CONCLUSION
Au XIXe siècle, et particulièrement
au moment de la montée de l'impérialisme colonial, le discours et
la vision des Européens sur l'Afrique et les Noirs ont été
très négatifs. L'idéologie civilisatrice a
été à l'origine de toutes les supputations et de toutes
les imageries sur le Noir africain. La connaissance qu'on avait de ce dernier
était fondée sur les clichés déformants
dressés par les voyageurs et les missionnaires, largement
diffusés dans l'opinion par les publicistes. L'Afrique était
présentée comme un monde de mystères, d'hostilité
et de peur avec des traits culturels choquants comme les coutumes sanglantes et
le sacrifice humain. A cela il fallait ajouter la honte de l'esclavage. Ces
aspects firent l'objet d'une forte contestation surtout de la part des
missionnaires, venus remplacer le fétichisme porteur de superstitions
par la «vraie religion», évincer l'Islam et répandre
les lumières de la civilisation européenne empreinte de
christianisme.
La civilisation européenne étant ainsi
présentée comme la seule dont les valeurs sont universelles, ceci
imposait à l'Europe le devoir de «civiliser» les autres
parties du monde. L'idée d'une hiérarchie des valeurs dans
l'échelle des communautés humaines constituait le postulat de
base communément admis. Les cultures européennes,
imprégnées du christianisme et du rationalisme,
représentaient l'absolu de la civilisation, le sommet de
l'évolution humaine. Au plus bas de l'échelle se trouvaient les
sociétés africaines considérées comme primitives et
représentant de ce fait le premier stade de l'évolution
humaine.
La pensée anthropologique, qui se construit autour des
descriptions des voyageurs et qui s'inspire de la théorie darwinienne de
l'évolutionnisme, corrobore le concept fondamental d'une
hiérarchie des cultures et des civilisations humaines.
Cette image infériorisante de l'Afrique bien
ancrée dans les représentations collectives de l'Occident fut un
produit d'une idéologie, lequel produira à son tour d'autres
discours relativement identiques. Les Européens, en effet, dont la
vision du continent africain fut modelée par de telles supputations
émettront une image qui rabattra également l'homme africain. Tel
fut le cas pour les missionnaires du XIXe siècle. Dans le
portrait qu'ils dressèrent de leurs fidèles, on pouvait relever
la persistance de certains éléments constitutifs du discours
traditionnel élaboré depuis des siècles mais jusqu'alors
entretenu sur le monde noir. La façon dont ils se figurèrent
l'Afrique ne fut donc pas indépendante de l'époque oü ils
vécurent.
Toutefois, le XXe siècle allait sinon
changer du moins ébaucher une évolution dans ce « fond
commun d'idées » sur l'Afrique. La théorie du pluralisme des
civilisations a conduit à la reconnaissance de l'altérité
des Africains et à la défense de leur identité, en tant
que communautés ayant leur particularité. Le discours
anthropologique s'orientait donc vers la réhabilitation des
sociétés colonisées et énonçait la
nécessité d'une protection de leurs valeurs menacées par
le choc brutal de la domination européenne. Il se montrait accusateur de
la colonisation considérée comme une action d'ébranlement
des structures sociales et de déculturation du Noir. Le relativisme
rejette la valeur absolue de la culture occidentale, donc de sa
prétendue universalité et récuse tout jugement de valeur
sur une culture étrangère, car ce jugement est
dénué de fondement objectif.
A cela s'ajoute la participation des élites africaines
qui se réveillèrent au cours des années 1930 et allaient
saluer l'oeuvre des anthropologues en prenant en compte les acquis de leurs
recherches. Elles allaient continuer l'oeuvre de réhabilitation des
sociétés noires en apportant leur contribution pour montrer la
richesse et la profondeur des valeurs culturelles africaines. En effet, elles
n'entendaient pas laisser aux autres l'initiative de réhabiliter la
personnalité négro-africaine car l'intellectuel africain mieux
que quiconque était habilité à le faire. Elles
s'attachaient surtout à montrer la signification de l'art africain et
des lois de la civilisation négro-africaine et mettaient l'accent sur
l'affirmation culturelle du monde noir en relation avec la libération de
l'Afrique du joug colonial. Cette libération était la condition
sine qua non de la reprise de l'initiative historique et par
conséquent de la création culturelle. Le discours de
réhabilitation fut fortement teinté de nationalisme et se
révélait anticolonialiste.
Il n'en demeure pas moins qu'après la Première
Guerre mondiale, les colonies françaises d'Afrique qui ont prirent part
au conflit au côté de la métropole allait être vues
d'une autre manière. Influencé par le cours des circonstances
historiques, le rapport entre la mère patrie et les peuples
dominés évolue. Un ensemble de transformations graduelles
améliorait le lien dominant-dominé au point d'arriver à
une agglomération qui exclut par principe l'idée de
supériorité/infériorité.
C'est dans cette dynamique d'évolution que ce travail a
souhaité appréhender la représentation du prêtre
poitevin, Joseph Auzanneau, de l'Afrique et des Africains. Au terme de cette
étude un premier bilan s'impose : comme tout homme de son époque
qui occupait une telle place dans la vocation de civilisation de l'Occident, le
spiritain a eu des points de
vue sur l'Afrique qui ne se démarquaient pas du
discours traditionnel. Missionnaire européen, ses vues se justifient
quand on se réfère aux motifs qui l'amènent en Afrique.
Surtout au début de son contact avec les Noirs, l'image qu'il se faisait
de ces derniers portait fortement la marque du passé. La comparaison
avec ses homologues du XIXe siècle sur quelques points nous a
permis de montrer dans sa vision la persistance de certains
stéréotypes dont la conception remonte très loin dans le
temps. Toutefois, le missionnaire a pu prendre de la distance par rapport
à certains jugements lapidaires des apôtres du siècle
précédent qui avilissaient démesurément l'homme
noir. On constate dans certains passages des écrits du père
Auzanneau une volonté de s'affranchir de sa vision européenne des
choses. Le fléchissement de son européocentrisme, - perceptible
à quelques points près -, est peut-être influencé
par le respect des directives internes de la Congrégation des
Pères du Saint-Esprit qui insistent, s'il faut le rappeler, sur le fait
que les missions ne doivent pas être des petites communautés
européennes sur des terres étrangères. La
personnalité de l'homme n'est pas non plus à ignorer.
Intellectuel qu'il était, le poitevin qui s'intéresse, dit-il,
aux biens de l'esprit, devrait sûrement apprendre à ne
pas être l'esclave aveugle des idées reçues.
Les changements successifs que connut le système
colonial n'est sans doute pas sans emprise sur l'évolution de sa vision.
En effet, on l'a vu, la position du spiritain s'adapte aux circonstances
historiques qui jalonnent les dernières phases de l'histoire de la
colonisation. Face aux grandes mutations qui s'annoncent dans le système
colonial menacé d'effondrement, le père Auzanneau n'affiche
aucune opposition. Or, traditionnellement, en tant qu'agent de la colonisation,
il devrait se retrouver dans le maintien du statu quo. S'agit-t-il
d'un choix réaliste qui le pousse à s'accommoder, ou se sent-il
satisfait de son travail de civilisation qui arriverait à son terme ?
En tout cas, le missionnaire lui-même, expliquant
à ses lecteurs une recommandation faite aux missionnaires de son
époque, la traduit ainsi avec ses propres mots : « Il faut
être avec l'évolution, sinon elle se fera sans nous, elle se fera
contre nous352. » En disant cela, le spiritain prouve
qu'il est en phase avec son temps, donc il est « avec l'évolution
». Et c'était la préoccupation centrale de ce travail. Il
s'agissait pour nous de montrer que le père Auzanneau
représentait le carrefour où se sont rencontrées une
vision de l'Afrique sur le point
352 « L'évolution vue de ma fenêtre »,
ERNOULT, Jean, Op. cit., p. 258
de disparaitre et une autre qui s'annonce. C'est en tenant compte
de cette confrontation que l'on peut comprendre l'absence de cohérence
dans sa représentation de l'Afrique.
Cette nouvelle image du monde noir qui commence à se
dessiner en l'Occident au début du XXe siècle
s'accentuera à l'issue de la Seconde Guerre mondiale. La
prétention des Occidentaux de répandre la «
vérité absolue » fut formellement démentie par les
intellectuels relativistes qui entendaient déconstruire le mythe de la
supériorité de l'homme blanc. A chaque société, ses
cultures, ses institutions, affirmaient les relativistes. Ils prônent
l'échange entre les cultures. Le multiculturalisme des années
1960 fut la conséquence logique de cette conception. Au plan religieux,
cette évolution conduit à la tenue du XXIe concile
oecuménique de l'Église catholique romaine, le Vatican II, dont
les résolutions ont marqué une rupture radicale avec le
passé, notamment au niveau de la doctrine missiologique. Le dialogue
interreligieux relancé lors du Concile prouve la volonté pour le
christianisme occidental de s'ouvrir aux autres religions du monde.
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