1. UNE IDENTITÉ DE L'ENTRE-DEUX
L'identité de l'entre-deux est l'identité que
l'on se constitue ou se construit lorsqu'on est sujet de la rencontre de deux
cultures. Elle est également « l'identité
intermédiaire » de l'individu se trouvant être le fruit
de deux cultures. Autrement dit, elle est « l'identité
adaptation », car elle permet à l'individu de s'adapter aux
réalités identitaires et culturelles de ses deux cultures.
L'appartenance de l'entre-deux permet à l'individu de ne pas exclure les
éléments de sa double origine et de se situer entre
l'identité d'origine et l'identité d'adoption. En d'autres mots,
l'individu n'est ni l'un ni l'autre, son identité est à cheval
entre les deux. Cette identité de l'entre-deux est un prodigieux
potentiel de créativité, estime Virgilio Elizondo :
[...] Nous sommes ceux de `'l'entre-deux» (the
in-between-people) car notre existence inclut des éléments de
notre double origine sans que nous ne soyons pleinement ni l'un ni l'autre. Cet
entre-deux offre aussi un prodigieux potentiel de
créativité1179.
En fait, l'identité de l'entre-deux est la double
appartenance culturelle de l'individu. Cette identité implique un
caractère rhizomique et un caractère d'hybridité,
c'est-à-dire l'individu est conscient qu'il a plusieurs
identités, et qu'il est la somme de ses identités réunies.
Cependant, il décide de les assumer concomitamment. Faisant cela, il ne
sait plus où se placer pour définir son identité, il est
au milieu. C'est pourquoi, cette identité se construit à travers
des rapports d'opposition et de complémentarité. Mais, Kameni
Alain Cyr Pangop affirme que la notion de l'entre-deux n'a pas une
définition univoque :
La notion de l'entre-deux résiste aux définitions
univoques, sans doute parce
qu'elle caractérise, de par sa nature, l'insaisissable,
l'indicible, ce qui est présent et voilé à la fois. Au
fond, l'entre-deux identitaire échappe à toute
systématisation1180.
À bien comprendre Kameni Alain, l'identité de
l'entre-deux serait insaisissable du fait de sa complexité, autrement
dit, du fait qu'elle soit constituée de plusieurs
éléments. À ce propos,
1179 Virgilio ELIZONDO, op.cit., p.156
1180 Alain Cyr Pangop KAMENI, « Utopies et angoisses de
l'entre-deux identitaire chez les exilés/migrants africains : La
Traversée nocturne d'Isaac Bazié », Alternative
Francophone, vol.1, 2, 2009, p. 3
357
Mariana Ionescu affirme qu'elle échappe à toute
définition, construite sur des oppositions binaires.
Associé à l'instabilité et à
l'insaisissable, mais aux liens et contacts multiples, le
concept de l'entre-deux semble donc échapper à
toute définition construite sur des oppositions
binaires1181.
Nous pouvons dès lors avancer comme hypothèse
que l'identité de l'entre-deux est une métaphore pour penser
l'identité d'une personne écartelée entre plusieurs
identités culturelles. Alors, pour pouvoir saisir cette identité
de l'entre-deux, il faut d'abord appréhender les différentes
identités qui écartèlent cette personne, et si possible
les étudier une par une.
Concernant Léopold Sédar Senghor, il est
question de voir comment se présente son identité de
l'entre-deux, et d'appréhender les différents
éléments culturels constituant cette identité de
l'entre-deux, et de mettre en relief son implication dans la définition
de l'identité francophone. À cet effet, nous allons superposer
six poèmes, à savoir, « In memoriam », « Tout le
long du jour », « Joal », « le retour de l'enfant prodigue
» (Chants d'ombre), « Élégie des alizés »
(Élégies majeurs), et « Le portrait » (Poèmes
divers).
(In memoriam)
Jusqu'en Sine jusqu'en Seine, et dans mes veines fragiles mon
sang irréductible (Po : 8)
(Tout le long du jour...)
Tout le long du jour, durement secoué sur les bancs du
train de ferraille et poussif et poussiéreux
Me voici cherchant l'oubli de l'Europe au coeur pastoral du Sine
(Po : 11)
(Joal)
Je me rappelle, je me rappelle...
Ma tête rythmant
Quelle marche lasse le long des jours d'Europe où
parfois
Apparaît un jazz orphelin qui sanglote sanglote sanglote.
(Po : 14)
(Le retour de l'enfant prodigue)
Demain je reprendrai le chemin de l'Europe, chemin de
l'ambassade
Dans le regret du Pays noir. (Po : 50)
(Élégie des alizés)
Nuit alizéenne élyséenne Nuit joalienne,
Nuit qui me rends à la candeur de mon enfance (O. Po : 267)
(Le portrait)
Voici que le Printemps d'Europe
1181 Mariana IONESCU, « L'Entre-deux dans les
littératures d'expression française », Les Cahiers du
GRELCEF, n° 1, mai 2010, pp. 12
358
Me fait des avances
M'offre l'odeur vierge des terres,
Le sourire des façades au soleil
Et la douceur grise des toits
En douce Touraine.
Il ne sait pas encore
L'entendement de ma rancoeur aiguisé par l'Hiver
Ni l'exigence de ma négritude impérieuse... (O. Po
: 219-220)
Lorsqu'on lit les six extraits ci-dessus, on se rend bien
compte que Senghor est entre le marteau et l'enclume. L'Europe lui fait des
avances d'un côté en lui proposant la vie féérique
dans un cadre doux et paisible, et l'Afrique le séduit également
de l'autre côté avec sa négritude impérieuse. Il y a
aussi sa mémoire qui lui joue des tours entre Sine et Seine
du fait de la similitude homophonique. Il vit donc une situation paradoxe.
En Europe, il se rappelle de Joal ou de Sine, et veut oublier
la vie paisible européenne au coeur pastoral de Sine. Et,
lorsqu'il est en Afrique, il veut vite reprendre le chemin de l'ambassade
d'Europe dans le regret du Peuple noir. Sans une lecture psychocritique, on
peut conclure que Senghor est indécis et reflète l'image d'une
personne de l'entre-deux. Il ne sait où se situer. Entre l'Europe et
l'Afrique, Senghor est nulle part, mais appartient aux deux continents. De ce
constat, nous pouvons en déduire que l'identité de l'entre-deux
est l'identité de l'écartèlement, d'une personne
divisée, écartelée par des identités fort
opposées. Nous voyons se former à l'issue de la superposition les
groupes d'idée suivants :
- Afrique (Sénégal) : Sine, coeur
pastoral de Sine, le regret du Peuple noir, Nuit joalienne, ma négritude
impérieuse...
- Europe (France) : Seine, l'oubli de l'Europe,
le long des jours d'Europe, Nuit alizéenne élyséenne, le
printemps d'Europe...
Par ces réseaux associatifs, nous constatons que Senghor
accorde le même intérêt ou le même
degré d'appartenance à l'Afrique et à
l'Europe. Mieux, il est écartelé entre l'identité
sénégalaise et l'identité française. En lui, se
foisonnent les caractéristiques identitaires du Sénégal
(de l'Afrique) et de la France (de l'Europe). Aucun continent n'est au-dessus
de l'autre. Ils occupent les mêmes places et les mêmes
considérations chez Senghor. Ces réseaux correspondent
également aux états d'âme de Senghor, d'un être
divisé et de l'entre-deux, qui a du mal à se situer tout en
cherchant à trouver l'attitude la plus appropriée à sa
situation.1182 En effet, il est lié à l'Afrique par
des souvenirs (je me rappelle...), parce qu'étant loin de ce
continent. À vrai dire, il a passé plus de temps en Europe
(France) qu'en Afrique (Sénégal). Il a vécu au
Sénégal, précisément à Joal jusqu'à
quatorze ans. À partir de cet âge, il fut venu en France pour
1182 Papa Samba DIOP, Léopold Sédar Senghor,
Poésie, op. cit., p. 35
359
poursuivre ses études grâce à l'obtention
d'une demi-bourse d'études littéraires.1183 Il a
même pris la nationalité française pour pouvoir passer
l'agrégation de grammaire.1184 Par ce rappel, nous voulons
justifier que Senghor est autant plus proche de la France que du
Sénégal. Son corps et son être sont à l'Europe
tandis que son esprit et son âme sont à l'Afrique. C'est un
Senghor partagé entre l'Europe et l'Afrique. L'Afrique est le continent
de ses parents, et l'Europe, le continent où il a longtemps vécu.
Du coup, il se présente comme un Européen (Français) et un
Africain (Sénégalais). Trop Européen pour le continent
africain, trop Africain pour le continent européen.1185
Finalement, il n'est ni l'un ni l'autre. « Qui suis-je ? »,
« Suis-je Africain ? », « Suis-je Européen ?
», se demandait-il peut-être. Il est de l'entre-deux,
c'est-à-dire un être écartelé. Peut-être,
est-il simplement un Francophone ?1186
Pour avoir la certitude, nous recourons à d'autres
poèmes. Il s'agit de « Que m'accompagnent koras et balafong »,
« Par dela Éros/C'est le temps de partir » (Chants d'ombre),
« Chaka » (Éthiopiques), « Chants pour Signare »
(Nocturnes) et « Et le sursaut soudain » (Lettres d'hivernage).
(Que m'accompagnent koras et balafong)
Choisir ! et délicieusement écartelée entre
ces deux mains amies (Po : 28)
(Par dela Éros/ C'est le temps de partir)
Et ne m'écartent pas les chambres d'hôtel ni la
solitude retentissante des grandes cités. (Po : 36)
(Chaka)
CHAKA
[...]
Mais ces longues années, cet écartèlement
sur la roue des années, ce carcan qui étranglait toute action (Po
: 119)
(Chants pour Signare)
Ce doux déchirement des coeurs, ce long sifflement au
départ des gares (Po : 188)
(Et le sursaut soudain)
Et me voici déchiré calciné, entre la peur
de la mort et l'éprouvante de vivre. (Po : 226)
1183 En 1914, il fut élève à
l'école secondaire des Pères du Saint Esprit (Liberté 1).
1928, il arriva à Paris pour les études supérieures.
Après ses études supérieures et universitaires, il prit
fonction en France comme enseignant, et ce, à partir de 1935
1184 Il obtint la nationalité française en 1933, et
cette année-là son père mourut, il fut donc obligé
de rentrer au Sénégal pour les obsèques. Après les
obsèques, il dut rentrer en France jusqu'à 1960, l'année
de l'indépendance du Sénégal. Il devint le
président dudit pays. Ayant mis fin à sa carrière
politique, il se retira en France et il y resta jusqu'à 2001 (date de sa
mort).
1185 Bernard MAGNIER, op. cit., p. 105
1186 Nous allons approfondir la question de l'identité
francophone dans le chapitre trois de cette partie.
360
Les réseaux associatifs que la seconde superposition
affiche sont Un homme écartelé
(écartelé, m'écartent, cet
écartèlement, ce doux déchirement, me voici
déchiré...), Un homme souffrant (carcan,
étranglait, calciné...), et Un homme heureux
(délicieusement, doux...).
Ces différents réseaux soulignent
l'instabilité identitaire de Senghor. En effet, il vit
l'expérience de l'entre-deux à l'intérieur de
lui-même à cause du conflit identitaire dont il est le sujet et
l'objet. Il se sait un homme écartelé, et veut assumer cette
situation. Cependant le regard de l'extérieur, tant du côté
de l'Afrique que de l'Europe, le déstabilisait. Convaincu du prodigieux
potentiel de créativité, il veut faire l'expérience des
deux identités, c'est-à-dire être à la fois Africain
et Européen. Il y a une véritable crise identitaire chez Senghor
due au conflit entre l'acceptation de ce qu'on est et le refus de ce qu'on est.
L'incapacité de prendre une décision le taraude également
; et du coup, nous voyons un Senghor étranglé, souffrant de la
situation de l'entre-deux, qui auparavant s'enorgueillissait. Il se trouve pris
entre l'appel de l'Afrique et l'appel de l'Europe, entre les exigences de la
culture négro-africaine et les exigences de la vie moderne, entre la
famille de son père et la famille de sa mère, entre
l'éducation familiale et les disciplines scolaires importées
d'Europe, entre la culture et la politique. Ce qui signifie que toute sa vie,
il a été un sujet écartelé, divisé, et
instable. En d'autres mots, il est de l'entre-deux. C'est le cas du
Francophone.
Il y a là un affrontement qui empêche celui-ci
d'exprimer son identité. En effet, le Francophone n'est ni
Français, ni Africain, ni Canadien, ni Arabe..., il est à la
lisière. Il est de l'entre-deux. En fait, il n'est personne, il doit se
façonner une identité en opérant un choix cornélien
et intelligible afin d'exprimer son identité multiple, mieux une
identité stable, pouvons-nous dire. La troisième superposition
permet de saisir le choix opéré par Senghor. Les poèmes
choisis pour cette énième superposition sont « Porte
dorée », « Que m'accompagnent koras et balafong », «
Vacances » (Chants d'ombre), « Chant de printemps » (Hosties
noires), « Je repasse », et « Toujours `'miroirs» »
(Lettres d'hivernage).
(Porte dorée)
Je l'ai choisie entre la Ville et la plaine, là
où
S'ouvre la Ville à la fraicheur première des bois
et des rivières. (Po : 8)
(Que m'accompagnent koras et balafong)
Choisir ! et délicieusement écartelé
entre ces deux mains amies
- Un baiser de toi Soukeïna ! - ces deux mondes
antagonistes
Quand douloureusement - ah ! je ne sais plus qui est ma soeur
et qui ma soeur de lait
De celles qui bercèrent mes nuits de leur tendresse
rêvée, de leurs mains mêlées
361
Quand douloureusement - un baiser de toi Isabelle ! - entre ces
deux mains
Que je voudrais unir dans ma main chaude de nouveau. Mais s'il
faut choisir à l'heure de l'épreuve
[...]
J'ai choisi mon peuple noir peinant, mon peuple paysan, toute la
race paysanne par le monde. (Po : 28)
(Chant de printemps)
Et le sang de mes frères blancs bouillonne par les rues
plus rouge que le Nil - sous quelle colère de Dieu ?
Et le sang de mes frères noirs les Tirailleurs
sénégalais, dont
chaque goutte répandue est une pointe de glaive de feu
à mon flanc. (Po : 84)
(Je repasse)
Où est donc la fille de mon espoir défunt, Isabelle
aux yeux clairs ou Soukeïna de soie noire ? (Po : 224)
(Toujours `' miroirs»)
Ah ! j'ai choisi. Elle m'a distingué pour être son
prince-servant, ou son faux eunuque qu'importe ? (Po : 243)
Nous voyons se former, dans la nouvelle superposition, les
groupes suivants :
- Afrique : un baiser de toi Soukeïna, mon
peuple noir, mes frères noirs les Tirailleurs
sénégalais, Soukeïna de soie noire...
- Europe : un baiser de toi Isabelle, mes
frères blancs, Isabelle aux yeux clairs...
- Opposition : ces deux mondes antagonistes, ma
soeur et qui ma soeur de lait, Isabelle
aux yeux clairs ou Soukeïna de soie noire...
- Choix : Je l'ai choisie, choisir, s'il faut
choisir, J'ai choisi, j'ai choisi...
- Unité : leurs mains
mêlées, ces deux mains, je voudrais unir, mes frères
blancs, mes
frères noirs...
- Douleur : douloureusement, ah !, Ah !...
Ces groupes d'image présentent un Senghor hésitant.
On saisit par là une hésitation de sa part,
car il donne l'impression de choisir, et pourtant il ne
choisit pas. Entre la volonté d'unir ces deux identités, ces deux
mondes antagonistes, et celle de choisir une parmi les deux, Senghor est
tenaillé. Une tension cruciale, un conflit identitaire, un dilemme
cornélien se vit sous nos yeux, et Senghor voit cela comme un
déchirement, une dilacération de tout son être, de tout son
moi. L'adverbe « douloureusement » et les interjections
« ah ! Ah ! » traduisent bel et bien ce conflit, cet
écartèlement et la douleur de Senghor. Soumis à
l'heure de l'épreuve du choix entre son identité africaine
et son identité européenne, entre Isabelle et Soukeïna,
entre ces deux mondes antagonistes, Senghor choisit, en plus du peuple noir et
de toute la race paysanne, de ne pas choisir, mais de proposer une nouvelle
option : celle d'unir ses deux mondes
362
antagonistes, ses deux identités, parce qu'il est le
frère des frères d'Isabelle et le frère des frères
de Soukeïna les Tirailleurs sénégalais.1187 En
fait, il se donne un quatrième choix :
Je n'avais que trois choix : le travail la débauche ou le
suicide
J'ai choisi quatrième, de boire tes yeux souvenir
Soleil d'or sur la rosée blanche, mon gazon tendre. (Po :
234)
De ce fait, il dit que l'identité d'une personne est un
choix individuel. L'individu est le seul qui choisit d'être ce qu'il veut
être, et de l'assumer. Son identité ne doit pas être
octroyée. Lorsque Senghor décide de proposer une nouvelle option,
il asserte le fait que l'identité est une affaire personnelle. Il
choisit de vivre ce qu'il est, c'est-à-dire son identité de
l'entre-deux, et de l'assumer. Il ne se présente pas comme un Africain
ni Européen, mais comme celui qui unit les deux mondes antagonistes. Il
affirme son appartenance aux deux continents : l'Afrique et l'Europe. Il
enrichit les deux continents en ouvrant l'un aux possibilités de
l'autre. À cet effet, prêtons les propos d'Amin Maalouf à
Senghor :
Je réponds invariablement : « L'un et l'autre !
» Non par quelque souci d'équilibre ou d'équité, mais
parce qu'en répondant différemment, je mentirais. Ce qui fait que
je suis moi-même et pas un autre, c'est que je suis à la
lisière de deux pays, de deux ou trois langues, de plusieurs traditions
culturelles. C'est précisément cela qui définit mon
identité. Serai-je plus authentique si je m'amputais d'une partie de
moi-même ?1188
L'identité de l'entre-deux se manifeste chez Senghor
dans les rapports entre l'Afrique et l'Europe. De ce fait, l'entre-deux n'est
pas seulement identitaire, mais également culturel et spatial (espace).
Il n'est pas question de nier les cultures et l'identité de chaque
peuple, de chaque continent ou de chaque pays, mais de les vivre en soi en
parfaite harmonie et symbiose.
Le choix de Senghor est cette identité qui ne devrait
en aucun cas nier l'existence d'une quelconque identité, mais qui
devrait exprimer l'unification des deux. Le refus de choisir de Senghor
signifie qu'il n'a pas plusieurs identités, mais une seule
identité faite de tous les éléments de ses
différents milieux de son existence. C'est son identité
constituée.
1187 Celina SCHEINOWITZ, « La poésie de Senghor et
l'Afrique », Éthiopique, Littérature, philosophie
et art, 2ème semestre 2004, n°73 ( Elle dit que Soukeïna
symbolise l'Afrique et Isabelle l'Europe).
1188 Amin MAALOUF, Les identités
meurtrières, op. cit., p. 9
363
La question identitaire est ambigüe chez Léopold
Sédar Senghor. En effet, il ne sait où se situer pour
définir sa propre identité. En fait, il n'a pas plusieurs
identités ou une multiple identité, mais une seule. Cette
identité est l'identité de l'entre-deux. Les critères
définitionnels de cette identité sont équivoques. Chez
Senghor, elle est à la fois africaine et européenne. Lorsqu'il
décide d'être africain, il se rend bien compte qu'il lui manque
quelque chose d'autre, c'est-à-dire qu'il n'est pas totalement
lui-même. Il est conscient qu'il existe une partie de lui-même ou
une autre de lui-même qui n'est pas africaine. Dans le cas contraire,
où il se considère comme Européen, il remarque
également qu'il existe une partie de lui-même qui n'est pas
européenne. Au bout du compte, il constate qu'il n'est ni totalement
Africain ni tout à fait Européen. Il reflète les deux. Il
est de l'entre-deux.
Pour saisir l'identité de l'entre-deux chez Senghor,
nous avons procédé au discernement des éléments
constitutifs de cette identité. À cet effet, nous avons vu
qu'elle est constituée d'un ensemble de traits et de
caractéristiques culturels africains et européens, voire de la
culture sérère, peule, malinké et française. En
fait, pour saisir cette identité, nous avons, également, dû
montrer que Senghor est un individu écartelé. Cela a permis de
comprendre le fonctionnement de cette identité dans la poésie
senghorienne. L'entre-deux identitaire est l'identité d'une personne
prise entre deux cultures, deux langues, deux continents. Cette personne est
confrontée à un dilemme identitaire, voire à une crise
identitaire. Elle va essayer chaque identité qui est à sa
disposition sans vraiment choisir une qui reflèterait sa
personnalité, parce que chaque identité est inhérente et
nécessaire à la construction de sa propre identité. Elle
est le résultat de ces deux identités. Tel est le cas de
Léopold Sédar Senghor.
Voulant se définir comme un Africain et se
reconnaître comme un Européen, il constate que ce qui fait son
identité est qu'elle résulte de l'identité africaine et de
l'identité européenne. Ces deux identités sont
intrinsèquement liées à sa personnalité, à
son être et à sa nature, pour ainsi dire. L'ensemble des traits et
des caractéristiques de ces deux identités définit
identité senghorienne, et fait de celui-ci un individu à part
entière, parce qu'il est de l'entre-deux. Senghor choisit de vivre et
d'exprimer sa situation identitaire de l'entre-deux. Cette identité est
une identité qui unit deux mondes antagonistes dans un seul individu. Ce
qui signifie que l'individu de l'entre-deux est un conciliateur, un trait
d'union, un passeur, un médiateur entre deux cultures. C'est sa mission,
puisqu'il a pu apprécier ce qui est bon et ce qui est mauvais dans ses
deux cultures.
L'identité de l'entre-deux est appelée à
se façonner, à se moduler afin de définir une nouvelle
identité acceptée et acceptable de tous qui n'élimine pas
l'identité et la culture originelles ni l'identité et la culture
artificielles, mais qui les enrichit en ouvrant les unes aux
possibilités des autres.1189 Mieux, elle devrait être
une expérience enrichissante et féconde, si l'individu se sent
encouragé à assumer toute sa diversité, à
l'inverse, son parcours peut s'avérer traumatisant si chaque fois qu'il
s'affirme Européen, certains le regardent comme un traite, voire comme
un renégat, et si chaque fois qu'il met en avant ses attaches avec
l'Afrique (avec son pays d'origine), son histoire, sa culture, sa religion, il
est en butte à l'incompréhension, à la méfiance ou
l'hostilité.1190 Tel fut le cas de Senghor, à telle
enseigne de faire un choix bouleversant et déchirant. Cependant, il
abdiqua son projet, et décide de vivre sa nouvelle identité,
parce qu'il a voulu qu'elle soit trait d'union, passerelle, médiatrice
entre les diverses communautés et cultures.
Chez Senghor, l'identité de l'entre-deux dépasse
le cadre même de l'entre-deux pour revêtir d'autres
caractéristiques. Elle se meut en une identité acculturée.
Comment se présente alors cette identité dans la poésie de
Léopold Sédar Senghor, sachant que « l'identité
ne se compartimente pas, elle ne se répartit ni par moitiés, ni
par tiers, ni par plages cloisonnées » ?1191
364
1189 Virgilio ELIZONDO, L'avenir est au
métissage, op. cit., p. 156 1190 Amin MAALOUF, Les
identités meurtrières, op. cit., pp. 11-12 1191
Idem., p. 10
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