1-2 : Dictateurs sanguinaires et tyrans sournois
Les textes de Mongo Beti montrent que l'ancienne
métropole, ayant installé ses suppôts au pouvoir, les
pilotes à merveille dans l'ombre. Au nom de l'Etat d'urgence par
exemple, le peuple innocent et les opposants vont subir une répression
meurtrière :
Quand enfin. Zoaételeu reparut après 6
années peut-être plus interminables pour les siens que pour
lui-même, et alors que le chef de l'Etat poursuivait contre le maquis
révolutionnaires de l'Ouest une guerre qui s'exaspérait chaque
jour et où s'épuisaient lentement les facultés de la
nation, il fut manifeste que ce n'était plus le même homme au
moins quant à sa personne physique. (Mongo Beti 1994 : 15)
Plongé dans un climat d'insécurité
permanente, le pays apparaît comme un véritable laboratoire des
violences perpétuelles. L'auteur, dans un style qui lui est propre, met
en relief ce rituel de la terreur qui s'exprime par les inquisitions
régulières : « Les paysans, habitués à
l'inquisition permanente des alguazils du dictateur, s'y soumettaient sans
rechigner. » (Mongo Beti : 22).Autant le peuple est tenu au strict
respect de mutité par la soldatesque du dictateur, autant les
révolutionnaires sont persécutés et exterminés :
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Non père, il y a plus de guerre. Les maquisards
eux-mêmes, qu'on croyait invincibles, ont été
écrasés, les uns après les autres, par le chef de l'Etat.
Il y a quinze ans que le dernier chef maquisard a été
capturé, jugé et exécuté sur la place de son
village natal. (Mongo Beti : 20-21)
Ces témoignages faits par Narcisse à son
père, le patriarche Zoaétéleu, enfermé pendant six
ans, sont révélateurs de la gravité de cette chasse
à l'homme ritualisée. Parlant de l'Etat d'urgence permanent qui
règne à cette époque, Ambroise Kom écrit :
Jamais codifié mais repris comme un refrain dans tous
les textes ayant trait aux libertés, le terme « ordre public »
à servir de prétexte à l'institution de la censure de
l'expression, aux arrestations arbitraires, aux répressions sanglantes
et mortelles, à la légitimation d'un Etat d'urgence permanent. (
Kom 2000 : 18)
Au sujet de la persécution sauvage des maquis, il
écrit :
Au -delà des camps de concentration de Mantoun, de
Tcholliré, de Yoko etc. dans lesquels ils broyaient les dissidents, on
se souviendra du prix que payèrent la région et le peuple
bamiléké, réputés réfractaires à son
régime. J. Lamberton qui écrivait en 1960 : « Le Cameroun
s'engage sur le chemin de l'indépendance avec, dans sa chaussure un
caillou bien gênant ce caillou, c'est la présence d'une
minorité ethnique : les bamiléké, en proie à des
convulsions dont l'origine ni les causes ne sont claires pour personne (...).
D'ailleurs, la région bamiléké vécut sous l'Etat
d'urgence pendant ses vingt-cinq ans de pouvoir. ( Kom :16)
Le peuple et les révolutionnaires ne sont pas les
seules cibles et les seules victimes du dictateur qui a définitivement
militarisé la vie sociopolitique. Beaucoup de passages font allusions
aux hommes en tenues, aux prises avec la foule : « Alors, ils remirent
sur leur jeep les hommes du dictateur chef de l'Etat, désarmés,
méconnaissables, les visages tuméfiés, les uniformes en
lambeaux, victimes à leurs tours sans défense, livrés aux
outrages de la foule. » (Mongo Beti 1994 : 25)
Si cette autre foule fait preuve d'héroïsme,
ailleurs le chef de l'Etat tyran fait de nombreuses victimes :
Alors que la crise de l'armée, au lieu de se
dénouer pacifiquement, menaçait de se traduire à tout
moment en hostilités ouvertes (...) des troubles politiques
éclatèrent dans une province de l'Ouest maritime (...) Le chef de
l'Etat y dépêcha des troupes qui n'hésitèrent pas
à ouvrir le feu à plusieurs reprises sur des cortèges de
civils désarmés et même sur un défilé
d'enfants, laissant cinq fois un grand nombre de morts sur le pavé.
(Mongo Beti : 178)
10
L'image du chef de l'Etat est celle d'un monstre sanguinaire
qui privilégie l'arbitraire. Le symbole de cet arbitraire est la victime
Zoaételeu, patriarche arrêté arbitrairement et
incarcéré pendant plusieurs années. L'univers
carcéral ici est un univers de maltraitance absolue : « Comme
vente ans plus tôt, personne pas la suite n'osa s'approcher des
établissements successifs où l'on disait Zoaételeu
était détenu et maltraité (...) et, comme trente ans plus
tôt, ce fut à nouveau le calvaire pour Zoaételeu... »
(Mongo Beti : 74)
Cet univers carcéral n'est qu'une escale vers la mort,
car le procès n'est qu'une formalité d'usage comme l'affirme le
tortionnaire.
Ton cas est désespéré, confia-t-il un
jour au patriarche : tu es déjà condamné à mort, le
jour de ton exécution est même fixé. Ton procès ?
Une formalité. Tu seras fusillé. On t'attachera au poteau, on te
posera le bandeau fatal sur les yeux. J'entends déjà, l'officier
crier l'ordre terrible : en joue, feu ! (Mongo Beti : 79)
Le dictateur lutte sur plusieurs fronts. Après le front
populaire, c'est le front de son adversaire politique qui veut lui arracher le
pouvoir par les armes :
On convenait que le chef de l'Etat rassemblerait certainement
une plus grande quantité d'armes et de troupes que son adversaire, mais
en même temps que ce dernier avait d'excellentes stratégies, les
meneurs d'hommes les plus avisés et surtout les meilleurs positions,
étant donné que les régiments qui lui étaient
favorables comptaient dans les casernes de la capitale ou de ses environs.
(Mongo Beti : 130)
Il s'agit d'un dictateur qui doit faire dace à des
coups d'Etat répétés car son régime est très
instable du fait de ses crimes. Parlant de ces modes d'alternance au pouvoir,
modes propres à cette partie de l'Afrique, Ambroise Kom explique :
D'ailleurs, même les changements intempestifs. Coups et
contre coups d'Etat qui maquèrent les premières années de
la postcolonie africaine ne s'expliquent pas seulement par les luttes internes
de pouvoirs mais aussi et surtout par les velléités
d'indépendance réelle ou supposée de certains
héritiers immédiats du pouvoir colonial. En revanche, quelques
pays doivent l'étonnante longévité de leurs « leaders
» à leur exemplaire vassalité. (Kom 2000 :84)
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Michel Kounou a lui aussi analysé le curieux
phénomène de coups d'Etat récurrents en Afrique noire
francophone. Pour lui, le coup d'Etat dans cette partie du globe est un acte
politique plutôt que militaire :
Le coup d'Etat est l'expression la plus spectaculaire de la
militarisation des Etats africains. (Sur l'expression la plus brutale d'une
lutte politique interne, entre groupes soucieux hégémoniques
s'affirmant, à travers une institution étatique regroupant une
minorité qui monopolise la contrainte militaire. ( Kounou 2007 : 348)
S'il est vrai que le Cameroun a connu jusqu'à nos jours
deux régimes et deux présidents, les textes de Mongo Beti font
allusion à trois chefs d'Etat qui se succèdent sans
véritable transition démocratique, mais uniquement à
l'issue des coups d'Etat. Cette succession ou cette forme de transition a
toujours été en vogue en Afrique, au point où le 06 Avril
1984, le Cameroun en a connu, juste après que Paul Biya avait à
peine amorcé la deuxième année de son règne.
Toutefois, une lecture minutieuse dans les détails des faits historiques
et des notations textuelles laisse entrevoir clairement le long règne
d'Ahidjo et le relais de Paul Biya. Pour l'auteur, si Ahidjo était un
dictateur sanguinaire, Paul Biya quant à lui est un dictateur
sournois.
L'image que nous présente Mongo Beti du règne du
Président est essentiellement délabrée, car ce dernier n'a
aucun réflexe démocratique, et il s'emploie non pas à
mettre le peuple au centre de son projet de gouvernance, mais de ruser avec lui
et de s'en éloigner davantage. C'est pourquoi le narrateur trouve en lui
un« démagogue aventurier » :« Les paysans,
incapables de prendre la mesure du privilège qui leur était
octroyé, restaient cois (...) pris avec l'entrain accoutumé des
populations frustres livrées à la démagogie d'un
aventurier. » (Mongo Beti 1994 : 166)
Il voit en cet aventurier un tyran avec qui il ne faut pas
pactiser, au risque de se laisser avoir : « -Tu es l'homme qui a
survécu, lui dit l'avocat, tu es l'oracle. Ne l'oublie jamais. C'est de
toi que les tiens attendent des savoir ce qu'il faut faire. Dis-leur qu'ils
doivent éviter de se compromettre avec un tyran, fût-il des
leurs. » (Mongo Beti : 166) Il lit en lui un animal féroce, un
reptile qui étrangle lentement le peuple : « -celui qui
que
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vous prenez pour le nouveau messie n'est qu'un boa qui
enroule patiemment ses anneaux visqueux autours du peuple, avant de
l'étrangler dès qu'il pourra le faire au moindre risque,
répétait sans cesse l'avocat... » (Mongo Beti : 166)
L'auteur emploie ici un contraste qui met en relief deux images du chef de
l'Etat. Dans l'imaginaire populaire, c'est « le nouveau messie
» il utilise cette périphrase mythologique du messie biblique
libérateur et rédempteur futur du peuple d'Israël qu'il
oppose à l'image réelle du chef de l'Etat qui « n'est
qu'un boa», la métaphore animale du boa est très forte
car contrairement à certains reptiles comme la couleuvre qui est
inoffensive ou la vipère dont le venin mortel agit dans les minutes qui
suivent, l'action du boa est lente, donc elle fait souffrir plus. Pendant que
le dictateur démagogue -aventurier spolie la presse dite
indépendante, il emploie les colonnes des journaux gouvernementaux pour
mieux éblouir le peuple des slogans aussi bruyants que creux :
Le nouveau chef de l'Etat, homme en apparence
énigmatique, n'avait pris aucune décision tranchée, ce
contentant de semer dans ses rares allocutions quelques formules qui faisaient
beaucoup de bruit, mais ne signifiaient rien, comme renouveau, moralisation,
rigueur ; les colonnes des journaux gouvernementaux en retentissaient aussi
périodiquement. (Mongo Beti : 170)
En effet, les termes : « renouveau», «
moralisation » et « rigueur» rentrent bien
dans le registre lexical du régime politique et social du
Président Paul Biya, et nous rappellent le congrès du Parti au
pouvoir, tenu en 1985 à Bamenda. Autant ces médias
gouvernementaux rehaussent le lustre de son image et véhiculent son
idéologie, autant le dictateur se fait sourd aux cris et aux appels des
médias indépendants et de l'opposition :
Protestations indignées des chefs de l'opposition,
éditoriaux incendiaires dans les journaux indépendants, rien n'y
fit. Le pouvoir appliquait une tactique qu'on peut appeler de l'édredon
: il ne répondait à aucune accusation, défaillait les
interpellations, faisait la sourde oreille aux propositions de dialogue...
(Mongo Beti : 172)
Il s'agit ici, d'un dictateur qui a résolument
décidé de museler et de spolier la presse. Bébète
reconnaît d'ailleurs en lui l'ennemi juré des médias :
- Papa, fit Bébète d'un air affolé, un
homme en tenue dans le local du journal ? C'est quoi ça ? De la
provocation ? Vous ne vous rappelez donc
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plus les menaces du chef d'Etat-major ? On peut lancer une
grenade, une bombe. Nous sommes l'ennemi public du dictateur. (Mongo Beti :
105)
Tous les journalistes de la presse indépendante sont
conscients des dangers permanents qui les guettent. D'ailleurs, le Journal
intitulé Aujourd'hui la démocratie est persécuté le
long de Trop de soleil tue l'amour, cas son rédacteur en -chef
a osé dénoncer la braderie des forêts.
Tu as orchestré une campagne à propos de
l'exploitation forestière et quand tu touches au bois ici,
forcément, tu énerves les Français (...) A l'on croire,
les Français sont entrain de stoker les bois tropicaux prix chez nous en
prévision d'une pénurie de bois de menuiserie et de
décoration qui va concerner les années 2020 au 2030. (Mongo Beti
: 54)
Parlant de la censure de la presse au Cameroun, Ambroise kom
fait cette réflexion :
De nombreux journaux qui refusent de s'inféoder au
pouvoir en place ont été souvent censurés, interdits ou
même suspendues pendant de longs mois. Il en est ainsi des titres tels
que le Messager, La Nouvelle expression, Challenge Hebdo, Galaxie, tec. Les
journalistes eux-mêmes ont été victimes de poursuites
judiciaires et souvent arbitrairement détenus. (kom 2000 :19)
Le discours de La Baule n'a véritablement pas eu
d'effets escomptés sur le dictateur démagogue, par une ouverture
réelle au dialogue avec l'opposition, ni sur la libéralisation
systématique du secteur de la presse. Le règne du chef de l'Etat
s'apparente progressivement à une dictature totalitaire, car toutes les
institutions de contrôle du pouvoir sont menacées. C'est ainsi
que, poussé par les conseils de son maître à libérer
les partis politiques et la presse, le dictateur-démagogue ruse :
Sur les conseils de l'ancienne métropole, qui jouait
habilement sur plusieurs claviers, le chef de l'Etat décréta, du
bout des lèvres, la liberté des partis politiques et de la
presse. Dans le fait, il était en proie à la panique, et
reprenait de la main gauche ce qu'il était contraint
décéder de la main droite. (Mongo Beti 1999 : 179)
Le narrateur fait certainement allusion au discours tenu par
le Président français, François Mitterrand à la
Baule le 20 Juin 1990 à l'occasion de la séance solennelle
d'ouverture de la 16ème conférence des chefs d'Etat de
France et d'Afrique. A ce sujet du muselage de la presse Mongo Beti
écrit :
Sans l'effet de ce qu'on a appelé le vent d'Est, plus
que par la grâce de la conférence de la baule, les régimes
autocratiques de l'Afrique francophone
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ont dû se résigner au moins en apparence,
à l'émergence d'une presse indépendante. Mais, les
mauvaises habitudes des pouvoirs et, en particulier les réflexes, de
censure étaient tellement enracinés que les journaux libres
vivent constamment au Cameroun du moins, dans une relation de bras de fer avec
les pouvoirs en place. (Mongo Beti 1993 : 83)
Le dictateur n'est pas seulement entre la presse
indépendante qui dénonce le scandale de la braderie des forets.
Pis encore, son autocratie l'amène à annuler une loi votée
par son propre parlement. Le directeur de l'Andeconini en parle d'ailleurs avec
beaucoup de curiosité : « -Je croyais qu'il y avait
déjà une loi interdisant l'exploitation des grumes, intervint le
directeur de l'Andeconini .» (Mongo Beti : 136)
En effet, s'il y'a dictature, c'est justement parce que le
Chef de l'Etat abuse de son pouvoir exécutif et s'hasarde sur le terrain
du parlement : « -Je sais, elle date s'il y a quatre ans, poursuivit
le force. Oui, mais elle est restée lettre morte ; parce que le chef de
l'Etat en retarde sans cesse l'application, il a tous les pouvoirs, même
celui d'annuler une loi votée par son parlement, c'est ce qu'il
s'apprêterait d'ailleurs à faire. » (Mongo Beti :
136)
La duplicité et la surdité du dictateur à
l'endroit de son maître et de son peuple se manifestent par l'enfermement
et la diversion :
-Rien d'étonnant, fit l'avocat ; il ne peut pas bouger
de son bunker, le pauvre vieux. Tous le pays est en ébullition. Les
partis politiques manifestent partout et réclament la convocation d'une
conférence nationale, comme au Bénin. Des coupeurs de route
sévissent dans certaines régions du Nord. Et le gouvernement de
dénoncer les bandits. (Mongo Beti : 182)
Ce passage est d'une richesse historique et stylistique de
grande facture et mérite qu'on s'y attarde. En effet, l'avocat qui
dénonce ici la réclusion insensible du dictateur
exprime de la pitié pour ce dernier qu'il qualifie de
« pauvre vieux». Par ailleurs, il montre comment la
gérontocratie a des séquelles, car le vieux reste enfermé
dans son « bunker» pendant que le pays est en «
ébullition »le mot bunker, d'origine allemande, connote
une
forteresse militaire, un réduit fortifié, ici,
il est employé dans une tournure périphrastique pour montrer
comment le dictateur vit dans un retranchement militarisé, coupé
du peuple
qu'il croit diriger. La métaphore hyperbolique de
l'ébullition est l'expression des manifestations très chaudes du
peuple et des partis politiques. Plus loin, nous notons
15
l'emploi de la comparaison « une conférence
nationale, comme au Benin »en référence analogique au
Bénin est très significative, car dès la fin 1989,
s'enclenche au Bénin un processus exemplaire de transition à la
démocratie. Dans un pays en totale banqueroute, au bord de la guerre
civile, le Président Kérékou, au pouvoir depuis le coup
d'Etat de 1972, Choisit de composer avec les opposants, en les conviant, le 7
Décembre 1989, à une conférence nationale des forces
vives. Réunie du 19 au 28 Février 1990, la conférence,
autoproclamée souveraine, dégage par consensus, les fondements
d'un nouvel ordre constitutionnel : elle suspend la loi fondamentale
Marxiste-léniniste de 1977 ; elle instaure le multipartisme
intégral ; elle organise, jusqu'à la tenue d'élection
concurrentielles, la cohabitation entre Mathieu Kérékou ,
maintenu à son poste mais dépouillé de l'essentiel de ses
pouvoirs, et Nicéphore Soglo, Premier Ministre élu par elle ;
elle désigne un Haut Conseil de la République , organe
constituant, législatif et de contrôle ;enfin elle arrête
les grandes lignes d'une constitution s'achèvera sans encombe
après la Baule avec l'élection présidentielle de Mars
1991, remportée par Nicéphore Soglo au détriment de
Mathieu Kérékou .
Nous comprenons que cette allusion au Bénin sert
à mettre en relief le contraste saisissant de la réception d'un
discours de la Baule par deux chefs d'Etat d'Afrique Noire francophone et son
application réelle sur le terrain. Bien au contraire, au Cameroun, c'est
le règne de la dictature totalitaire qui se sert de la ruse au quotidien
:
Les partis politiques reconnus par le Chef de l'Etat, mais
indésirables dans la réalité, se réunissaient dans
des enceintes privées et rédigeaient des notions
enflammées sommant le chef de l'Etat de convoquer sans délai une
conférence nationale souveraine, préalable nécessaire,
proclamaient-ils, à la transition d'un régime de dictature
totalitaire à une gestion démocratique et transparente de la
République. (Mongo Beti : 193)
Cette crise du multipartisme au Cameroun, crise attestant
l'échoc de la transition démocratique est d'ailleurs bien
perçue et relevée dans ce rapport :
Au début des années 1990, des partis
d'opposition voient le jour, et des élections multipartistes sont
organisées. Pendant deux ans et demi, le régime est
sérieusement menacé dans les bureaux de vote et dans la rue, et
les frustrations provoquent des violences généralisées en
1991. Mais après
16
avoir survécu à ce nouveau défi, le
Président Paul Biya et son parti parviennent à faire reculer les
réformes et restaurent un régime autoritaire derrière une
façade de pratiques démocratiques. ( Rapport Afrique de crisis
2010 : i)
Le dictateur -tyran exerce une violence armée sur les
partis d'opposition :
Les gens du parti du dictateur ne connaissent qu'un langage,
les coups- coups de matraque distribués toujours
généreusement, à tort et à travers bien sûr,
coups de fusil ou de pistolet tirés de préférence à
bout portant ou dans le tas, coups de Jarnac divers, spécialité
coutumière aux groupes humains que le courage n'étouffe pas.
» (Mongo Beti 1999 :66)
Cette violence contre les opposants est assimilée aux
violences exercées par le tyran Mobutu :
Plaise à Dieu que Kabila réussisse à
chasser Mobutu. Nous prendrions peut-être exemple sur lui pour continuer
la chasse aux tyrans. Moi, je comprends nos amis de l'opposition ; ils ont
déjà subi la fessé une fois, ils ne tiennent pas à
s'exposer de nouveau à ce supplice. (Mongo Beti : 70)
Ces propos sont ceux du directeur de publication du journal
engagé Aujourd'hui la
démocratie. PTC fait ici allusion à la
fessée légendaire administrée par le régime de Paul
Biya à ses opposants en 1990. La dictature du Despote rusé ne se
limite pas uniquement à l'exclusion des opposants du jeu politique et
à leur persécution, elle se lit aussi sur une
pratique mafieuse qui entache les élections. En effet,
le lecteur comprend qu'il se pratique une stratégie d'exclusion des
jeunes qui ne peuvent pas s'inscrire sur les listes électorales
de peur qu'ils ne constituent une importante menace pour la
stabilité et la pérennité du régime en place
:« La question de faciliter leur inscription sur les listes
électorales, ce serait un raz-de-marée nous serions
balayées. Quelle idée saugrenue. Nous sommes en Afrique, cher
ami, pas à carpentras. Quand on fait des élections, ce n'est pas
pour les perdre, pardi ! » (Mongo Beti : 188)
Cette révélation sur les pratiques
antidémocratiques du dictateur-tyran sournois fait
écho à cette autre : « Est-ce que son
Excellence notre Président ni aura pas des problèmes par la suite
justement à cause de ces élections douteuses ? Les gens n'aiment
pas
tellement les élections louches. » (Mongo Beti
: 193)
17
Malgré cette inquiétude, le Président
Fraudeur réussit à forcer la communauté internationale
à reconnaître et à légitimer son régime
autocratique :
Il y a cinq ans, ils nous ont dénoncés avec une
virulence haineuse, sous prétexte que nos élections
législatives n'avaient pas été transparentes. C'est le mot
à la mode. Est-ce que son excellence notre Président n'a pas
été reçu ensuite à Washington avec les hommages dus
à son rang, puis à Paris, à Bonn, et même à
Londres par Madame Thatcher, la dame de fer, soi-même ? Et
couronné docteur honoris causa dans ne prestigieuse Université
américaine ? Nos relations avec le Fonds Monétaire International
et la Banque Mondiale ne sont pas au beau fixe aujourd'hui ? (Mongo Beti :
194)
Cette interrogation ironique de l'homme à la
sahélienne de bonne coupe met évidement en relief le contraste
entre les pratiques antidémocratiques d'un dictateur et l'accueil que
ses partisans occidentaux lui réservent. En effet, s'agit-il
réellement de ses amis et partisans ? Le récit de Mongo Beti
montre qu'il ne s'agit que des amitiés de façade, car nous sommes
dans une République dite bananière où les lobbies
économiques contrôlent tout le vrai pouvoir :
Ou alors un envoyé. Yankee du FM, en compagnie du
président de notre République bananière, costumés
trois pièces l'un et l'autre par 35°C à l'ombre comme des
clowns débiles, cravates jusqu'au bord supérieur de la
lèvre inférieure, trimbalés dans une Mercedes aux vitres
teintées, ça se voit beaucoup ici aussi, et c'est pas triste non
plus : ces deux-là peuvent marcher ensemble et même bras dessus
bras dessous, personne ne s'en offusquera. (Mongo Beti : 2000 :29)
En dehors des crimes ouvertement connus sur ses adversaires
politiques et sur la foule par son armée et par sa milice, les derniers
romans de Mongo Beti montrent qu'il existe d'autres crimes silencieux qui sont
commis sur les religieux et sur la personne même de la première
dame. Roman de l'angoisse par excellence, Trop de soleil tue d'amour
nous situe au coeur d'une République francophone post coloniale
où règnent des assassinats répétés sans
recherche des coupables. Le roman s'ouvre sur des faits insolites : le vol des
CD de Zam, le journaliste engagé qui a écrit de violents articles
contre les dirigeants sans foi ni loi qui bradent les forêts du pays.
Pour le réduire au silence, les services secrets ont
déposé un corps dans son placard. Il s'agit de l'incriminer et de
le culpabiliser pour meurtre. En effet un respectable ecclésiastique a
été assassiné, on ne sait ni par qui, ni pourquoi :
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Qui, Mzilikazi n'était pas vraiment ce que l'on appelle
un dissident, encore moins un opposant. Il lui était même
arrivé, quoique très discrètement et en s'entourant d'une
sorte d'élégance, de prendre fait et cause pour la dictature,
sous couleur des fustiger les fauteurs de désordre de l'opposition,
ainsi qu'il sied à un respectable ecclésiastique. (Mongo Beti :
21)
Les assassinats sont récurrents et la femme du
président en est aussi victime : « - Quoi, la femme du
président morte, vraiment soupira un leader politique de l'opposition.
Mon Dieu que peut donc signifier tout ceci, Dans quel étrange pays
sommes-nous aujourd'hui, est-ce que nous allons tous y passer ? Et pourquoi ?
» (Mongo Beti : 75)
La multiplicité des interrogations ici est l'expression
même d'une très forte inquiétude. En effet, si nous nous
référons à l'histoire récente du Cameroun, nous
constatons que la fiction de Mongo Beti s'enracine très bien dans la
réalité dont elle se nourrit. Cette réalité
historique camerounaise situe la mort de la femme du Président Paul Biya
le 29 Juillet 1992 à l'âge de 55ans. Le récit semble
attribuer cette mort à son propre époux de Président :
Comme tous nos compatriotes, les deux amis étaient
intarissables à propos de cette tragédie, sans exemple, à
moins de remonter à Poppée, l'épouse de Néron,
tuée par ce dernier à coup de pied dans le ventre alors qu'elle
était enceinte. Certes, ni réputée femme battue. (Mongo
Beti : 80)
Le narrateur montre que l'insensibilité, l'apathie du
dictateur ne se manifestent pas seulement contre les opposants et le peuple,
mais aussi contre sa propre épouse : « mais ceux qui
s'étaient imaginé qu'un forfait si abominable allait
nécessairement ébranler la dictature ne tardèrent pas
à déchanter. » (Mongo Beti :81)
Qu'il s'agisse de l'assassinat de Maurice Mzilikazi, des deux
soeurs religieuses ou du décès de la première dame, le
texte montre que le dictateur reste de marbre. En effet, il s'agit d'un despote
véritablement coupé de son peuple, de ses propres militants, et
très impopulaire. La symbolique du «bunker» qui
revient avec une certaine récurrence dans notre corpus est à
souligner : « Le nouveau chef de l'Etat avait fait venir de l'ancienne
métropole une célèbre entreprise de travaux publics
qu'était en train de transformer son palais, érigé
déjà à la manière d'une forteresse, en une sorte de
bunker. » (Mongo Beti 1994 :172) Il se dégage de cette mise en
relief, l'image d'un chef d'Etat soucieux de sa protection et
extrêmement
19
dépensier. Il ne croit pas en l'expertise de ses propos
compatriotes sortis de l'Ecole des Travaux Publics. Non content de se couper de
son peuple par l'érection de sa forteresse, le dictateur-homophobe
s'entoure des ceintures des armées personnelles :
Notre Sese Seko à nous en est encore à
l'édification du bunker, ensuite il érigera des armées
personnelles, trois murs de feu, ou quatre, ou cinq, disposés en cercles
concentriques, et plus rien ne pourra l'atteindre. Un tyran éternel,
dans le domaine politique au moins, voilà notre seul apport à la
culture universelle, comme dirait l'autre. (Mongo Beti : 173)
Pour le narrateur de Mongo Beti, cette réclusion, cette
agoraphobie du dictateur-despote est une technique savamment mûrie pour
s'éterniser au pouvoir dont il redoute une menace d'alternance :
-C'est, proclamait l'avocat, le symbole de ce le régime
deviendra nécessairement. Cet homme, que vous admirez aujourd'hui, n'a
déjà plus qu'une obsession : rendre son évolution
irréalisable, se reclure dans une citadelle inexpugnable, au propre
comme au figuré, comme fait un despote africain pour anéantir
toute menace d'alternance. (Mongo Beti : 172)
Il s'agit en fait d'un chef d'Etat homophobe et psychopathe
qui a une peur névralgique d'une éventuelle insurrection du
peuple qu'il dirige et dont il est malheureusement très
éloigné pour ne pas dire totalement coupé :
Le pouvoir du chef l'Etat était apparemment devenu une
citadelle imprenable, en tout cas hors d'atteinte d'une insurrection populaire.
On dirait que le chef de l'Etat avait maintenant dans les sous-sols et les
caves de son palais assez de munitions et de vivres pour tenir pendant
plusieurs mois... » (Mongo Beti : 201)
Malgré la double érection murale et soldatesque
pour sa protection personnelle, nous avons l'image d'un chef d'État
ombrageux qui a une peur hallucinante de perdre son pouvoir : « point
n'était aujourd'hui besoin d'être sorcier pour deviner leurs
ombres rendues furtives et fiévreuses la panique, en transe dans les
sous- sols du bunker où se terrait le chef de
l'État.»(Mongo Beti : 188)
Ce qui reste de son image dans la conscience populaire, c'est
qu'il a beaucoup gagné en impopularité :
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« -La police ? La police ici ? Le pouvoir ici,
monsieur, c'est une partie de base-ball entre Ouistitis, je vous l'ai
dit.
- On me dit que le régime et son président sont
très impopulaires. Est-ce vrai ?
- Impopulaires, ô combien, monsieur. Vous n'imaginez
pas. Attendez un peu. « (Mongo Beti 199 : 172)
Cette impopularité ne se ressent pas seulement dans le
peuple mécontent. Il n'est qu'à constater la crise de confiance
qui se manifeste au sein de son propre parti :
Je déplore que le ciment de la confiance manque
désormais entre les militants de notre grand parti et la haute direction
de l'Etat. Il faut le dire et redire, la discipline fout le camp. Où est
l'époque où une simple adresse de son Excellence notre
Président suffisait pour réchauffer l'enthousiasme et resserrer
les rangs ? (Mongo Beti : 197)
Ce constat poignant et cette interrogation de l'homme à
la saharienne de bonne coupe sont révélateurs de la
décrépitude de l'édifice moral du parti du
Président-Despote. Ce tyran sournois ne s'enferme pas dans sa citadelle
pour réfléchir sur les grandes questions nationales et
internationales. Bien au contraire, notre corpus démontre à
suffisance que ce fugitif agoraphobe est aussi un véritable
idéologue du repli identitaire, tant son favoritisme, son
népotisme, son tribalisme et son régionalisme n'ont aucun
équivalent.
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