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La francophonie et son expression dans la poésie de Léopard Sédar Senghor


par Adou Valery Didier Placide Bouatenin
Université Félix Houphouet-Boigny  - Doctorat  2019
  

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1. UNE IDENTITÉ DE L'ENTRE-DEUX

L'identité de l'entre-deux est l'identité que l'on se constitue ou se construit lorsqu'on est sujet de la rencontre de deux cultures. Elle est également « l'identité intermédiaire » de l'individu se trouvant être le fruit de deux cultures. Autrement dit, elle est « l'identité adaptation », car elle permet à l'individu de s'adapter aux réalités identitaires et culturelles de ses deux cultures. L'appartenance de l'entre-deux permet à l'individu de ne pas exclure les éléments de sa double origine et de se situer entre l'identité d'origine et l'identité d'adoption. En d'autres mots, l'individu n'est ni l'un ni l'autre, son identité est à cheval entre les deux. Cette identité de l'entre-deux est un prodigieux potentiel de créativité, estime Virgilio Elizondo :

[...] Nous sommes ceux de `'l'entre-deux» (the in-between-people) car notre existence inclut des éléments de notre double origine sans que nous ne soyons pleinement ni l'un ni l'autre. Cet entre-deux offre aussi un prodigieux potentiel de créativité1179.

En fait, l'identité de l'entre-deux est la double appartenance culturelle de l'individu. Cette identité implique un caractère rhizomique et un caractère d'hybridité, c'est-à-dire l'individu est conscient qu'il a plusieurs identités, et qu'il est la somme de ses identités réunies. Cependant, il décide de les assumer concomitamment. Faisant cela, il ne sait plus où se placer pour définir son identité, il est au milieu. C'est pourquoi, cette identité se construit à travers des rapports d'opposition et de complémentarité. Mais, Kameni Alain Cyr Pangop affirme que la notion de l'entre-deux n'a pas une définition univoque :

La notion de l'entre-deux résiste aux définitions univoques, sans doute parce

qu'elle caractérise, de par sa nature, l'insaisissable, l'indicible, ce qui est présent et voilé à la fois. Au fond, l'entre-deux identitaire échappe à toute systématisation1180.

À bien comprendre Kameni Alain, l'identité de l'entre-deux serait insaisissable du fait de sa complexité, autrement dit, du fait qu'elle soit constituée de plusieurs éléments. À ce propos,

1179 Virgilio ELIZONDO, op.cit., p.156

1180 Alain Cyr Pangop KAMENI, « Utopies et angoisses de l'entre-deux identitaire chez les exilés/migrants africains : La Traversée nocturne d'Isaac Bazié », Alternative Francophone, vol.1, 2, 2009, p. 3

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Mariana Ionescu affirme qu'elle échappe à toute définition, construite sur des oppositions binaires.

Associé à l'instabilité et à l'insaisissable, mais aux liens et contacts multiples, le

concept de l'entre-deux semble donc échapper à toute définition construite sur des oppositions binaires1181.

Nous pouvons dès lors avancer comme hypothèse que l'identité de l'entre-deux est une métaphore pour penser l'identité d'une personne écartelée entre plusieurs identités culturelles. Alors, pour pouvoir saisir cette identité de l'entre-deux, il faut d'abord appréhender les différentes identités qui écartèlent cette personne, et si possible les étudier une par une.

Concernant Léopold Sédar Senghor, il est question de voir comment se présente son identité de l'entre-deux, et d'appréhender les différents éléments culturels constituant cette identité de l'entre-deux, et de mettre en relief son implication dans la définition de l'identité francophone. À cet effet, nous allons superposer six poèmes, à savoir, « In memoriam », « Tout le long du jour », « Joal », « le retour de l'enfant prodigue » (Chants d'ombre), « Élégie des alizés » (Élégies majeurs), et « Le portrait » (Poèmes divers).

(In memoriam)

Jusqu'en Sine jusqu'en Seine, et dans mes veines fragiles mon sang irréductible (Po : 8)

(Tout le long du jour...)

Tout le long du jour, durement secoué sur les bancs du train de ferraille et poussif et poussiéreux

Me voici cherchant l'oubli de l'Europe au coeur pastoral du Sine (Po : 11)

(Joal)

Je me rappelle, je me rappelle...

Ma tête rythmant

Quelle marche lasse le long des jours d'Europe où parfois

Apparaît un jazz orphelin qui sanglote sanglote sanglote. (Po : 14)

(Le retour de l'enfant prodigue)

Demain je reprendrai le chemin de l'Europe, chemin de l'ambassade

Dans le regret du Pays noir. (Po : 50)

(Élégie des alizés)

Nuit alizéenne élyséenne Nuit joalienne, Nuit qui me rends à la candeur de mon enfance (O. Po : 267)

(Le portrait)

Voici que le Printemps d'Europe

1181 Mariana IONESCU, « L'Entre-deux dans les littératures d'expression française », Les Cahiers du GRELCEF, n° 1, mai 2010, pp. 12

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Me fait des avances

M'offre l'odeur vierge des terres,

Le sourire des façades au soleil

Et la douceur grise des toits

En douce Touraine.

Il ne sait pas encore

L'entendement de ma rancoeur aiguisé par l'Hiver

Ni l'exigence de ma négritude impérieuse... (O. Po : 219-220)

Lorsqu'on lit les six extraits ci-dessus, on se rend bien compte que Senghor est entre le marteau et l'enclume. L'Europe lui fait des avances d'un côté en lui proposant la vie féérique dans un cadre doux et paisible, et l'Afrique le séduit également de l'autre côté avec sa négritude impérieuse. Il y a aussi sa mémoire qui lui joue des tours entre Sine et Seine du fait de la similitude homophonique. Il vit donc une situation paradoxe. En Europe, il se rappelle de Joal ou de Sine, et veut oublier la vie paisible européenne au coeur pastoral de Sine. Et, lorsqu'il est en Afrique, il veut vite reprendre le chemin de l'ambassade d'Europe dans le regret du Peuple noir. Sans une lecture psychocritique, on peut conclure que Senghor est indécis et reflète l'image d'une personne de l'entre-deux. Il ne sait où se situer. Entre l'Europe et l'Afrique, Senghor est nulle part, mais appartient aux deux continents. De ce constat, nous pouvons en déduire que l'identité de l'entre-deux est l'identité de l'écartèlement, d'une personne divisée, écartelée par des identités fort opposées. Nous voyons se former à l'issue de la superposition les groupes d'idée suivants :

- Afrique (Sénégal) : Sine, coeur pastoral de Sine, le regret du Peuple noir, Nuit joalienne, ma négritude impérieuse...

- Europe (France) : Seine, l'oubli de l'Europe, le long des jours d'Europe, Nuit alizéenne élyséenne, le printemps d'Europe...

Par ces réseaux associatifs, nous constatons que Senghor accorde le même intérêt ou le même

degré d'appartenance à l'Afrique et à l'Europe. Mieux, il est écartelé entre l'identité sénégalaise et l'identité française. En lui, se foisonnent les caractéristiques identitaires du Sénégal (de l'Afrique) et de la France (de l'Europe). Aucun continent n'est au-dessus de l'autre. Ils occupent les mêmes places et les mêmes considérations chez Senghor. Ces réseaux correspondent également aux états d'âme de Senghor, d'un être divisé et de l'entre-deux, qui a du mal à se situer tout en cherchant à trouver l'attitude la plus appropriée à sa situation.1182 En effet, il est lié à l'Afrique par des souvenirs (je me rappelle...), parce qu'étant loin de ce continent. À vrai dire, il a passé plus de temps en Europe (France) qu'en Afrique (Sénégal). Il a vécu au Sénégal, précisément à Joal jusqu'à quatorze ans. À partir de cet âge, il fut venu en France pour

1182 Papa Samba DIOP, Léopold Sédar Senghor, Poésie, op. cit., p. 35

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poursuivre ses études grâce à l'obtention d'une demi-bourse d'études littéraires.1183 Il a même pris la nationalité française pour pouvoir passer l'agrégation de grammaire.1184 Par ce rappel, nous voulons justifier que Senghor est autant plus proche de la France que du Sénégal. Son corps et son être sont à l'Europe tandis que son esprit et son âme sont à l'Afrique. C'est un Senghor partagé entre l'Europe et l'Afrique. L'Afrique est le continent de ses parents, et l'Europe, le continent où il a longtemps vécu. Du coup, il se présente comme un Européen (Français) et un Africain (Sénégalais). Trop Européen pour le continent africain, trop Africain pour le continent européen.1185 Finalement, il n'est ni l'un ni l'autre. « Qui suis-je ? », « Suis-je Africain ? », « Suis-je Européen ? », se demandait-il peut-être. Il est de l'entre-deux, c'est-à-dire un être écartelé. Peut-être, est-il simplement un Francophone ?1186

Pour avoir la certitude, nous recourons à d'autres poèmes. Il s'agit de « Que m'accompagnent koras et balafong », « Par dela Éros/C'est le temps de partir » (Chants d'ombre), « Chaka » (Éthiopiques), « Chants pour Signare » (Nocturnes) et « Et le sursaut soudain » (Lettres d'hivernage).

(Que m'accompagnent koras et balafong)

Choisir ! et délicieusement écartelée entre ces deux mains amies (Po : 28)

(Par dela Éros/ C'est le temps de partir)

Et ne m'écartent pas les chambres d'hôtel ni la solitude retentissante des grandes cités. (Po : 36)

(Chaka)

CHAKA

[...]

Mais ces longues années, cet écartèlement sur la roue des années, ce carcan qui étranglait toute action (Po : 119)

(Chants pour Signare)

Ce doux déchirement des coeurs, ce long sifflement au départ des gares (Po : 188)

(Et le sursaut soudain)

Et me voici déchiré calciné, entre la peur de la mort et l'éprouvante de vivre. (Po : 226)

1183 En 1914, il fut élève à l'école secondaire des Pères du Saint Esprit (Liberté 1). 1928, il arriva à Paris pour les études supérieures. Après ses études supérieures et universitaires, il prit fonction en France comme enseignant, et ce, à partir de 1935

1184 Il obtint la nationalité française en 1933, et cette année-là son père mourut, il fut donc obligé de rentrer au Sénégal pour les obsèques. Après les obsèques, il dut rentrer en France jusqu'à 1960, l'année de l'indépendance du Sénégal. Il devint le président dudit pays. Ayant mis fin à sa carrière politique, il se retira en France et il y resta jusqu'à 2001 (date de sa mort).

1185 Bernard MAGNIER, op. cit., p. 105

1186 Nous allons approfondir la question de l'identité francophone dans le chapitre trois de cette partie.

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Les réseaux associatifs que la seconde superposition affiche sont Un homme écartelé (écartelé, m'écartent, cet écartèlement, ce doux déchirement, me voici déchiré...), Un homme souffrant (carcan, étranglait, calciné...), et Un homme heureux (délicieusement, doux...).

Ces différents réseaux soulignent l'instabilité identitaire de Senghor. En effet, il vit l'expérience de l'entre-deux à l'intérieur de lui-même à cause du conflit identitaire dont il est le sujet et l'objet. Il se sait un homme écartelé, et veut assumer cette situation. Cependant le regard de l'extérieur, tant du côté de l'Afrique que de l'Europe, le déstabilisait. Convaincu du prodigieux potentiel de créativité, il veut faire l'expérience des deux identités, c'est-à-dire être à la fois Africain et Européen. Il y a une véritable crise identitaire chez Senghor due au conflit entre l'acceptation de ce qu'on est et le refus de ce qu'on est. L'incapacité de prendre une décision le taraude également ; et du coup, nous voyons un Senghor étranglé, souffrant de la situation de l'entre-deux, qui auparavant s'enorgueillissait. Il se trouve pris entre l'appel de l'Afrique et l'appel de l'Europe, entre les exigences de la culture négro-africaine et les exigences de la vie moderne, entre la famille de son père et la famille de sa mère, entre l'éducation familiale et les disciplines scolaires importées d'Europe, entre la culture et la politique. Ce qui signifie que toute sa vie, il a été un sujet écartelé, divisé, et instable. En d'autres mots, il est de l'entre-deux. C'est le cas du Francophone.

Il y a là un affrontement qui empêche celui-ci d'exprimer son identité. En effet, le Francophone n'est ni Français, ni Africain, ni Canadien, ni Arabe..., il est à la lisière. Il est de l'entre-deux. En fait, il n'est personne, il doit se façonner une identité en opérant un choix cornélien et intelligible afin d'exprimer son identité multiple, mieux une identité stable, pouvons-nous dire. La troisième superposition permet de saisir le choix opéré par Senghor. Les poèmes choisis pour cette énième superposition sont « Porte dorée », « Que m'accompagnent koras et balafong », « Vacances » (Chants d'ombre), « Chant de printemps » (Hosties noires), « Je repasse », et « Toujours `'miroirs» » (Lettres d'hivernage).

(Porte dorée)

Je l'ai choisie entre la Ville et la plaine, là où

S'ouvre la Ville à la fraicheur première des bois et des rivières. (Po : 8)

(Que m'accompagnent koras et balafong)

Choisir ! et délicieusement écartelé entre ces deux mains amies

- Un baiser de toi Soukeïna ! - ces deux mondes antagonistes

Quand douloureusement - ah ! je ne sais plus qui est ma soeur et qui ma soeur de lait

De celles qui bercèrent mes nuits de leur tendresse rêvée, de leurs mains mêlées

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Quand douloureusement - un baiser de toi Isabelle ! - entre ces deux mains

Que je voudrais unir dans ma main chaude de nouveau. Mais s'il faut choisir à l'heure de l'épreuve

[...]

J'ai choisi mon peuple noir peinant, mon peuple paysan, toute la race paysanne par le monde. (Po : 28)

(Chant de printemps)

Et le sang de mes frères blancs bouillonne par les rues

plus rouge que le Nil - sous quelle colère de Dieu ?

Et le sang de mes frères noirs les Tirailleurs sénégalais, dont

chaque goutte répandue est une pointe de glaive de feu à mon flanc. (Po : 84)

(Je repasse)

Où est donc la fille de mon espoir défunt, Isabelle aux yeux clairs ou Soukeïna de soie noire ? (Po : 224)

(Toujours `' miroirs»)

Ah ! j'ai choisi. Elle m'a distingué pour être son prince-servant, ou son faux eunuque qu'importe ? (Po : 243)

Nous voyons se former, dans la nouvelle superposition, les groupes suivants :

- Afrique : un baiser de toi Soukeïna, mon peuple noir, mes frères noirs les Tirailleurs

sénégalais, Soukeïna de soie noire...

- Europe : un baiser de toi Isabelle, mes frères blancs, Isabelle aux yeux clairs...

- Opposition : ces deux mondes antagonistes, ma soeur et qui ma soeur de lait, Isabelle

aux yeux clairs ou Soukeïna de soie noire...

- Choix : Je l'ai choisie, choisir, s'il faut choisir, J'ai choisi, j'ai choisi...

- Unité : leurs mains mêlées, ces deux mains, je voudrais unir, mes frères blancs, mes

frères noirs...

- Douleur : douloureusement, ah !, Ah !...

Ces groupes d'image présentent un Senghor hésitant. On saisit par là une hésitation de sa part,

car il donne l'impression de choisir, et pourtant il ne choisit pas. Entre la volonté d'unir ces deux identités, ces deux mondes antagonistes, et celle de choisir une parmi les deux, Senghor est tenaillé. Une tension cruciale, un conflit identitaire, un dilemme cornélien se vit sous nos yeux, et Senghor voit cela comme un déchirement, une dilacération de tout son être, de tout son moi. L'adverbe « douloureusement » et les interjections « ah ! Ah ! » traduisent bel et bien ce conflit, cet écartèlement et la douleur de Senghor. Soumis à l'heure de l'épreuve du choix entre son identité africaine et son identité européenne, entre Isabelle et Soukeïna, entre ces deux mondes antagonistes, Senghor choisit, en plus du peuple noir et de toute la race paysanne, de ne pas choisir, mais de proposer une nouvelle option : celle d'unir ses deux mondes

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antagonistes, ses deux identités, parce qu'il est le frère des frères d'Isabelle et le frère des frères de Soukeïna les Tirailleurs sénégalais.1187 En fait, il se donne un quatrième choix :

Je n'avais que trois choix : le travail la débauche ou le suicide

J'ai choisi quatrième, de boire tes yeux souvenir

Soleil d'or sur la rosée blanche, mon gazon tendre. (Po : 234)

De ce fait, il dit que l'identité d'une personne est un choix individuel. L'individu est le seul qui choisit d'être ce qu'il veut être, et de l'assumer. Son identité ne doit pas être octroyée. Lorsque Senghor décide de proposer une nouvelle option, il asserte le fait que l'identité est une affaire personnelle. Il choisit de vivre ce qu'il est, c'est-à-dire son identité de l'entre-deux, et de l'assumer. Il ne se présente pas comme un Africain ni Européen, mais comme celui qui unit les deux mondes antagonistes. Il affirme son appartenance aux deux continents : l'Afrique et l'Europe. Il enrichit les deux continents en ouvrant l'un aux possibilités de l'autre. À cet effet, prêtons les propos d'Amin Maalouf à Senghor :

Je réponds invariablement : « L'un et l'autre ! » Non par quelque souci d'équilibre ou d'équité, mais parce qu'en répondant différemment, je mentirais. Ce qui fait que je suis moi-même et pas un autre, c'est que je suis à la lisière de deux pays, de deux ou trois langues, de plusieurs traditions culturelles. C'est précisément cela qui définit mon identité. Serai-je plus authentique si je m'amputais d'une partie de moi-même ?1188

L'identité de l'entre-deux se manifeste chez Senghor dans les rapports entre l'Afrique et l'Europe. De ce fait, l'entre-deux n'est pas seulement identitaire, mais également culturel et spatial (espace). Il n'est pas question de nier les cultures et l'identité de chaque peuple, de chaque continent ou de chaque pays, mais de les vivre en soi en parfaite harmonie et symbiose.

Le choix de Senghor est cette identité qui ne devrait en aucun cas nier l'existence d'une quelconque identité, mais qui devrait exprimer l'unification des deux. Le refus de choisir de Senghor signifie qu'il n'a pas plusieurs identités, mais une seule identité faite de tous les éléments de ses différents milieux de son existence. C'est son identité constituée.

1187 Celina SCHEINOWITZ, « La poésie de Senghor et l'Afrique », Éthiopique, Littérature, philosophie et art, 2ème semestre 2004, n°73 ( Elle dit que Soukeïna symbolise l'Afrique et Isabelle l'Europe).

1188 Amin MAALOUF, Les identités meurtrières, op. cit., p. 9

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La question identitaire est ambigüe chez Léopold Sédar Senghor. En effet, il ne sait où se situer pour définir sa propre identité. En fait, il n'a pas plusieurs identités ou une multiple identité, mais une seule. Cette identité est l'identité de l'entre-deux. Les critères définitionnels de cette identité sont équivoques. Chez Senghor, elle est à la fois africaine et européenne. Lorsqu'il décide d'être africain, il se rend bien compte qu'il lui manque quelque chose d'autre, c'est-à-dire qu'il n'est pas totalement lui-même. Il est conscient qu'il existe une partie de lui-même ou une autre de lui-même qui n'est pas africaine. Dans le cas contraire, où il se considère comme Européen, il remarque également qu'il existe une partie de lui-même qui n'est pas européenne. Au bout du compte, il constate qu'il n'est ni totalement Africain ni tout à fait Européen. Il reflète les deux. Il est de l'entre-deux.

Pour saisir l'identité de l'entre-deux chez Senghor, nous avons procédé au discernement des éléments constitutifs de cette identité. À cet effet, nous avons vu qu'elle est constituée d'un ensemble de traits et de caractéristiques culturels africains et européens, voire de la culture sérère, peule, malinké et française. En fait, pour saisir cette identité, nous avons, également, dû montrer que Senghor est un individu écartelé. Cela a permis de comprendre le fonctionnement de cette identité dans la poésie senghorienne. L'entre-deux identitaire est l'identité d'une personne prise entre deux cultures, deux langues, deux continents. Cette personne est confrontée à un dilemme identitaire, voire à une crise identitaire. Elle va essayer chaque identité qui est à sa disposition sans vraiment choisir une qui reflèterait sa personnalité, parce que chaque identité est inhérente et nécessaire à la construction de sa propre identité. Elle est le résultat de ces deux identités. Tel est le cas de Léopold Sédar Senghor.

Voulant se définir comme un Africain et se reconnaître comme un Européen, il constate que ce qui fait son identité est qu'elle résulte de l'identité africaine et de l'identité européenne. Ces deux identités sont intrinsèquement liées à sa personnalité, à son être et à sa nature, pour ainsi dire. L'ensemble des traits et des caractéristiques de ces deux identités définit identité senghorienne, et fait de celui-ci un individu à part entière, parce qu'il est de l'entre-deux. Senghor choisit de vivre et d'exprimer sa situation identitaire de l'entre-deux. Cette identité est une identité qui unit deux mondes antagonistes dans un seul individu. Ce qui signifie que l'individu de l'entre-deux est un conciliateur, un trait d'union, un passeur, un médiateur entre deux cultures. C'est sa mission, puisqu'il a pu apprécier ce qui est bon et ce qui est mauvais dans ses deux cultures.

L'identité de l'entre-deux est appelée à se façonner, à se moduler afin de définir une nouvelle identité acceptée et acceptable de tous qui n'élimine pas l'identité et la culture originelles ni l'identité et la culture artificielles, mais qui les enrichit en ouvrant les unes aux possibilités des autres.1189 Mieux, elle devrait être une expérience enrichissante et féconde, si l'individu se sent encouragé à assumer toute sa diversité, à l'inverse, son parcours peut s'avérer traumatisant si chaque fois qu'il s'affirme Européen, certains le regardent comme un traite, voire comme un renégat, et si chaque fois qu'il met en avant ses attaches avec l'Afrique (avec son pays d'origine), son histoire, sa culture, sa religion, il est en butte à l'incompréhension, à la méfiance ou l'hostilité.1190 Tel fut le cas de Senghor, à telle enseigne de faire un choix bouleversant et déchirant. Cependant, il abdiqua son projet, et décide de vivre sa nouvelle identité, parce qu'il a voulu qu'elle soit trait d'union, passerelle, médiatrice entre les diverses communautés et cultures.

Chez Senghor, l'identité de l'entre-deux dépasse le cadre même de l'entre-deux pour revêtir d'autres caractéristiques. Elle se meut en une identité acculturée. Comment se présente alors cette identité dans la poésie de Léopold Sédar Senghor, sachant que « l'identité ne se compartimente pas, elle ne se répartit ni par moitiés, ni par tiers, ni par plages cloisonnées » ?1191

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1189 Virgilio ELIZONDO, L'avenir est au métissage, op. cit., p. 156 1190 Amin MAALOUF, Les identités meurtrières, op. cit., pp. 11-12 1191 Idem., p. 10

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"Ceux qui vivent sont ceux qui luttent"   Victor Hugo