PREMIERE PARTIE :
CADRE GENERAL ET METHODOLOGIQUE
CHAPITRE I : CADRE GENERAL :
PROBLEMATIQUE :
Si l'on en juge par l'intérêt que suscitent
à l'heure actuelle les problèmes relatifs à
l'enseignement, par la qualité et le nombre des ouvrages et articles
concernant l'éducation, la fréquence des colloques et
échanges de vues sous des formes diverses, il apparaît nettement
que la formation de l'homme est l'une des préoccupations majeures de
notre époque. Cette fièvre de recherche s'accompagne d'un certain
nombre d'actions et de politiques qui ne sont en réalité que des
tentatives de réponse à la crise de l'éducation qui secoue
la plupart des pays en voie de développement. L'Etat
sénégalais a ainsi consacré l'éducation comme la
pierre angulaire de l'idéal partagé de construction du
développement national ; des efforts considérables ont, depuis
1960, été faits dans le domaine de la scolarisation.
Depuis l'accession à l'indépendance, les
orientations de la politique éducative ont défini des taux de
scolarisation à atteindre. Dans le premier plan quadriennal (1961-1964),
l'objectif était de scolariser 50 % des enfants d'age scolaire dans une
école primaire capable d'assurer la sélection
d'éléments viables pour la construction d'une élite en
même temps qu'une préparation à la vie dans le milieu
urbain et rural.
L'atteinte de la scolarisation universelle était
envisagée entre 1990 et 1975 mais, à la fin du
3ème plan quadriennal le taux de scolarisation obtenu
était de 41 %. Le gouvernement recule encore l'échéance de
vingt ans.
Le Sénégal a hérité d'une situation
économique relativement bonne en 1960 et a profité de cet acquis
avec un taux de croissance de 2,5 % en moyenne jusqu'en
1971, année où la situation commence à se
dégrader. En effet, de 1971 à 1986 le PIB a accusé sept
années de croissance négative. C'est ainsi que démarra la
politique de l'ajustement structurel. En 1979 sont prises les premières
mesures de redressement avec un plan de stabilisation à court terme d'un
an. Ensuite suivra le plan de redressement économique et financier
(1980-1984) et le plan d'ajustement à moyen et long terme
(1985-1992).
Cette période d'ajustement s'est
caractérisée par un taux brut de scolarisation (TBS) qui recule
de façon considérable. Il est passé de 58 % à 54 %
entre la période de 1990 et 1994, en dépit des efforts du
gouvernement sénégalais en matière d'allocations
budgétaires en faveur de l'éducation (33 % du budget, on annonce
40% pour l'année 2004/2005).
L'éducation élémentaire se
caractérise ainsi par :
- Une disparité entre les villes et les campagnes qui
reste significative : le PBS est de 80 % en 1996 en zone urbaine contre
seulement 38,5 % en zone rurale.
- Une disparité entre sexe : un écart de 14 points
sépare la scolarisation des garçons et celle des filles.
- Un nombre d'élèves par enseignant qui
croît très rapidement alors que la proportion de maîtres
qualifiés diminue ;
- Deux taux de redoublement et d'abandon scolaire qui
progressent : le taux national de redoublement est de 13,4% 4(toutes
classes confondues) ; et sur 88 élèves de l'enseignement
élémentaire, seuls 15 accèdent à l'enseignement
moyen à l'issue duquel il ne reste plus que 06 élèves dont
un seul obtiendra le baccalauréat ;
- L'introduction des classes multigrades et à doubles
flux qui, bien qu'améliorent l'accès à l'école, ne
reste pas moins un compromis du point de vue de la qualité de
l'enseignement.
4 Il est à noter que ce nombre ne
reflète pas vraiment la réalité car c'est l'Etat qui fixe
le quota des élèves qui redoublent. Il y'a alors une grande
proportion qui passe sans avoir la moyenne.
Cette tendance à la baisse du TBS est d'autant plus
préoccupante qu'elle intervient au moment où le
Sénégal, après les engagements pris à l'occasion de
la conférence de Jomtien de 1990 s'est fixé des objectifs en
rapport avec les réalités et possibilités nationales :
atteindre un TBS de 65 % en 1998 et 75 % en 2000 grâce à l'appui
du PDRH2 (Projet de Développement des Ressources Humaines) qui
prévoyait la construction et l'équipement de 3 500 nouvelles
salles de classe.
En outre, des efforts considérables ont
été réalisés par les parents
d'élèves, les collectivités locales et les ONG
(Organisation Non Gouvernementale), qui construisent en moyenne 700 à
800 salles de classe par an5.
Cependant, face au coût de revient élevé
du maître par rapport aux moyens de l'Etat, le recrutement d'enseignants
en nombre suffisant pose un sérieux problème car la construction
de salles de classe devrait s'accompagner d'un recrutement de maîtres.
Alors, pour faire face à cette situation, le
gouvernement du Sénégal a fait de la réduction du
coût du maître, un impératif économique pour juguler
le déficit. C'est ainsi qu'il a mis en place un certain nombre de
mesures et de stratégies comme :
- La fermeture des Ecoles Normales Régionales (qui
avaient une durée de formation de quatre ans).
- L'érection des Ecoles de Formations d'instituteurs
(EFI) avec cycle de formation court d'un an.
- L' « opération ailes de dinde » :
opération de recrutement direct en 1990 de 400 enseignants de niveau
BFEM.
5 ECO AFRIQUE : Etude sur les stratégies de
mise en place d'un statut pereme pour les volontaires de l'éducation
nationale, Décembre 1997 (Tous les chiffres sus mentionnés sont
tirés de ce document)
- Et enfin des flux de recrutement d'instituteurs avec la
règle des 80 % d'instituteurs adjoints (qui ont un coût
inférieur à celui des instituteurs) pour 20 % d'instituteurs.
C'est dans cette logique de la réduction du coût
de l'enseignant à l'élémentaire que l'Etat du
Sénégal eut recours au Projet des volontaires de
l'éducation. En effet, le projet entendait mobiliser et faire participer
activement le potentiel de jeunes diplômés à l'oeuvre de
l'éducation pour tous6.
Les volontaires de l'éducation
bénéficient d'une bourse de 60 000 F CFA par mois (c'était
50 000 F au début). Le projet a démarré en 1995 et en 2004
nous en sommes à la dixième génération. Seulement
ce système des volontaires n'a pas existé sans faire du bruit. La
presse en parle tout le temps, de même que les parents
d'élèves qui estiment souvent que cela ne fait qu'accentuer la
dégradation déjà poussée du système
éducatif national car les volontaires ne sont pas bien formés.
Ces derniers de leur côté revendiquent de meilleures conditions
comme l'augmentation de leur bourse (car ils n'ont pas de salaire), leur
paiement à temps, une insertion dans la fonction publique etc. Les
pouvoirs publics en ce qui les concerne multiplient les actions en leur faveur
(élaboration d'un plan de carrière, possibilité d'un
recrutement dans la fonction publique quand on a rempli certaines conditions,
augmentation de la bourse etc....). En 2003, il y'a eu à Rufisque une
école qui n'a enregistré aucune réussite à l'examen
de l'entrée en sixième et d'aucuns ont eu à accuser le
recours aux volontaires qui pour eux améliore certes l'accès
à l'école pour la population scolarisable mais en même
temps a un rôle très négatif sur la qualité des
enseignements au niveau du département de Rufisque qui est l'un des
départements de la région de Dakar où l'on compte le plus
de volontaires de l'éducation.
6 Le Sénégal s'est fixé un
objectif de la scolarisation universelle en 2015
Cette situation nous incite à un certain nombre
d'interrogation à savoir :
- Qui sont les volontaires de l'éducation nationale
à Rufisque ? Quelle est leur trajectoire ?
- Comment se fait-il que le niveau de formation
élevé ne se traduise pas par une position sociale
élevée chez certains volontaires ?
- Quels sont les principaux problèmes auxquels sont
confrontés dans l'exercice de leur métier ?
Telle est la problématique autour de laquelle vont tourner
nos investigations.
Objectif :
Toute recherche demande que les objectifs soient au
préalable clairement définis afin de bien la mener.
Dans le cadre de notre étude, l'objectif principal est
de comprendre pourquoi certaines personnes qui ont atteint un certain niveau
académique (Baccalauréat, Maîtrise) se font recruter dans
le projet des volontaires alors que le niveau requis pour être
volontaires n'est que le BFEM (Brevet de Fin d'Etude Moyenne).
Cette situation nous a paru paradoxale car en principe, une
position scolaire élevée devrait permettre d'occuper une position
sociale élevée. Il nous a semblé alors nécessaire
d'y consacrer une recherche plus approfondie.
La réalisation de cet objectif général passe
nécessairement par l'atteinte des objectifs spécifiques suivants
:
- Identifier les volontaires de l'éducation et
déterminer leurs trajectoires
- Analyser les facteurs de leur engagement dans le volontariat
surtout pour ce qui ont un niveau qui pourrait leur permettre d'être dans
une catégorie socioprofessionnelle plus élevée.
- Identifier les problèmes auxquels ils sont
confrontés dans l'exercice de leur métier et dans la vie d'une
manière générale.
Hypothèses :
Nous rappelons que l'hypothèse est une réponse
anticipée, une explication plausible d'un phénomène,
provisoirement admise et destinée à être soumise au
contrôle méthodique de l'expérience. Elle peut être
confirmée ou infirmée par les résultats issus du terrain.
Ainsi pour nous :
Hypothèse principale
- L'affluence des diplômés dans le volontariat de
l'éducation pourrait trouver son explication dans leur origine familiale
donc dans une sorte d'héritage social qui déterminerait leurs
stratégies face à l'école et au marché de l'emploi
; ou encore dans la saturation de ce dernier. C'est juste pour avoir de
l'argent et financer d'autres projets qu'ils sont volontaires. Ils vont quitter
l'enseignement à la première occasion. Ce n'est qu'une
stratégie de survie.
Hypothèses secondaires
- Les volontaires sont souvent des diplômés de
l'enseignement supérieur issus de familles pauvres.
- Leur principal problème est d'ordre financier ; les
autres étant directement ou indirectement liés à celui-ci
(logement, frais de déplacement, soutien familial etc.).
Le modèle théorique :
Notre problématique principale étant de
comprendre pourquoi dans le cas précis des VE, l'obtention d'une
position scolaire élevée n'a pas permis d'accéder à
une position sociale élevée, il nous a semblé plus
indiqué d'inscrire notre recherche dans la mouvance de l'individualisme
méthodologique de Raymond Boudon qui repose sur deux axiomes
fondamentaux :
- L'affirmation selon laquelle on ne peut expliquer les
phénomènes sociaux qu'à la condition de partir des
individus, de leurs motivations et de leurs actions. Le sociologue doit d'abord
étudier les actions individuelles qui constituent
l'élément de base du social puis montrer comment ces actions ont
interféré pour donner naissance à un
phénomène social.
- L'établissement du fait que les individus sont
rationnels. Cette rationalité a un sens beaucoup plus large chez Boudon
que celui que lui conférait Max Weber (1864-1920). Il estime, en effet,
qu'une action est rationnelle pour peu qu'elle soit orientée par un
intérêt, une valeur ou même la tradition. L'action d'un
individu est rationnelle nous dit-il, si « celui-ci a de bonnes
raisons d'agir ». La rationalité signifie, en termes
précis, chez Boudon que, les individus adoptent des stratégies en
fonction de l'environnement économique, institutionnel, historique etc.
Mais en aucun cas, cet environnement ne peut déterminer une action qui
reste la conséquence d'un choix individuel. Ainsi, un
élève issu d'un milieu défavorisé
peut en tirer avantage aussi bien pour faire des études
courtes que pour faire des études longues afin de
bénéficier d'une mobilité sociale ascendante.
Dès lors, tout phénomène social se
constitue par agrégation (par sommation) des comportements individuels.
Ainsi Boudon parle d'« effets émergents »pour désigner
le phénomène social résultant de l'agrégation des
comportements individuels. Bien souvent ces effets émergents sont des
« effets pervers », ce qui signifie qu'ils ne correspondent
pas aux intentions originelles des individus. L'exemple donné par Boudon
lui-même concerne la dévalorisation des diplômes : alors
qu'il est rationnel pour chaque étudiant de chercher à obtenir le
diplôme le plus élevé afin d'accéder à un
emploi qualifié et bien rémunéré, l'adoption de
cette stratégie par des dizaines de milliers d'étudiants aboutit,
quand l'offre d'emplois n'augmente pas avec la même vitesse, à une
dévalorisation des diplômes.
C'est dans cette logique que, pour expliquer la
répartition des positions sociales, Boudon distingue distribution
sociale et distribution scolaire :
- D'une part les structures sociales ne peuvent être
modifiées par le système scolaire. Elles sont
déterminées par des contraintes structurelles (économiques
et technologiques). Autrement dit, l'école n'agit pas sur la
viscosité sociale.
- D'autre part, il y a une diversité des parcours
scolaires et des inégalités de résultats. La
réussite scolaire, en fonction de l'origine familiale s'explique par une
succession de choix rationnels des familles compte tenu de leur position dans
l'espace social.
Les individus, en fonction de ressources économiques et
culturelles, apprécient différemment les risques et les
coûts de l'investissement scolaire. Par exemple, dans les milieux
populaires les gains attendus de la poursuite des études sont faibles et
les potentialités d'échec sont fortes (réciproquement pour
les classes aisées).
La réduction des inégalités scolaires ne
s'accompagne pas toujours d'une réduction des inégalités
sociales7.
En 1963, C.A. Anderson8 étudie le rapport
entre le diplôme relatif et le statut social relatif du père par
rapport au fils. Un fils ayant un diplôme plus élevé que
son père devrait avoir un statut social plus élevé ; or il
n'en est pas toujours ainsi : c'est ce qu'on appelle le « paradoxe
d'Anderson ». Dans L'inégalité des
chances, Boudon, reprenant cette analyse, souligne que le
nombre de positions scolaires augmente beaucoup plus rapidement que le nombre
de positions sociales élevées ; ce qui entraîne
mécaniquement une dévalorisation objective des diplômes
scolaires sur le marché de l'emploi. Cette analyse de Boudon nous semble
pertinente dans notre recherche qui s'intéresse à l'explication
de l'affluence des diplômés dans le volontariat de
l'éducation nationale. En effet, cette analyse de Boudon nous porte
à croire que c'est parce qu'il y a plus de diplômes
élevés que de positions sociales élevées qu'il
y'ait des diplômés qui soient dans une position sociale
inférieure. Mais le problème reste entier car pourquoi à
diplômes égaux un individu A accède à une position
sociale élevée et un individu B, une position inférieure ?
Il y a lieu de considérer d'autres facteurs.
En outre, si l'individu rationnel échappe au
déterminisme culturel (contrairement à la théorie de
l'habitus de Pierre Bourdieu), il n'échappe pas pour autant souvent au
déterminisme économique. L'étudiant issu d'un milieu
modeste, par exemple, qui « choisit » de faire des études
courtes faute de moyens financiers a une conduite largement
déterminée par un contexte économique sur lequel il n'a
pas de prise. Ce déterminisme économique reconnu par Boudon reste
pertinent pour notre étude car l'engagement des volontaires n'est pas
une action totalement indéterminée, résultant
exclusivement des stratégies individuelles des acteurs, les
7 Boudon ® : Inégalité des chances
; Paris, A. COLIN, 1979
8 Anderson (C.A) : cité par Boudon : Op.cit
volontaires ont donc une conduite rationnelle mais d'une
« rationalité limitée ». L'individu rationnel
de Boudou est, en principe, indéterminé mais rencontre sur sa
route de telles contraintes que sa marge de manoeuvre est des plus
réduites. Après tout, écrit Boudon, déclarer que la
famille qui refuse de pousser un enfant vers des diplômes
élevés est victime des mécanismes qu'elle a
intériorisés par l'effet de son environnement « n'est
qu'une manière polie de traiter ces acteurs
d'imbéciles9 »
Cadre conceptuel :
Nous avons, dans ce travail, eu recours à quelques
concepts et notions dont il convient de définir de façon
opérationnelle. En effet nous avons eu à utiliser les concepts de
mobilité sociale, de position sociale, de position scolaire, la notion
de volontaire de l'éducation etc.
Mobilité sociale :
Elle désigne, selon P.A Sorokin10 qui
institutionnalise le terme en 1927, le passage d'un individu (mobilité
individuelle) ou d'un groupe d'individus (mobilité collective) d'un
groupe social à un autre. On distingue plusieurs formes de
mobilité :
- La mobilité intergénérationnelle (ou
mobilité biographique) qui désigne la mobilité au cours
d'une vie pour les individus d'une génération donnée.
- La mobilité intergénérationnelle
désigne le changement de statut social des individus de la
génération des enfants par rapport aux individus de la
génération des parents. C'est justement cette acception que nous
utilisons dans le cadre de ce travail. Ainsi, les volontaires qui occupent un
statut social supérieur à celui de leurs pères ou
mères ont connu une mobilité sociale ascendante ; ceux qui ont un
statut social inférieur, une mobilité sociale descendante et
l'absence de mobilité (même statut social que les parents) traduit
le phénomène de la « viscosité sociale ». Ce
dernier semble résulter de ce que l'on appelle
l'hérédité sociale (les
9 Raymond Boudon : La logique du social,
Paris, Hachette, 1983
10 Sorokin (P.A) : cité par Boudon :
L'inégalité des chances, op.cit
individus héritent de la position sociale de leurs parents
quel que soit le niveau scolaire qu'ils ont atteint).
Par ailleurs, nous avons entre autres formes de
mobilités, la mobilité géographique (ou spatiale), la
mobilité professionnelle (changement de situation professionnelle)
etc.
La position sociale :
C'est le statut social occupé par un individu à
un moment donné de sa vie. La répartition des positions sociales
s'est faite à l'aide de la classification des catégories
socioprofessionnelles (CSP) du Sénégal.
La position scolaire :
Nous entendons par position scolaire le niveau
académique ou le diplôme obtenu par les individus
considérés. C'est en effet à partir du diplôme le
plus élevé obtenu par un individu que nous déterminons sa
position scolaire. Boudon a eu à distinguer distribution scolaire et
distribution sociale et note que le système scolaire est incapable
à modifier la structure sociale.
Le volontariat de l'éducation
Il désigne une politique qui vise, face au
déficit lancinant en maîtres, à recruter chaque
année 1200 diplômés (le chiffre est en train d'être
revu à la hausse- 3000 VE en 2004/2005). Le volontaire
bénéficie d'une bourse mensuelle de 60 000 FCFA (soit moins de la
moitié du salaire d'un instituteur adjoint).
Avec le chômage endémique, le PVE a rencontré
un grand succès (pour la première génération, on a
28 candidats pour un poste à pourvoir.
Le contrat d'engagement était de deux ans renouvelable
une seule fois. Mais la question de l'après volontariat se posait avec
acuité aussi bien pour les volontaires que pour le gouvernement
sénégalais. Remercier les volontaires par cohorte de
1200 entraîne un besoin équivalent en
maîtres qu'il faudrait nécessairement combler pour éviter
la fermeture des classes ; et le volontaire considère légitime de
réclamer son intégration dans la fonction publique après
quatre années de sacrifice. C'est ainsi que l'Etat a adopté des
stratégies de mise en place d'un statut pérenne pour les
volontaires de l'éducation. Nous allons y revenir dans la
deuxième partie de ce travail.
Revue critique de la littérature
:
Le mouvement et la position des individus dans le
système des catégories socioprofessionnelles a fait l'objet de
beaucoup de théories explicatives qui peuvent être
regroupées en deux grandes catégories : les théories
naturalisant la différenciation sociale et celles de
l'hérédité sociale, du déterminisme social.
Pour les premières, nous pouvons citer F- Galton
(1821-1911) et sa théorie de l'eugénisme 11qui tente
de démontrer à partir de données statistiques,
l'hérédité du « génie » et la
nécessité d'une politique eugénique visant à
encourager la fécondité des « élites »
de la société. Convaincu du caractère
héréditaire des aptitudes sociales, Galton en conclut que les
« grands hommes » naissent dans la famille des «
grands hommes ».
Nous ne saurons partager ce point de vue dans la mesure
où l'histoire montre qu'il existe d'éminents personnages qui ont
une origine très modeste et inversement des membres de l'élite de
la société ont vu leurs descendants occuper une position sociale
très basse. Si les aptitudes à réussir socialement
relevaient du biologique, il n'aurait aucune chance pour un fils d'ouvrier de
devenir cadre supérieur par exemple ; ce qui n'est pas toujours le
cas.
11 Galton (F) : citer par Montoussé (M) et
Renouar (G) : 100 Fiches pour comprendre la sociologie, BREAL, 1997, 234 p.
Cette conception a eu une influence considérable,
notamment à travers l'oeuvre d'A. Carrel (1873-1944) intitulé :
L'homme cet inconnu12. Il y synthétise la conception
de Galton en notant la nécessité d'une politique favorisant les
mécanismes sociaux accentuant la sélection : « nous
savons que la sélection naturelle n'a pas joué son rôle
depuis longtemps. (...) nous devons chercher, parmi les enfants, ceux qui
possèdent de hautes potentialités. (...). Et donner ainsi
à la Nation une aristocratie non héréditaire. (...). Pour
la perpétuation d'une élite, l'eugénisme est
indispensable. L'établissement par l'eugénisme d'une aristocratie
biologique héréditaire serait une étape importante vers la
solution des grands problèmes de l'heure présente
».Nous croyons que cette théorie est sociologiquement
insoutenable car des anthropologues comme Claude
LéviStrauss13 ont solidement démontré que les
aptitudes sociales et culturelles sont de l'ordre de l'acquisition. L'on ne
peut soutenir de façon rigoureuse qu'une personne est par exemple
ouvrier parce que dans sa constitution biologique il existe quelque chose qui
le prédispose à l'être et qui lui a été
transmis génétiquement par ses parents. L'explication de la
position sociale des individus est à chercher ailleurs que dans le
biologique.
Toujours dans les théories naturalisant la
différenciation sociale, nous pouvons noter la théorie des
élites de V. Pareto (1848-1923) pour qui toute société est
divisée en deux groupes : les dirigeants (formant l'élite) et les
dirigés. Il définit l'élite comme les membres «
supérieurs » de la société c'est-à-dire
ceux qui ont des qualités éminentes apportant pouvoir et
prestige. Il y a une élite au sein de chaque type d'activité. On
distingue par exemple au sein de l'élite politique celle non
gouvernementale et celle gouvernementale.
12 Carrel (A) : L'homme cet inconnu, Paris.
Plon, 1935, 356 p
13 Lévi-Strauss (C) : Race et
Histoire,
Les membres de cette dernière assurent leur
pérennité dans les instances dirigeantes à l'aide de deux
qualités contraires mais complémentaires : la coercition et le
consentement. Ainsi, gouverner exige deux qualités contradictoires : il
faut à la fois être souple (c'est-à-dire rusé) et
avoir l'art de la persuasion ; de plus il faut être capable d'utiliser la
force, la violence pour supprimer toute velléité de contestation.
Ces qualités vont correspondre aux deux types psychologiques
opposés à savoir les «renards » et les
« lions ». Selon Pareto, on trouve rarement ces deux vertus
politiques chez les mêmes personnes14.
Cependant, il développe l'idée selon laquelle il
existe une « circulation des élites » (remplacement
de l'ancienne élite par la nouvelle). La hiérarchie a, pour lui,
un fondement naturel, mais celle-ci ne se fait pas obligatoirement par
transmission génétique, car le fait d'y appartenir pour les
héritiers peut avoir un effet émollient (les fils n'ont pas
forcement les qualités de leurs pères). Ainsi, cette
supériorité innée n'implique pas une hiérarchie
invariable car il y a « circulation des élites ».
Enfin, Mosca (G) (1848-1941) comme Pareto, a une approche
dichotomique de la société ; celle-ci étant
séparée en deux classes : dirigeants et dirigés. Les
premiers vont monopoliser le pouvoir et profiter des avantages induits avec des
méthodes soit légalistes, soit arbitraires. En plus de la
coercition et de la manipulation, l'élite va se servir de
l'idéologie pour légitimer sa domination. Ainsi, religion et
nationalisme sont des vecteurs permettant de structurer la
société dans un sens voulu par les élites.
En revanche, si certains développent des
théories naturalisant la position sociale des individus, d'autres par
contre, expliquent la position des uns et des autres par
l'hérédité sociale (ou le déterminisme social).
14 Paréto (V) : cité par Busino (G)
Elites et élitisme, Paris, PUF, 1992
Pour K. Marx (1818-1883), la mobilité sociale
apparaît comme un instrument de pérennité de la classe
bourgeoise : « plus la classe dominante est capable d'intégrer
les hommes éminents des classes dominées, plus durable et
dangereuse sera sa domination »15.Ainsi, pour lui,
même si on a des diplômes élevés on doit
préférer se maintenir dans sa position sociale d'origine. En tout
cas nous ne croyons pas que ce soit le cas pour les volontaires qui semblent
être plutôt victimes de leur origine sociale modeste.
P.A.Sorokin (1889-1968)16 met l'accent sur les
mécanismes autorégulateurs de la société. Ces
derniers reposent sur l'action d'instances d'orientation («
sélection agencies ») dont la nature varie avec
l'époque et la société dans laquelle elles sont à
l'oeuvre. Celles-ci vont réguler le passage d'une position sociale
à une autre. Ainsi, pour Sorokin, dans les sociétés
industrielles modernes, le double mouvement des idées
démocratiques d'une part (entraînant l'égalité
formelle des citoyens), et des mutations industrielles d'autres part
(entraînant la différenciation des positions sociales), fait que
se développe une société méritocratique de classes.
Dans celle-ci les instances d'orientation sont représentées
principalement par la famille et l'école. Nous voyons donc là un
rapport entre la position scolaire et la position sociale qui sera
déterminée par l'environnement personnel de l'individu
concerné (caractéristiques physiques et intellectuelles,
conjoncture, condition de départ) et de la force des « agences
d'orientation ».On a bien chez Sorokin une théorie
fonctionnaliste de la mobilité sociale qui s'oppose à
l'interprétation marxiste. Pour lui, en effet, la mobilité
sociale est nécessaire au bon fonctionnement de la
société.
D'autres auteurs comme, D.Betraux, C.Baudelot, R.Establet et
P.Bourdieu mettent l'accent sur la reproduction de la structure sociale.
15 Marx (K) : cité par Beitone (A) et Al :
Sciences sociales, Paris, Dalloz, 2002
16 Sorokin (P.A) : cité par Boudon : op.cit
Pour D. Bertaux17, il n'existe pas de
mobilité sociale, c'est l'hérédité sociale qui est
la règle. Ce qui est important, c'est la façon dont le
système capitaliste produit à la fois la structure des «
places sociales » et des individus conformes à ces
dernières. La reproduction sociale est l'unique facteur de la
distribution sociale. C'est la reproduction nécessaire des structures et
non le choix des individus qui détermine les positions sociales auxquels
ils accèdent : « il faut penser `le choix du métier `
comme choix par le métier (ce sont les métiers qui nous
choisissent). (...) Selon cette perspective, l'unité d'analyse n'est
plus « l'individu » mais la position dans structure
particulière ». Nous pouvons dire à la lumière
de ce point de vue de Bertaux que les VE n'ont pas choisi le volontariat, mais
ont plutôt été choisis par lui. Autrement dit, c'est parce
qu'ils n'ont pas le choix qu'ils sont dans le volontariat.
C.Baudelot et R.Establet, dans L'école
capitaliste en France18, notent d'une part le fait
que les diplômes (ENA, polytechnique) donnant accès aux postes de
dirigeant restent sociologiquement très fermés et d'autre part
que la croissance exponentielle des diplômes intermédiaires pour
l'encadrement répond à une nécessité du
système capitaliste.
Pour P. Bourdieu19, l'école transforme les
inégalités sociales en inégalités scolaires. Elle a
donc pour lui, une fonction de sélection sociale. Celle-ci est
neutralisée par l'école à travers une domination
symbolique et légitimer par l'idéologie méritocratique
républicaine.
Toujours dans le rapport position scolaire/position sociale R.
Boudon avance l'idée selon laquelle les structures sociales ne peuvent
être modifiées par le système scolaire. Elles sont
plutôt déterminées par des contraintes structurelles
17 Bertaux (D) : Destins personnels et structure de
classe, PUF, 1977
18 Baudelot (C) et Establet (R) : L'école
capitaliste en France,
19 Bourdieu (P) et Passeron (JC) : La reproduction,
Ed. Minuit, 1970
(économique et technologique). Pour lui, les positions
scolaires élevées augmentent beaucoup plus rapidement que les
positions sociales élevées ; ce qui entraîne
mécaniquement une saturation du marché de l'emploi, donc une
difficulté réelle des diplômés d'avoir une insertion
socioprofessionnelle équivalente à leurs diplômes ainsi
dévalorisés.
Pour ce qui est du phénomène spécifique
du volontaire de l'éducation ; il n'a pas fait l'objet de beaucoup
d'écrits. En effet, les seuls documents que nous avons pu trouver sont
principalement :
- Le « rapport d'évaluation des
modalités de mise en oeuvre du PVE, de son impact, de ses
conséquences » (1996), étude financée par la
Banque Mondiale et qui était juste destinée à recueillir,
sur le terrain, des données quantitatives et qualitatives, après
un an d'exécution du projet. Ces données devraient servir pour
une prise de décision, une rectification et une amélioration des
performances de celui-ci ; et aussi pour engager la bataille d'opinion contre
les détracteurs du projet.
- L'étude effectuée par le Cabinet ECO AFRIQUE
et dont le rapport est intitulé : « Etude sur les
stratégies de mise en place d'un statut pérenne pour les
volontaires de l'éducation nationale », Décembre 1997.
Cette étude propose les stratégies de pérennisation du
recrutement des volontaires.
-La communication de Monsieur Makhtar SOW, directeur adjoint
du PVE lors de l'atelier de LOME du 28 au 30 juin 1999 intitulée :
« Financement de l'éducation : Exemple des volontaires du
Sénégal ». Il y expose les problèmes qui ont
conduit à la création du PVE, la nature de l'intervention, ses
objectifs, ses réalisations, les performances des volontaires dans les
examens professionnels (CAP, CEAP), etc.
Seulement, il est à noter que la plupart de ces
études ne montrent pas trop les faiblesses du projet des VE, ils
cherchent pour la plupart à gagner la bataille d'opinion engagée
contre les détracteurs du projet, à convaincre les bailleurs de
fond etc. Ce qui compromet la recherche du point de vue de son
objectivité.
Par ailleurs, certains brochures et dépliants
distribués par le PVE et la presse nationale aussi bien orale
qu'écrite nous ont été d'un très grand apport.
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