Une approche socio-historique de la violence au XIXème siècle: le cas d'une conspiration à Lyon en 1817( Télécharger le fichier original )par Nicolas Boisson Université Pierre Mendès France Grenoble - Master recherche 2008 |
I-1.5 La multiplication des rumeurs de complots avec Napoléon en toile de fond, et la montée en puissance d'élites constitutionnelles lyonnaises comme Camille Jordan.
Louis XVIII reprend le pouvoir dans un pays en proie à l'anarchie des violences ultras lors de la Terreur blanche, sévissant durement, en particulier, dans le sud-est de la France. Durant l'été 1815, la vallée du Rhône est le théâtre de nombreux massacres. Nous avons évoqué le cas du maréchal Brune, arrêté à Avignon, qui fut massacré puis son corps jeté dans le Rhône le 2 août 1815. A Lyon, la Terreur blanche et sa répression vengeresse à l'encontre des jacobins et des bonapartistes se prolonge durant toute l'année 1816. Ainsi, le général Mouton-Duvernet est exécuté à Lyon le 23 juillet 1816. Ce général, de l'ancienne armée impériale, a connu le même sort que 18 autres généraux renvoyés en juillet 1815 devant les tribunaux militaires. La Bédoyère et Ney avaient déjà été exécutés. Lavalette est en fuite. En mai et juin 1815, les tribunaux s'étaient durcis : le général Chartran fut fusillé, le général Bonnaire fut dégradé publiquement, son aide de camp, le lieutenant Mietton fut exécuté plaine de Grenelle177(*)... La France vit donc en ces années 1815-1816 une implacable vague d'épuration à l'égard de l'ancien personnel napoléonien, et le département du Rhône n'est pas épargné. Les ultras ont compris le danger d'une renaissance de velléités bonapartistes appuyées par des jacobins. Dés lors, en plus de l'épuration « légale » des députés ultras, le camp de la réaction met en oeuvre la stratégie de la peur qui nourrit depuis fort longtemps l'imaginaire politique royaliste : la peur du complot. Pour réveiller ces peurs au sein de la population, les autorités ultras insufflent régulièrement des rumeurs de complots avec Napoléon en toile de fond. Nous avons ainsi présenté dés l'introduction l'entretien des ultras à Lyon d'un climat de désinformation, avec la mise en scène de petites « affaires », reposant souvent sur d'obscures dénonciations d'entreprises secrètes par voie de lettres anonymes. Ces affaires au service du climat de peur que les ultras entretiennent au sein de la population lyonnaise sont souvent manipulées, dans le sens où si parfois il peut y avoir de réels projets de complots politiques, majoritairement la police en a déjà infiltré l'entreprise et manipule donc aisément son déroulement... Comme l'observe Georges Ribe : « Désormais, la tactique des ultras s'appliquera à démontrer au Roi que la politique inaugurée le 5 septembre (1816) favorisait les espérances et les audaces du parti révolutionnaire ; que la poursuite d'une telle politique aboutirait au renversement des Bourbons. »178(*). Dés lors, les ultras lyonnais s'appuyaient sur la nouvelle administration militaire, et notamment sur le général Canuel, un ultra convaincu qui sera à l'origine des arrestations des insurgés du 8 juin 1817 et des lourdes accusations à leur encontre de complot politique. Le lieutenant de police Charrier-Sainneville, esprit fin plus proche des constitutionnels, qui tentera bien que mal d'éclaircir les questions de la réalité d'un projet de conspiration au sein de l'affaire du 8 juin, rapporte que Canuel : « fut l'un de ceux qui se prononcèrent avec un extrême emportement contre l'ordonnance du 5 septembre. Il ne voyait plus ou ne paraissait voir que des complots. On conspire, disait-il sans cesse. La conspiration est dans les esprits, dans l'air, partout. Les ennemis du trône se réjouissent, il faut s'attendre à des mouvements. »179(*). Ainsi, s'était mise en place à Lyon une sorte de contre-police militaire qui marchait en opposition avec la police civile, rapporte Georges Ribe180(*). Le but de celle-ci était de débusquer une conspiration contre le royaume, et son zèle dans ses investigations ne pouvait que laisser prévoir la déraison en cas de découverte du moindre indice d'activités politiques parallèles. Elle se livrait à des visites domiciliaires à toute heure de la nuit et du jour, et effectuait des arrestations sans la moindre autorisation autre que celle de ses chefs. Toutes ces démarches étaient donc extrêmement politisées, avec le but à peine masqué de créer le scandale en 1816 qui ferait renoncer le roi à la dissolution de la Chambre introuvable, dont les ultras préssentaient à l'été qu'il pourrait en perdre leur contrôle illimité, voire pire simplement leur majorité. Nous voyons donc comment le débat autour de la Charte fut central dans le déclenchement des troubles à venir et surtout de leur manipulation par le camp des exagérés. Ces abus de pouvoir des autorités ultras lyonnaises créaient ainsi des conflits d'autorité avec la police. Le lieutenant Charrier de Sainneville, chef de la Police civile, ne croyait pas que l'on pouvait comploter sérieusement à Lyon et selon lui, ces menées observées étaient le fruit des intrigues des officiers supérieurs ultras et de leur contre police. Mais nous reviendrons sur cette question, lors du point consacré à la thèse de la provocation policière. L'année 1816 est donc rythmée par de petites affaires de conspirations déjouées. Nous avons évoqué ainsi la conspiration-insurrection de Grenoble qui éclate sous la direction de Paul Didier, le 4 mai 1816. Ce complot bonapartiste ? républicain ? orléaniste ?, le flou sur ses intentions reste aujourd'hui encore entier, mobilisa 400 à 500 insurgés qui tentèrent de s'emparer de Grenoble et projetaient de marcher sur Lyon. On ne peut nier l'existence de cette conspiration mais il est clair que les autorités locales exploitèrent grandement l'affaire au profit du parti des Bourbons, en déformant certainement les intentions des insurgés. Ce qui est à souligner est la rapidité, voire le caractère expéditif du traitement de l'instruction de l'affaire et de la condamnation des séditieux, par des cours prévôtales, ces nouvelles juridictions d'exception au sein desquelles l'exercice de la loi laisse dubitatif. Didier exécuté le 10 juin 1816, de même que 16 de ses comparses, cette affaire crée un précédent pour les ultras et dans un sens une sorte de jurisprudence du complot, légitimant leur surveillance militaro-policière de la ville de Lyon et leurs investigations secrètes. Ainsi, les généraux Canuel et Maringonne sollicitent le 4 octobre 1816, jour de la réunion du collège électoral, un réunion chez le préfet du Rhône, Chabrol, ancien fervent bonapartiste désormais jurant fidélité au roi, au cours de laquelle ils dévoilent un long rapport selon lequel un groupe de conjurés aurait pour dessein de « massacrer les prêtres et les royalistes, et de proclamer pour souverain le fils de Bonaparte. »181(*). Les chefs de ce cercle devaient rétablir à niveau moindre les prix sur les pommes de terre et les autres denrées alimentaires. Le lieutenant de police Sainneville se rendit sur les lieux suspectés de réunion des conspirateurs, à savoir une maison sur la colline de Fourvière, et assura le préfet de l'inexistence de tout risque. C'est sans importance pour les ultras, puisque ils ont déjà réussi à faire élire trois ultras de plus en portant en ville ces fausses révélations qui causèrent l'émoi. Le 9 octobre 1816, le général Maringonne fait part à Sainneville d'un autre projet de complot du même type. Sans en attendre l'autorisation, Maringonne fait arrêter huit individus et remet au préfet un copieux dossier de 21 pièces, tissu d'allégations mensongères recueillies par deux agents infiltrés, au service des généraux selon Georges Ribe182(*). Selon, ce document, les insurgés se réunissaient chez un pasteur protestant et à la loge maçonnique du Pilatat. Leur souhait était de ramener Bonaparte et ainsi : « La France sera sauvée, aurait dit l'un des conjurés, et le travail reprendra sous le règne de l'Empereur où nous serons plus heureux, que sous le règne de ces gros cochons de Bourbons. »183(*). L'affaire paraissait dérisoire puisqu'elle ne reposait que sur de simples paroles invérifiables. Cependant, les généraux Canuel et Maringonne ne désespèrent pas de trouver motif à leurs voeux de sinistres complots ourdis contre le royaume. Ils font fouiller Saint-Just à deux heures du matin, pour n'y trouver que trois fusils rouillés... Ce ne sera peut-être que le 24 décembre 1816, que Canuel trouvera matière à exciter les foules lyonnaises en découvrant des placards séditieux à Saint-Georges où l'on devait y lire : « Prenez courage, Napoléon revient, et nous aurons le pain à quatre sols. ». Cependant, à cette époque, le préfet demeure prudent et ne se laisse pas entraîner dans l'emballement des généraux ultras. Il est à noter que depuis les élections d'octobre, et donc le net recul des ultras à la Chambre, ces derniers cherchent à regagner de la légitimité populaire en trouvant dans de quelconques événements prétexte à de véritables affaires politiques. Ainsi fin 1816-début 1817, une forte rivalité entre police militaire à la solde des ultras et police civile plus modérée, s'est installée à Lyon. En février 1817, le lieutenant de police civile Sainneville fait arrêter un gendarme dont les démarches « avaient pour objet de découvrir des bonapartistes, afin de les livrer ensuite à l'autorité. »184(*). L'affaire qui aurait pu coûté cher aux autorités militaires sera vite étouffée. Mais les généraux ultras continuent leur zèle. Lors de deux rixes aux Brotteaux et aux Terreaux, entre soldats suisses et habitants en avril, les autorités militaires affirment qu'un rassemblement de sept cents hommes armés de pistolets et de bâtons projetait par la suite de prendre la ville. Le tribunal jugeant ce rassemblement calma l'autorité militaire en condamnant les prévenus à quinze jours de prisons. Parallèlement à ce climat savamment entretenu par les autorités royalistes ultras lyonnaises de désinformation générale, le camp royaliste se divise avec pour ligne de fracture la question de la Charte et surtout celle de la dissolution de la Chambre introuvable. Les ultras théorisent une révision de la Charte, notamment sous la plume de Chateaubriand, visant à accroître le rôle des Chambres par rapport au Ministère, donc leur influence. Les royalistes modérés, les constitutionnels, s'attachent au strict respect de la Charte, mais peinent à gouverner face à une Chambre des députés de plus en plus hostile. Decazes obtient donc facilement du roi la dissolution de la Chambre devant laquelle le Ministère constitutionnel ne trouve que trop peu d'appui face au corporatisme des députés ultras. Désormais la vie politique française sous la Restauration sera marquée par des querelles électorales permanentes du fait de la dissolution de la Chambre en septembre 1816 puis de son renouvellement annuel par cinquième. A Lyon, on observe en cette fin d'année 1816 la montée en puissance de royalistes constitutionnels comme Camille Jordan, député de l'Ain, entraînant derrière lui des opposants libéraux, ou encore Pierre Thomas Rambaud, conseiller puis procureur général à la Cour de Lyon, et aussi Desuttes, prévôt du Rhône en 1818 et conseiller du parti libéral. Camille Jordan s'exprimera sur les suites de l'affaire du 8 juin 1817, et au regard de la stature qu'il gagnera au sein des constitutionnels lyonnais, il apparaît intéressant de présenter sa figure. Camille Jordan185(*) , législateur, est né à Lyon le 13 janvier 1771 et est mort à Paris le 19 mai 1821. Fils d'un négociant, adversaire de la Révolution, il devint l'un des promoteurs de la révolte de Lyon contre la Convention. Il se fit surtout remarquer dans la journée du 29 mai 1793 où il chercha à rallier les paysans des provinces voisines à la cause royaliste. Il se réfugie en Suisse le 9 octobre avec la chute de son parti puis s'exile en Angleterre. Revenu à Lyon lors de la mort de sa mère, Camille Jordan réussit à se faire élire par le territoire administratif de Rhône et Loire, le 25 germinal an VI, député au Conseil des Cinq-Cents. Il obtint l'abolition des lois édictées contre les prêtres insermentés, puis fut proscrit an 18 fructidor. Il parvint à s'échapper, se rend en Suisse puis en Allemagne à Weimar. Rappelé en l'an VIII par le gouvernement consulaire, puis mis en surveillance quelques temps à Grenoble, il se prononce contre le 18 brumaire, pour adhérer, après la déchéance de l'Empereur en 1814, au parti des Bourbons. Le 4 octobre 1816, Camille Jordan est élu député par le collège de l'Ain, devient président de la Chambre, et le 30 novembre suivant, il est nommé conseiller d'Etat. Il obtient sa réélection de député le 20 octobre 1818, se rapproche alors des modérés et devient l'un des chefs de l'opposition constitutionnelle. Dans la session de 1819, il vota contre les lois d'exception ; c'est à ce moment qu'il tomba malade et mourut dans les premiers mois de 1821. Camille Jordan fut un des grands promoteurs de la modération à Lyon en ces années 1816-1818. Comme le rappelle Sébastien Charléty : « Camille Jordan avait énergiquement pris parti pour Fabvier et Sainneville, (le premier, officier colonel croyant assez peu à la thèse de la conspiration tout comme le second que nous avons déjà présenté, lieutenant de police en charge de l'affaire), sa brochure La Session de 1817 était un réquisitoire contre les ultras de Lyon. A la Chambre, où les allusions aux « événements de Lyon » soulevaient de fréquents tumultes, son discours du 22 avril (1818) avait très nettement rejeté la responsabilité de la conspiration « sur le parti qui avait eu la direction de l'opinion royaliste dans le département », sur les agents du pouvoir du pouvoir à qui, « par un contre sens politique », on avait confié le soin de défendre un programme qu'ils détestaient. La campagne électorale se fit sur les événements de 1817. « La question qui s'agite, écrivait un libéral, se présente sous deux aspects ; 1° un député à nommer ; 2° un jugement à porter sur les événements dont le département a été le théâtre. ». Le nom de Jordan était à lui seul une opinion. »186(*). Et Camille Jordan symbolisa pour les électeurs le rejet des manipulations des ultras lyonnais puisqu'il fut réélu député au premier tour le 5 octobre 1818 avec 776 voix sur 1288 votants187(*). Cette solide affirmation du parti des constitutionnels, entraînant derrière elle le jeune parti libéral avec qui les constitutionnels s'allient de plus en plus lorsque tous deux s'opposent aux ultras, se matérialise par un rééquilibrage constant au fil des années des rapports de force à la Chambre des députés. Pour finir sur la présentation de ce contexte politique mouvant des premières années de cette nouvelle Restauration, on retiendra cette affirmation des constitutionnels et l'émergence des libéraux réunis au sein de leur parti des indépendants. Ce rééquilibrage jusqu'en 1824 est résumé par ce tableau des évolutions de la Chambre des députés :
La Chambre des députés et ses majorités successives188(*) Chambre introuvable (1815) : 350 ultras/398 sièges Elections de 1816 : sur 258 députés, 150 constitutionnels, 90 ultras et 15 libéraux Elections partielles de 1817 : progression des Indépendants de 13 à 25 sièges Elections partielles de 1818 : les Indépendants gagnent 19 voix Elections partielles de 1819 : les Indépendants gagnent 25 voix Elections de 1820 (régime de la loi du double vote) : 30 libéraux et 50 constitutionnels sur 430 députés. Chambre retrouvée (1824) : 415 ultras sur 430 députés
La France sous Louis XVIII est donc traversée par de grandes tensions politiques au niveau national comme au niveau local. Nous avons pu illustrer l'affrontement entre ultras et modérés, et ce notamment à Lyon et dans sa région, où résonnent constamment des rumeurs de complots jacobino-bonapartistes, fruits des manipulations et de la propagande ultra. Abordons à présent la question de l'état économique et social de la région Rhône-Alpes en ces années 1810-1820 en présentant notamment la crise des subsistances de 1817, un des vecteurs clefs des troubles politiques du mois de juin 1817 dans le Rhône. * 177 Le lecteur retrouva d'avantage d'exemples de victimes militaires de l'ordonnance du 24 juillet 1815 des 38 « complices » des Cent-Jours dans le Journal de la France et des Français..., op.cit, p.1388. * 178 Georges Ribe, « L'opinion publique et la vie politique à Lyon lors des premières années de la seconde Restauration... », op.cit, p.240. * 179 Le général Canuel, rapporté par Georges Ribe, op.cit, p.240. * 180 Voir Georges Ribe, op.cit, p.240. * 181 Voir Georges Ribe, op.cit, p.241. * 182 Voir Georges Ribe, op.cit, p.242. * 183 Archives départementales du Rhône, M, Lettre du lieutenant de Gendarmerie Greppo, 6 octobre 1816, rapportée par Georges Ribe, op.cit, p.242. * 184 Rapporté par G. Ribe, op.cit, p.244. * 185 Cette notice biographique est réalisée à partir de Robinet, Robert et Chaplain, Dictionnaire de la Révolution et de l'Empire 1789-1815, 2 tomes, sans date, Paris, Archives nationales. * 186 Sébastien Charléty, « Une conspiration à Lyon en 1817 », op.cit, p.301, 302. * 187 Selon Sébastien Charléty, op.cit, p.302. * 188 D'après J-L Robert (dir.), Le XIXème siècle, op.cit, p.253. |
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