolents. Chez lui, le sang est l'élément palpable et consubstantiel à l'identification de l'individu. Autrement, le sang est la meilleure carte d'identité de l'individu. Il permet de déterminer la filiation génétique et biologique de l'individu, d'établir des relations parentales et des liens affectifs entre des personnes de la même famille, et de produire un mélange de race. L'identité rhizomique chez Senghor est un processus biologique correspondant à la naissance d'une nouvelle identité mixte, métisse. Cette identité mixte est basée sur une relation consanguine. Au travers de l'identité rhizomique, Senghor justifie par-là que l'identité d'une personne n'est pas unique, mais plurielle, composée d'éléments divers parmi lesquels le sang serait un composant indubitable. Ayant découvert ses origines rhizomiques (des ancêtres à la fois en Europe et en Afrique), il se voit être au carrefour de deux cultures : la culture africaine et la culture européenne. Il est de l'entre-deux. Pour exprimer sa propre identité, il s'en constitue une, en procédant à l'acculturation. Il se révèle également être un mélange de différentes influences culturelles. Ce qui signifie qu'il se dit être un métis culturel, car l'identité de l'entre-deux est l'identité d'une personne métisse. Elle est moitié-moitié. Autrement dit, Senghor se considère comme le trait d'union entre la race blanche et la race noire. Avec l'identité de l'entre-deux, il se présente comme celui qui unit deux mondes antagonistes, et par ailleurs, affirme son appartenance à l'Afrique et à l'Europe. Il enrichit les deux continents en ouvrant l'un aux possibilités de l'autre. En fait, l'identité de l'entre-deux est aussi l'identité d'une personne écartelée entre deux cultures, deux langues, deux continents. Elle est également l'identité 454 résignée ou refuge. Cependant, chez Senghor, cette identité dépasse le cadre même de l'entre-deux, puisqu'il s'agit pour lui de s'acculturer, de se construire une identité. C'est cette identité que nous avons appelée identité acculturée. Cette identité reflète la situation d'une personne décomplexée qui assume sa situation de l'entre-deux culturel en l'exprimant sans renier l'une ni l'autre. Il s'agit d'exprimer une identité dans un accord harmonieux de plusieurs éléments identitaires de différentes cultures en contact. Dans le cas de Senghor, il est question d'exprimer sa situation de l'entre-deux culturel, mieux de métis culturel. En d'autres termes, Senghor accepte d'assumer son identité francophone. Cette identité francophone ne se conçoit que dans la saisie des valeurs humanistes et culturelles de la Francophonie. Pour expliciter l'identité francophone, nous avons mis en évidence l'identité humaniste et culturelle de Léopold Sédar Senghor. L'humanisme en Francophonie est une conscience de soi en tant qu'une personne qui vit les valeurs de la Négritude et de la Francité pour soi, pour les autres et pour les faire vivre par les autres tout en les actualisant au besoin avec l'apport de tout un chacun. Ce qui signifie que la Francophonie est un projet permettant de façonner l'homme. Autrement dit, être Francophone, c'est se soucier de l'homme, être un humaniste. L'identité humaniste du Francophone est une sorte d'allocentrisme, une sorte de réponse à l'allophobie. Il s'agit de vouloir rendre plus humain l'homme en commençant par l'acceptation des différences tant au niveau de la religion, de la race, de l'ethnie, de la politique que du sexe. C'est-à-dire, accepter l'autre dans sa différence et dans sa diversité pour converger vers la Civilisation de l'Universel, vers une société panhumaine. Le Francophone doit manifester son amour pour l'humanité sur tous les plans. Il doit se préoccuper du bien-être de l'homme dans tout ce qu'il fait, mieux de sa communauté. Le Francophone n'est pas seulement un humaniste, il est aussi un homme de culture. Il a une identité culturelle, acquise par l'essence de la conception senghorienne de la Francophonie. Cette identité n'est pas à confondre avec l'identité de la culture, car la culture n'a pas d'identité. En effet, elle est le substrat d'une identité culturel. Cette identité culturelle est d'ailleurs le mythe personnel de Senghor. D'ailleurs, il se définit comme un homme de culture, voire un poète francophone. Le Francophone est toute personne appartenant ou se considérant appartenir au moins à deux cultures d'au moins de deux peuples dont la langue française enrichie par des particularismes de ces cultures en dialogue est la langue nationale ou la langue de communication. Mieux, le Francophone est ce métis biologique ou culturel qui parle français fécondé par des apports linguistiques d'autres aires culturelles et linguistiques, et qui assimile la culture de l'autre sans pour autant renier sa propre culture. 455 L'identité francophone est une identité de compromise. Elle est également le sentiment de se savoir proche de l'autre, de se faire comprendre, entendre et échanger des idées, se savoir accepter comme humain sans être taxer d'étranger. C'est ce sentiment d'être uni en soi comme un être complet et d'affirmer l'unité de son moi divisé auparavant, et de fraterniser avec de milliers de personnes répandues à travers le monde par le biais de la culture et de la langue. Avec notre dernier chapitre, nous avions abordé la poésie francophone. Il s'agissait de définir cette poésie et de donner ses contours et ses caractéristiques voire de construire une poétique de la poésie francophone au regard de Senghor. Il est ressorti qu'il est difficile de délimiter cette poésie dans la mesure où ses composantes sont multiples et diverses. Cependant, il est à noter que cette poésie est élaborée par des poètes de nationalités différentes qui veulent apporter leur contribution à la poésie et à la langue françaises. Raison pour laquelle, Senghor a dit que cette poésie s'enracine dans la tradition poétique française pour s'ouvrir aux autres traditions poétiques. Mieux, elle est avant tout une poésie faite par des poètes de tempéraments différents, et de diverses nationalités. La poésie française, vers d'autres traditions poétiques, va alors rencontrer la poésie traditionnelle négro-africaine. Ce n'est pas seulement la poésie africaine qu'elle rencontre, mais aussi la poésie antillaise, martiniquaise, et bien d'autres poésies. Autrement dit, elle rencontre la Négritude, la Créolisation, la Créolité, la Littérature-monde. Cette poésie se conçoit dès lors comme l'assemblage de différentes aires poétiques et culturelles, chacune porteuse de ses spécificités, et participant à l'édification d'un modèle francophone, voire d'un exotisme francophone, dans le but d'une création d'une société panhumaine. Cette poésie est conforme à la poésie française. Elle se veut également une poésie universelle qui ne soit pas organisée seulement à la française, mais aussi, selon les tempéraments de chacun. Chaque poète francophone doit être enraciné dans sa culture, et chanter les mêmes substances et de manière identique, voire convergente. Ce que nous retenons de la poésie francophone est le fait qu'elle soit une poésie métisse et pleinement ontologique. Au terme de notre argumentaire, nous pouvons dire que l'identité francophone est complexe et ambivalente, voire plurielle. Elle reflète la situation des personnes qui sont à la croisée de plusieurs cultures : des personnes de l'entre-deux, des personnes métisses, à la fois, biologiques et culturelles ; des personnes qui font une comprise entre l'identité culturelle d'origine et celle de leur pays d'accueil ; des personnes qui ont choisi d'écrire en français ; des personnes solidaires qui ont choisi de partager les mêmes passions avec d'autres personnes par le biais de la culture et de la langue. N'oublions pas également que l'identité francophone repose sur des valeurs d'ordre humaniste et culturel. Quant à la poésie francophone, elle est 456 ontologique, rythmique, symbolique et mythopoétique ; et elle porte l'empreinte d'une quête identitaire, parce qu'elle est faite par des poètes qui sont à la croisée de deux ou plusieurs cultures. En d'autres mots, elle hautement humaine. 457 |
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