Chapitre 2 : Le 4 Juin 1989, point de non retour
Après dix ans de réforme, Pékin montra
d'importants signes de déstabilisation politique. La crise politique de
Tiananmen qui pointait dangereusement allait porter un coup très dur au
régime et au statut international de la RPC. Intéressons-nous
donc aux faits qui ont mené à cette crise politique
inouïe.
Section 1 : Les origines du soulèvement populaire
chinois
Les dirigeants chinois allaient bientôt se heurter aux
tensions inhérentes au programme de réformes
présidé par Deng Xiaoping, Hu Yaobang et Zhao
Ziyang135. Dès 1977, la voie empruntée par Deng fut
effectivement celle d'un changement brutal qui porta très vite ses
fruits sur le bien-être général de la population
chinoise136. Un vent de libéralisation politique souffla
même quelque temps avant d'être très vite stoppé. A
la fin de la décennie 1980 en revanche, les effets indésirables
des réformes devinrent plus prégnants : corruption,
inégalité, inflation croissante137. L'insatisfaction
du peuple chinois sur ces conséquences négatives se fit de plus
en plus ressentir. A plusieurs reprises au cours de la décennie des
mouvements sporadiques éclatèrent, révélant le
malaise latent au sein de la société chinoise : en 1985, en
réaction au « nouvel impérialisme économique
japonais », en soutien à la politique réformiste de Hu
Yaobang fin 1986, en faveur d'une libéralisation politique en 1987 et
à la mi-1988138. Les choses s'accélèrent
à la mort de Hu Yaobang le 15 avril 1989139,
secrétaire général du parti, écarté du
pouvoir en 1986 lorsque les conservateurs lui reprochèrent ses
indécisions face aux mouvements étudiants140. Alors
qu'une manifestation regroupant des étudiants et des intellectuels
était déjà prévue à l'occasion du
70ème anniversaire du mouvement du 4 Mai, la contestation
s'organisa dès le 16 avril, lorsque les admirateurs de Hu
déposèrent des gerbes au pied du héros du peuple de la
place Tiananmen141.
135 KISSINGER Henry, De la Chine, Paris, Fayard, 2012,
p. 397.
136 Ibid. pp. 395-396.
137 HARDING Harry, A Fragile Relationship: The United States
and China since 1972, op. cit. p. 217.
138 BERGERE Marie-Claire, « Tian'Anmen 1989 »,
Vingtième Siècle. Revue d'histoire, n°27,
juillet-septembre 1990, p. 4. URL :
/web/revues/home/prescript/article/xxs_0294-1759_1990_num_27_1_2257,
consulté le 1er avril 2015.
139 SUETTINGER Robert L., Beyond Tiananmen: the politics of
US-China relations 1989-2000, op. cit. p. 28.
140 KISSINGER Henry, De la Chine, op. cit. p. 398.
141 Ibid., p. 29.
36
Section 2 : L'escalade de la crise
Parallèlement, alors que commençait à se
planifier la rencontre des délégations soviétiques et
chinoises prévue pour le 15 Mai 1989, les événements
s'intensifièrent142. Après les premières
commémorations de Hu en Avril, les étudiants à
Pékin et dans d'autres villes exprimèrent leur
mécontentement devant la corruption, l'inflation, et la restriction de
la presse. Le 19 Avril, des confrontations violentes éclatèrent
entre les manifestants et les représentants des forces de
l'ordre143. Tandis que les commémorations à la
mémoire de Hu devaient avoir lieu le 22 Avril à 10h, le
gouvernement chinois prévit de fermer l'accès à la place
Tiananmen deux heures avant le début de celles-ci. Anticipant les
décisions des dirigeants, 100 000 étudiants se rendirent sur la
place la veille au soir144. Les sujets d'indignation disparates
mutèrent bientôt en révolte: l'occupation de la place
initialement temporaire, devint permanente. Le soulèvement se propagea
à d'autres grandes villes, les trains, les écoles et les
principales voies de la capitale furent bloquées145.
Dès le mois de Mai, un premier rapport des services secrets
américains rendaient compte de l'état des protestations en Chine
et de ses évolutions potentielles, révélant une
étonnante connaissance de la situation de soulèvement en Chine et
des inquiétudes américaines à cet
égard146. La rencontre sino-soviétique qui devait
avoir lieu au sommet147 dut se tenir loin de Tiananmen, hors de la
présence du public, la place étant assiégée de
manifestants. Le 19 Mai 1989, Zhao Ziyang fit une ultime visite de la place
Tiananmen148. Le 20, Deng donna l'ordre de regrouper 150 à
200 000 soldats de l'Armée Populaire de Libération dans des camps
en dehors de la ville149. Face aux fractures au sein du parti quant
à la politique à adopter par rapport aux manifestants, le 22,
Zhao Ziyang fut relevé de ses fonctions. Le 2 Juin, la décision
finale des leaders communistes chinois étaient enterrées,
après plusieurs semaines d'hésitations et de graves divisions,
Tiananmen devait être dégagée de ses
manifestants150.
142 HARDING Harry, A Fragile Relationship: The United States
and China since 1972, op. cit. p. 223.
143 SUETTINGER Robert L., Beyond Tiananmen: the politics of
US-China relations 1989-2000, op. cit. p. 30.
144 Ibid., p. 31.
145 KISSINGER Henry, De la Chine, op. cit. p. 399.
146 U.S. CENTRAL INTELLIGENCE AGENCY, « Perspectives on
Growing Social Tension in China - May 1989 », Digital National
Security Archive, U.S. Intelligence and China: Collection, Analysis,
and Covert Action, 21p.
147 U.S. DEPARTMENT OF STATE, « The USSR and China at the
Summit: Common Goals, Enduring Differences - 14th of May 1989
», Digital National Security Archive, China and the U.S., 12p. :
le rapport indique qu'il n'y avait pas eu de telle rencontre entre dirigeants
soviétiques et chinois depuis 30ans. La note du département
d'Etat livre un bilan particulièrement intéressant de Gorbatchev
et Deng Xiaoping.
148 SUETTINGER Robert L., Beyond Tiananmen: the politics of
US-China relations 1989-2000, op. cit. p. 49.
149 Ibid., p. 54.
150 Ibid., p. 58.
37
Section 3 : La répression place Tiananmen
Selon H. Kissinger, les manifestations
réveillèrent chez Deng Xiaoping la peur historique du chaos et de
la Révolution culturelle151. C'est donc la répression
qui prévalut dans les options politiques des dirigeants chinois. Ainsi,
dans la nuit du 3 au 4 Juin 1989, près de deux semaines après que
la loi martiale fut appliquée, 10 à 15 000 soldats de l'APL
intervinrent aux environs de la place Tiananmen pour lever les barricades
(à 5 à 6 km selon le rapport du département
d'Etat)152. Les premiers coups de feu furent tirés sur la
foule à quelques kilomètres à l'ouest de la place
Tiananmen aux alentours de 22 heures153. Vers une heure du matin, le
4 Juin, les premières unités de l'APL atteignirent la place
Tiananmen. La foule, évaluée entre 3 000 et 5 000 personnes,
défia l'armée chinoise qui engagea des tirs contre
elle154. Vers 5h30, la sanglante répression place Tiananmen
était terminée. Néanmoins, les trois jours qui suivirent
cette opération installèrent un climat de guerre civile dans la
capitale chinoise155 : la répression se poursuivit, les
mouvements insurrectionnels aussi156. L'évacuation des
Américains s'organisa rapidement157. Les journalistes
étrangers, présents à l'origine pour la rencontre
sino-soviétique les deux semaines précédentes,
captèrent des images stupéfiantes pour l'occident de
l'insurrection et de la répression brutale menée par le
régime.
Le bilan en termes de victimes reste à l'heure actuelle
toujours difficile à chiffrer : les autorités chinoises
annoncèrent dans un premier temps un total de 300 tués et de 7
000 blessés158. Dès le 4 Juin, le département
d'Etat estima le nombre de morts entre 180 et 500 et des milliers de
blessés159. Le lendemain, un autre rapport du
département d'Etat annonça que 2 600 civils auraient
été tués160. La dernière estimation des
leaders chinois fait état de 200 victimes civiles, 3 000
blessés,
151 KISSINGER Henry, De la Chine, op. cit. p. 400.
152 C'est la première estimation délivrée
par le département d'Etat américain : U.S. DEPARTMENT OF STATE,
« SITREP No. 28 Ten to Fifteen Thousand Armed Troops Stopped at City
Perimeter by Human and Bus Barricades - 3rd of June 1989 », Digital
National Security Archive, China and the U.S., 2p.
153 SUETTINGER Robert L., Beyond Tiananmen: the politics of
US-China relations 1989-2000, op. cit. p. 60.
154 Télégramme envoyé de Pékin par
l'ambassadeur américain sur place, James Lilley U.S EMBASSY IN CHINA,
« SITREP No. 32 The Morning of June 4 - 4th of June 1989
», Digital National Security Archive, Digital National
Security Archive, China and the U.S.,9p.
155 U.S. DEPARTMENT OF STATE, « China Tense Standoff
Continues; Asia Speaks Softly - 6th of June 1989 », Digital
National Security Archive, China and the U.S., 5p.
156 U.S. DEPARTMENT OF STATE, « TFCH01--SITREP No. 34
June 5, 1900 Hours - 5th of June 1989 », Digital National
Security Archive, China and the U.S., 25p.
157 U.S. DEPARTMENT OF STATE, « TFCH01--SITREP No. 35
June 6, 0500 Hours - 5th of June 1989 », Digital National
Security Archive, China and the U.S., 18p.
158 SUETTINGER Robert L., Beyond Tiananmen: the politics of
US-China relations 1989-2000, op. cit. p. 60.
159 U.S. DEPARTMENT OF STATE, « China Troops Open Fire -
4th of June 1989 », Digital National Security Archive,
Digital National Security Archive, China and the U.S., 2p.
160 U.S. DEPARTMENT OF STATE, « China After the
Bloodbath; Worldwide Reaction to Massacre - 5th of June 1989 »,
Digital National Security Archive, China and the U.S., 6p.
38
6 000 soldats et policiers blessés dont dix d'entre eux
seraient morts161. Vraisemblablement le chiffre varierait entre 700
et 2700 victimes selon James Mann162 et entre 4 500 et 10 000
arrestations selon Harry Harding163. Quoiqu'il en soit, la crise
politique de Tiananmen eut des conséquences indéniables sur la
relation sino-américaine à long et court terme.
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