La représentation de l'Afrique et des Africains dans les écrits d'un missionnaire poitevin. Le père Joseph Auzanneau à Kibouendé (Congo français) 1926-1941( Télécharger le fichier original )par Josué Muscadin Université de Poiters - Master 1 2011 |
C- Le siècle des Lumières: une image persistante ?A partir du début du XVIIIe siècle, l'Afrique commence à pénétrer de plus en plus la conscience collective des Français. C'est d'ailleurs durant cette période qu'on assiste à une structuration de l'opinion publique, étouffée pendant des siècles par le dogmatisme de la religion qui ne proposait qu'une seule vision du monde à laquelle la société était soumise et par l'absolutisme de la monarchie de droit divin qui réprimait toute critique. A ces facteurs s'ajoute l'accroissement du nombre de livres parus ; les lecteurs deviennent beaucoup plus nombreux134. 133 BERGERON, Pierre. Les voyages fameux du Sieur Vincent Le Blanc... p 5 [CD-ROM], consulté le 13/03/2011 http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k86186w/f11.image.r=.langFR 134 HOFFMAN, Léon-François. Op. cit., p. 49 Un intérét plus ou moins prononcé commence à se manifester pour l'Afrique135. Les grands écrivains du siècle, sous une forme ou sous une autre, accordent une place au Noir dans leur oeuvre. Le nombre des Français ayant visité le continent augmente petit à petit, le contact entre le Blanc et le Noir se multiplie. Par conséquent, la question de l'Homme Noir devient de plus en plus à l'ordre du jour dans la pensée française. Il devient source de plusieurs interrogations venant des domaines différents. Du point de vue religieux se pose la question de savoir comment concilier l'Evangile et l'esclavage ; les scientifiques sont devant un problème majeur : comment expliquer les différences physiques existantes entre le Noir et le Blanc - notamment la question de la pigmentation. Au plan esthétique, on se demande si les canons de la beauté occidentale peuvent s'appliquer aux Africains. Simple objet de curiosité autrefois, l'homme noir se retrouve au centre des grandes questions que se pose l'Europe au tournant du siècle. Ces réflexions sur l'Africain ont conduit à plusieurs théories dont la systématisation du racisme. Certains théologiens avancent l'argument passe-partout de la punition divine pour justifier l'esclavage des Noirs, d'autres pensent que la pigmentation foncée est un signe que Dieu avait mis sur Caïn. Les problèmes que soulève l'Africain sont également traduits par une attention portée aux nègres dans la littérature mais aussi dans la politique. Toujours est-il que le continent africain reste inconnu en Europe. Les relations de voyage se multiplient, mais, comparativement aux autres parties du monde dont l'ExtrêmeOrient, le Nouveau Monde, l'Inde, elles sont très peu nombreuses. Les limites de cette connaissance européenne de l'Afrique sont exprimées dans cette phrase qu'on retrouve dans le Discours sur l'origine de l'inégalité parmi les hommes qu'écrit Jean Jacques Rousseau en 1754 : « Depuis trois ou quatre cents ans que les habitants de l'Europe inondent les autres parties du monde et publient sans cesse de nouveaux recueils de voyages et de relations, je suis persuadé que nous ne connaissons d'hommes que les seuls Européens... 136» Dans le CXVIIIIe des Lettres persanes, Usbek écrit à son compatriote Rhedi : « Passons à l'Afrique. 135 Le Noir faisait partie du quotidien des Français. Quelques milliers séjourneraient en France comme serviteurs ou artisans, participant ainsi à la vie sociale. PASCAU, Stéphan. « L'Afrique et les peuples exotiques vus par Henri-Joseph Dulaurens. (1719-1793) » in GALLOUET Catherine (dir.) L'Afrique du siècle des Lumières savoir et représentations. pp. 103-128 136 ROUSSEAU, Jean Jacques, « Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes », in OEuvres complètes tome IV, Paris, Pléiade, 1964, p. 212 On ne peut guère parler que de ses côtes, parce qu'on n'en connoit pas l'intérieur137.» Ce constat est aussi fait par le Père Labat lorsqu'il affirme que « des quatre parties du monde, l'Afrique est celle dont la circonférence est connue aussi exactement que le dedans l'est peu138. » Dans la première édition de l'Encyclopédie, l'Afrique est présentée en trente lignes. Cette ignorance avouée de l'Afrique n'avait pas empéché les philosophes des Lumières de discourir sur le continent et ses habitants. Jean Jacques Rousseau, dans l'Emile, apporte des précisions sur le choix de son élève à ses lecteurs. Il l'a choisi en France plutôt qu'ailleurs, parce que, dit-il, « il parait encore que l'organisation du cerveau est moins parfaite aux deux extremes. Les Nègres ni les Lapons n'ont pas le sens des Européens139. » Cette différence que souligne ici l'auteur porte en elle la supériorité prétendue de l'Européen. Elle est accentuée par cette déclaration de Voltaire : « Si leur intelligence [en parlant des Noirs] n'est pas d'une autre espèce que notre entendement, elle est fort inférieure140. » Bien qu'atténués, ces propos du philosophe s'inscrivent dans une perspective d'animalisation de l'Autre légitimant ainsi le mythe de l'homme blanc. Cette déshumanisation semble avoir été nécessaire pour le Blanc qui devrait sentir le besoin d'avoir une conscience nette face aux sévices tant physiques que moraux infligés aux « races » jugées inférieures. Comme le souligne ironiquement Montesquieu, une telle démarche se révèle d'autant plus utile que l'Europe se dit chrétienne et détentrice de la « bonne foi »: « Les peuples d'Europe ayant exterminé ceux de l'Amérique, ils ont dû mettre en esclavage ceux de l'Afrique, pour s'en servir à défricher tant de terres. (...) Il est impossible que nous supposions que ces gens soient des hommes ; parce que, si nous les supposions des hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas nous mêmes chrétiens141 . » Dans un article de l'Encyclopédie, Diderot décrit les habitants de la Côted'Ivoire comme étant des gens perdus dans la recherche effrénée des plaisirs des sens, dépourvus de religion et de culture. 137 MONTESQUIEU, Les Lettres persanes. Cité dans HOFFMAN, Léon-François, Op. cit., p. 51 138 LABAT, Jean-Baptiste, Nouvelles relations de l'Afrique occidentale... Cité par Catherine GALLOUET (dir.) Op. cit., p. 55 139 Page : OEuvre complète de Jean Jacques Rousseau. http://fr.wikisource.org/wiki/Page:%C5%92uvres_compl%C3%A8tes_de_Jean-Jacques_Rousseau_-_II.djvu/411 Consulté 02/04/2011 140 Voltaire, Essai sur les moeurs, Chapitre CXLI, 1756 141 Montesquieu, De l'esprit des lois, 1748, XV, 5, cité par Léon-François Hoffman, Op. cit., p.70 L'Histoire naturelle de Buffon, ouvrage qui a eu une très bonne réception à l'époque, peint un tableau frappant de l'Africain. Sans avoir une connaissance approfondie du continent, le naturaliste entreprend une caractérisation des populations africaines. Il présente les Guinéens comme des êtres plongés dans l'indolence, la paresse, qui n'en sortent que pour les femmes. Les Africains sont à ses yeux dépourvus d'imagination et incapables d'idées nouvelles, se contentent d'imiter leurs aïeux, refusant tout progrès et tout changement. En outre, épuisés par leurs trop fréquentes activités sexuelles, ils sont incapables d'efforts physiques. Faute d'observations réelles, le discours de Buffon ne fait que reprendre des clichés partagés par son époque. Parallèlement à cette vision purement négative de l'Afrique qui entend justifier la mission civilisatrice de l'Occident, se développe une littérature qui se dresse contre l'esclavage, « symbole et scandale de l'obscurantisme des temps passés142 .» Le Noir est considéré comme un « bon sauvage » en puissance. Il prend l'image d'une victime des absurdités de l'Europe qui refuse de reconnaitre sa pleine humanité. Le mythe du noble sauvage fut exposé par les abolitionnistes voulant montrer comment il était absurde d'asservir un peuple aussi vertueux. Certains attributs positifs étaient accordés aux non-Européens dont les Africains. Ce discours devait modifier quelque peu l'attitude des Français envers l'Autre et l'Ailleurs. La simplicité des Noirs, qui aurait été considérée auparavant comme signe de leur bassesse, devenait sujet d'éloge. La trame de vie de l'homme africain en accord avec la nature devait servir d'exemple pour montrer aux Européens qui se disent « civilisés » l'existence vertueuse que l'homme pourrait mener dans un milieu plus simple et plus proche de la nature. Cependant, il faut se garder de croire que cette théorie avait permis une réhabilitation totale de l'homme noir. En effet, il y a une ambivalence dans ce qu'affirment certains de ces écrivains. « Un même auteur, écrit Cohen, pouvait entretenir simultanément deux images contraires, celle du noble sauvage et celle du sauvage avili143. » Le thème du noble sauvage a certes été largement diffusé au XVIIIe siècle, mais se révélait incapable de changer la façon dont les Européens jugeaient l'Autre. Dans cette même perspective, des Français ayant eu l'occasion de vivre en Afrique proposent un autre tableau de leur pays hôte. Ces cas sont très rares et ne vont pas être pris en 142 HOFFMAN, Léon-François, Op. cit., p.73 143 COHEN, William B., Op. cit., p. 114 considération étant donné que la vision dominante les éclipse. On peut citer l'Histoire de Loango, Kakongo et autres royaumes d'Afrique publié en 1776 par le père Proyart. L'auteur s'appuie sur des observations personnelles et les récits des confrères missionnaires au Congo. D'emblée, il critique les récits qui induisent les lecteurs en erreur en leur donnant une image fausse et négative des Africains. Il dénonce la tendance des voyageurs qui ne connaissent que les régions littorales du continent, à généraliser des comportements qu'ils remarquent chez un individu. Selon lui, le mépris dont ces peuples sont victimes de la part des Européens vient du crédit qu'on accorde aux Mémoires des marchands et des négriers qui, à cause de leur court séjour en Afrique, n'avaient pas le temps pour comprendre les sociétés. Les auteurs qui s'inspirent de ces travaux dressent à ceux qui leur lisent des « portraits d'imagination pour des faits indubitables144. » Proyart entend plaidoyer pour une autre connaissance de l'Afrique basée sur des observations réelles et objectives : « on ne peut connoitre à fond le génie d'une Nation qu'en l'étudiant145. » Il refuse et déconstruit certaines idées reçues de son temps. Pour lui, l'Africain n'est pas paresseux de nature comme le veut l'époque, mais, il se montre réticent devant un travail qui a priori ne présente aucun profit. De plus, les conditions climatiques de ces régions empêchent les habitants d'entreprendre des activités régulières et continues. Il reconnait certaines qualités chez l'indigène : ils sont doux, justes, polis146. Si un commerçant Africain trompe un Français, c'est parce que dix ans auparavant, il aurait été trompé par un Anglais. Loin d'être choqué par les habitudes vestimentaires des Africains, comme ce fut le cas pour les missionnaires qui l'ont précédé et pour ceux qui lui succèderont, il considère la nudité des habitants comme une exigence climatique. La chaleur intense de ces contrées explique largement le fait que les indigènes soient légèrement vêtus. Son réalisme lui permet de comprendre pourquoi l'évangélisation de l'Afrique rencontre des obstacles. Il ne faut pas, selon lui, faire endosser la faute aux Africains, mais plutôt aux missionnaires qui sont incapables d'une part de survivre dans de telles contraintes climatiques et des maladies liées à ce contexte, d'autre part de surmonter le problème linguistique. Il se 144 PROYART, Histoire de Loango, Kakongo et autres royaumes d'Afrique. p. 58 [CD-ROM] consulté le15/03/2011. http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k104398b/f64.image 145 Ibidem 146 PROYART, Histoire de Loango, Kakongo et autres royaumes d'Afrique. Op. cit., p.70 montre étonné de voir que dans « un siècle qui ne prêche que raison et humanité se formulent des jugements sans fondement réel147. » Somme toute, le discours de Proyart essaie de prendre un peu de distance par rapport à la logique dominante qui veut faire de l'Africain un creuset où se réunissent toute sorte de dépravations. Ce regard distancié que porte l'auteur sur l'Afrique pourrait marquer une discontinuité dans la construction de l'image nègre en Occident, si elle n'était pas une voix parmi les mille voix. Autrement dit, seule, elle était trop faible pour renverser cette vision de l'Afrique « barbare » élaborée depuis des siècles. Au final, le XVIIIe siècle partage une vision double de l'Autre non-Européen et donc, de l'Afrique. Entre un discours qui avilit le « sauvage » et un autre qui l' « anoblit », la conception des Lumières du monde noir semblerait osciller. Toutefois, force est de constater que s'il y a eu une tendance à mieux juger l'Autre qui se dessine dans l'imaginaire des Français au cours de cette période, la pérennité d'une image infériorisante mise en chantier depuis des siècles l'avait surpassé et s'était imposée aux dépends de cette velléité réformiste. Il convient maintenant de se demander quel rapport entreprendra cette vieille représentation de l'Afrique avec celle que livrera le Père Auzanneau à ses lecteurs. 147 Ibidem, p. 66 |
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