La reformulation Rawlsienne des principes de la justice( Télécharger le fichier original )par Pénéloppe Natacha MAVOUNGOU Institut catholique de Toulouse - Master 2 de philosophie 2011 |
Chapitre 2 : Critique externe des principes rawlsiens de la justice, par Robert Nozick.« Les philosophes de la philosophie politique doivent désormais ou bien travailler à l'intérieur de la théorie de Rawls, ou bien expliquer pourquoi ils ne le font pas »60(*). La critique de Nozick qui suit de manière logique cette affirmation dans Anarchie, Etat et utopie61(*), ne vise pas moins quelques aspects de la théorie de la justice de John Rawls que l'ensemble de la théorie elle-même. Contemporain et collègue de Rawls à Harvard, Robert Nozick est un philosophe d'origine américaine. Philosophe du courant « libertarien » qui considère que la liberté est la seule valeur qui importe, Nozick pense que l'État n'a pas à intervenir pour assurer l'égalité des chances ni pour améliorer le sort des plus défavorisés. Il s'est intéressé aux questions de philosophie morale, notamment de coercition et de liberté et, on le considère comme un partisan de l'État minimal. L'un des points de désaccord qu'il a avec Rawls se situe donc au niveau du rôle de l'État, parce qu'il estime que l'auteur de Théorie de la Justice accorde trop de place à l'État. Mais, en même temps, il reste proche de celui-ci dans la conception de la liberté qu'il considère comme une valeur absolue. La critique de l'égalité des chances et de l'amélioration du sort des plus défavorisés par Nozick est la preuve, que, au niveau des implications politiques, il y a une grande distance entre les deux auteurs. Ce dernier, en effet, gonfle le domaine auquel s'applique le premier principe de John Rawls (attribuant à chacun des libertés fondamentales maximales) au point de ne laisser subsister aucun espace libre auquel puisse s'appliquer un second principe (exigeant la juste égalité des chances et l'optimisation du sort des plus défavorisés) ou tout autre principe de justice distributive. Cette critique de Nozick n'est pas pour déconstruire toute la pensée de Rawls, car, au début de sa critique, il prend le soin de préciser que, de la théorie de Rawls, il ne critiquera que les points qu'il juge discutables. Les raisons de notre choix pour la critique de Rawls par Nozick résident dans le fait que, dans La justice comme équité, John Rawls cite nommément Nozick62(*) comme celui à qui il répond, parmi d'autres auteurs et puis, parce que dans sa critique de Rawls, Nozick ne se limite pas à un aspect de cette théorie, il tient compte de certaines idées qui nous semblent fondamentales. En outre, la critique de Nozick rejoint un certain nombre de thèmes qui ont été soulevés dans le premier chapitre de cette première partie critique. C'est donc aussi par souci de cohérence que ce travail se penchera de manière particulière sur l'analyse des critiques nozickéennes liées directement à notre travail, à savoir la critique de la démarche procédurale de John Rawls ainsi que celle de sa conception de la justice distributive. La formulation des principes de justice, leur incompatibilité, de même que le caractère irréaliste de la démarche procédurale sont assez suffisants pour que Nozick qualifie d'incohérents les principes rawlsiens de la justice. Rawls présuppose une égalité de chances et une possibilité de privilégier les inégalités lorsqu'elles sont à l'avantage du plus défavorisé. Ce choix pose d'emblée, dans l'esprit de Nozick, la distance entre les principes de justice et la valeur prioritaire de la liberté. Ce sera donc à partir de sa haute considération de la liberté qu'il trouvera que le principe de la justice distributive n'a rien à voir avec la liberté. Dans cette critique externe, notre ouvrage de référence sera Anarchie, Etat et utopie dont la deuxième section consiste pour l'essentiel en une critique de la théorie de la justice de John Rawls. L'oeuvre de Nozick dépasse largement le domaine de la justice distributive ; mais son oeuvre entière n'étant pas l'objet de notre étude, nous nous limiterons simplement à sa critique de la démarche procédurale de Rawls, ensuite nous verrons comment il réfute l'idée de justice distributive, puis celle de l'égalité des chances. Section 1-Limites de la démarche procédurale de John RawlsJohn Rawls préconise l'universalité des principes de justice. La question qu'il se pose est celle de savoir comment, ou dans quelle mesure, il est possible d'envisager des principes universels et applicables par tous et à tous. La réponse est certainement la démarche procédurale qu'il va proposer. Cette démarche procédurale est inspirée par la fiction du contrat social de Jean Jacques Rousseau, ainsi que ceux de Locke et Kant63(*). Pour Rawls, le choix des principes pour l'organisation d'une société doit découler de l'accord de tous les membres de la société. Pour cela, il faut passer par l'idée de contrat. Ce sera donc à la suite de cette idée qu'il va élaborer l'idée de position originelle qui s'applique avec une autre idée, celle du voile d'ignorance, ainsi qu'il le souligne tout au début de Théorie de la justice : J'ai tenté de généraliser et de porter à un plus haut degré d'abstraction la théorie traditionnelle du contrat social telle qu'elle se trouve chez Locke, Rousseau et Kant [...] L'idée qui nous guidera est plutôt que les principes de la justice valable pour la structure de base de la société sont l'objet d'un accord originel. Ce sont les principes mêmes que des personnes libres et rationnelles, désireuses de favoriser leurs propres intérêts, et placées dans une position initiale d'égalité, accepteraient et qui, selon elles, définiraient les termes fondamentaux de leur association64(*). Recourir à cette idée de position originelle voudrait spécifier, chez Rawls, une procédure équitable susceptible de garantir le caractère « équitable » des principes qui seraient choisis dans cette démarche. Cette position originelle n'est effective qu'accompagnée du voile d'ignorance, grâce auquel les partenaires ignorent toutes leurs conditions ou circonstances particulières pouvant influencer le choix des principes. Nozick critique donc cette procédure et les déductions que fait John Rawls à la suite de cette idée. Le premier volet de cette critique procédurale est lancé contre l'idée de « rationnels » qu'expose Rawls, lorsqu'il pense que seules les personnes rationnelles sont en droit d'entrer dans la position originelle. Rawls propose, en effet, de ramener le choix des principes à un choix rationnel ainsi qu'il est écrit dans Théorie de la justice: L'hypothèse particulière que je formule est qu'un être rationnel ne souffre pas d'envie. Il ne considère pas qu'une perte n'est acceptable pour lui-même qu'à la condition que les autres perdent aussi. Il n'est pas découragé à l'idée que les autres ont un plus large indice de biens sociaux premiers65(*). Nozick critique les modes du choix des participants de Rawls, notamment par rapport à cette dimension de « choix rationnel ». Selon John Rawls, « les principes de la justice sont des principes que des personnes libres et rationnelles, désireuses de favoriser leurs propres intérêts et placées dans une position initiale d'égalité, accepteraient et, qui selon elles, définiraient les termes fondamentaux de leur association »66(*). De cette position originelle découleront nécessairement deux principes de justice, notamment le principe d'égale liberté et le principe des inégalités. Cette critique de la démarche procédurale apparaît de manière implicite dans Anarchie, Etat et utopie quand Nozick affirme que les principes rawlsiens sont ceux pensés par des personnes normales. Il ne comprend pas non plus pourquoi Rawls ne fait pas mention des « groupes des gens dépressifs, d'alcooliques, ou encore des représentants des paraplégiques ? »67(*). La lecture nozickéenne du concept « rationnel » qui pense qu'il est anormal de ne pas tenir compte des irrationalités dans l'élaboration des principes de justice, reproche à la théorie de Rawls de ne pas prendre en compte les réalités irrationnelles. De ce point de vue, elle ne peut donc pas prétendre à l'universalité. Si la première réfutation de la méthode procédurale de Rawls s'attaque à l'idée de « personnes rationnelles », la deuxième pointe du doigt le caractère arbitraire de sa démarche. Pour Nozick, la fiction du voile d'ignorance énoncée par Rawls rend sa démarche arbitraire. Une philosophie idéaliste ou abstraite verse souvent dans l'arbitraire, contrairement à une philosophie pragmatique. Il justifie cet arbitraire en faisant une relecture des conclusions rawlsiennes de la démarche procédurale qui, en fin de compte, prend en compte le sort des plus défavorisés. Au sujet de cette dimension qu'il juge arbitraire, Nozick présente deux objections. Premièrement, il se demande« pourquoi les individus placés dans la position originelle choisiraient un principe qui s'intéresserait plus particulièrement à des groupes plutôt qu'à des individus ?»68(*). Cette première objection interroge la conception rawlsienne de l'individu. Il n'est pas possible, selon Nozick, de comprendre, comment dans une situation abstraite, des individus pourraient favoriser l'amélioration de la situation du déshérité. La deuxième objection pose la question de savoir si: «l'application du principe de différence ne mènera pas chaque personne dans la position originelle à favoriser l'amélioration de la position de l'individu le plus déshérité »69(*). Cette objection suggère de choisir un principe égal plutôt qu'un principe inégal comme le suggère Rawls, car des personnes en recherche de justice d'égalité, choisirait un principe d'égalité, plutôt que d'inégalité, selon Nozick. Ainsi, il se demande pourquoi John Rawls développe en grande partie la justification du choix des principes de la justice ; et aussi pourquoi les moins favorisés ne doivent pas se plaindre de leur pauvreté, ou de ne pas recevoir autant que les plus favorisés. Son explication repose sur le fait que, parce que « l'inégalité travaille à son avantage, quelqu'un de moins favorisé ne devrait pas s'en plaindre ; il reçoit plus dans le système inégal qu'il ne recevrait dans le système égal »70(*). En somme Nozick pense qu'il n'est pas possible que, dans un état aussi irréaliste que la position originelle, les gens soient à même de choisir des principes qui doivent régir la société. Aussi, estime t-il que la construction de Rawls, pour être praticable doit être capable d'habiliter ou de produire une conception historique de la justice distributive, d'où la critique de la vision Rawlsienne de la justice distributive. * 60 Robert Nozick, Anarchia, State and utopia, Evelyne d'Auzac de Lamartine (trad.), Paris, Puf, 1988, p. 228. * 61 Le titre original de cet ouvrage est Anarchia, State and utopia. C'est l'ouvrage principal de Robert Nozick, dans lequel il consacre une grande partie de la critique sur la pensée de John Rawls. * 62 « Les remarques de ce paragraphe répondent au genre d'objection au principe de différence soulevé par Robert Nozick dans Anarchie, Etat et utopie», John Rawls, La justice comme équité, op. cit., note 18. Voir aussi la note 19 du même ouvrage, p. 81. * 63 La théorie du contrat social se propose de trouver dans l'individu, les fondements de la société, de l'Etat ou tout simplement de l'autorité politique. Pour John Locke, L'état de nature est supportable, c'est pourquoi le rôle du contrat n'est pas de rompre avec cet état, mais de garantir les droits naturels (liberté individuelle et propriété privée qui caractérisent cet état. (Second Traité du gouvernement civil). Chez Jean Jacques Rousseau, le contrat social a pour objectif principal de rendre le peuple souverain. Celui-ci étant appelé à se démarquer de son intérêt personnel pour l'intérêt général. L'existence de l'Etat se justifie par la rupture de l'homme avec la nature et aussi parce qu'il permet au peuple d'organiser son bien être. Chez Rousseau, c'est le peuple qui a la charge de la vie dans la cité, à travers le principe de volonté générale. Le peuple reste donc le seul souverain, toujours libre et bon, source de ses propres lois, et guidés seulement par le législateur. (Du Contrat social). Chez Kant le contrat suppose l'Etat civil. Selon lui, si l'on veut organiser une société sur le droit, il faut sortir de l'état de nature, qu'il considère comme un état où chacun fait ce qu'il veut et où l'individualisme égoïste a posé ses marques. C'est donc par le contrat que les individus s'unissent aux autres pour, ensemble, se soumettre aux lois extérieures et publiques. On pourrait aussi dire que par le contrat, les individus passent de l'état de nature à l'Etat de droit. (Doctrine du droit). * 64 John Rawls, Théorie de la justice op. cit., p. 20. * 65 Ibid., p. 175. * 66 Ibid., p. 37. * 67 Robert Nozick, op. cit., p. 237. * 68 Ibid., p. 237. * 69 Ibid., p. 237. * 70 Ibid., p. 243. |
|