Chapitre 3 : La complexification des
échanges
Au-delà des problématiques habituelles autour
desquelles les relations bilatérales s'articulent souvent, nous allons
ici traiter des enjeux alternatifs que la Chine et les Etats-Unis ont peu
à peu placés au coeur de leur rapport pendant la période
post-Tiananmen. L'interdépendance complexe qui se développa dans
cette période fit apparaître de nouvelles facettes de la
relation.
Section 1 : Les échanges touristiques,
académiques et culturels
Dans un premier temps, Tiananmen affecta un autre domaine
économique de la relation sino-américaine : celui des
échanges touristiques. En Octobre 1989, le nombre de touristes
américains était 55% inférieur au même mois de
l'année précédente313. Cependant, le secteur
rebondit assez vite puisqu'en mai 1990 le nombre d'Américains en Chine
était aux deux tiers le même que celui de l'année
passée. A la fin de l'année 1990, environ 230 000
Américains s'étaient rendus en Chine pour visiter le pays, contre
300 000 en 1989314. Dans le domaine culturel, la relation
sino-américaine récupéra de Tiananmen seulement à
la fin de l'année 1991. Après un déclin en 1990, le nombre
de chinois participant à des échanges culturels et
académiques officiels avec les Etats-Unis fut
restauré315. Bien que les Etats-Unis aient suspendu leurs
échanges académiques via l'arrêt temporaire des
activités de la National Academy of Science et de la
National Science Foundation en 1989-1990, celles-ci
réactivèrent leurs programmes avec la Chine dès la fin de
l'année 1990. Quoique cet aspect puisse paraître largement
secondaire au regard de tout ce qui a pu être explicité
précédemment, les échanges académiques participent
largement de la stabilité de la relation entre deux
sociétés. La meilleure connaissance de l'autre contribue en effet
à briser les « préjugés destructeurs »
dénoncés par Montesquieu. Pour les Américains,
c'était aussi un facteur de promotion de la modernisation et des
réformes en Chine. Les deux gouvernements et plus
313 HARDING Harry, A Fragile Relationship: The United States
and China since 1972, op. cit. p. 286.
314 Ibid.
315 Ibid., p. 287.
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particulièrement les leaders chinois prirent conscience
de l'avance des Américains dans le domaine des technologies de pointe.
Pour s'en approprier la connaissance, Deng Xiaoping réalisa dès
1978 que les échanges universitaires constitueraient le vecteur de cette
transmission de connaissance. 100 000 étudiants et universitaires
chinois étaient ainsi venus aux Etats-Unis depuis la
normalisation316. Dans une proportion beaucoup moins importante,
quelques milliers d'Américains participèrent à des
programmes d'échanges dans le domaine scientifique pur ou celui des
sciences sociales, enseignant parfois dans des institutions chinoises. Une
relation durable sino-américaine passait donc aussi par une meilleure
connaissance du pays à tous les niveaux de la société.
En plus des contacts maintenus dans les hautes sphères
de la politique, la reprise des échanges à des niveaux
sub-gouvernementaux contribua à développer une politique chinoise
américaine dotée d'une meilleure compréhension du
système politique et économique chinois.
Section 2 : L'émergence de questions transnationales
dans l'agenda diplomatique
Dans l'agenda diplomatique des Etats américain et
chinois s'ajouta au fil de la période post-Tiananmen et plus encore par
la suite, des questions transnationales d'ordre environnemental notamment.
Dès le début des années 1990, les leaders chinois,
portés par la volonté de regagner la reconnaissance de la
communauté internationale, inscrivirent leur pays dans la construction
d'un régime international de contrôle de pollution de l'air. Dans
deux discours à l'Assemblée Générale des Nations
Unies en Septembre 1990 puis en Septembre 1991, le ministre chinois des
Affaires Etrangères Qian Qichen, souligna les ambitions de Pékin
de coopérer dans le domaine environnemental. En effet, à mesure
que son développement s'accéléra, la Chine prit conscience
de son impact sur la pollution. En Juin 1991, Pékin accueillit une
conférence ministérielle des pays en voie de développement
sur les liens entre environnement et développement. En 1991, la RPC
ratifia le protocole de Montréal sur la diminution de l'ozone de 1987
(les Etats-Unis le signèrent en 1993)317, en 1992 elle fut
l'une des premières nations à signer la convention pour la
diversité biologique, créée dans le sillage du sommet de
la Terre à Rio318. Toutefois, nuançons d'emblée
les positions chinoises dans ce domaine, Pékin ne s'engagea dans les
traités que lorsque le coût des mesures impliquées ne
portait pas préjudice à ses ambitions économiques. Parmi
les autres problématiques transnationales figurent la maîtrise des
armements que nous avons détaillés précédemment.
316 Ibid., p. 350.
317 LAMPTON M. David, Same Bed, Different Dreams: Managing
U.S.-China Relations, 1989-2000, op. cit. p. 165.
318 Ibid.
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Section 3 : Les implications sur la relation
sino-américaine
La diversification et la multiplication des chaînes de
contact entre les Etats-Unis et la Chine apaisa la relation et renforça
les intérêts mutuels. Alors qu'en 1977 la RPC était membre
de 21 organisations internationales gouvernementales, et de 71 organisations
internationales non-gouvernementales, en 1995 Pékin avait rejoint 49 OIG
et 1013 ONG319. Si cette montée en puissance fulgurante
pouvait susciter des inquiétudes légitimes dans le camp
américain, dans le même temps, elle montrait que Pékin
aspirait à jouer un rôle constructif dans le système
international. Ce mouvement d'intégration chinois concourut à
complexifier l'interdépendance croissante entre les deux pays : la
relation sino-américaine impliquait désormais plusieurs niveaux
de prises de décision sur de multiples enjeux globaux (armements,
environnement, commerce, tourisme...), le tout faisant intervenir une palette
d'acteurs de différente nature : touristes, étudiants,
investisseurs privés américains et chinois, organisations
internationales gouvernementales, non-gouvernementales, diplomates et
ambassadeurs, haute sphère politique de l'Etat (contact entre le cercle
restreint de l'administration Bush et les hauts dirigeants chinois),
entreprises pour ne citer que les plus importants.
L'interdépendance semble donc instaurer un cadre en
apparence stable et figé, favorable à l'apaisement des tensions
politiques. Si cela peut être effectivement le cas dans certaines
situations, l'interdépendance telle que la décrivent J. Nye et R.
Keohane peut produire des configurations bilatérales
asymétriques, ouvertes à la manipulation et vecteur de tensions
politiques.
Titre 2 : L'apparition des premières
asymétries dans la relation commerciale
sino-américaine
Comme le soutient Dario Battistella, plus que
l'interdépendance en elle-même, ce sont les rapports de puissance
dans l'interdépendance qui intéressent J. Nye et R. Keohane.
Tandis que Pékin et Washington renforçaient leurs liens
d'interdépendance en s'engageant sur la voie de la coopération,
simultanément, cette même interdépendance posait les jalons
de la rivalité actuelle.
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