3. L'Etat-nation et la grammaire du symbolique
a) Les communautés imaginées d'Anderson
Je voudrais que nous nous arrêtions un moment sur «
Les communautés imaginées » de Benedict Anderson afin que
l'on puisse disposer d'un élargissement conceptuel et d'une autre
interprétation du processus de construction de la représentation
de la nation et du rôle de l'imaginaire dans l'édification du
social.
Si on lui applique la grille interprétative de
Durkheim, Anderson semble affirmer que les « communautés à
solidarité mécanique45 » seraient les seules
réellement existantes et que les « communautés à
solidarité organique » seraient un produit inexistant
élaboré par nos systèmes de représentation.
L'approche d'Anderson réside dans le présupposé que
l'existence de communautés réelles est fondée et
dépend des relations face à face de ses membres. Selon Anderson
l'absence d'interconnaissances entre eux est une impossibilité
psychotechnique à la constitution des telles communautés.
Le potentiel figuratif au coeur des nations consiste à
créer une communauté imaginaire là où elle n'existe
pas, principalement parce que les membres qui la composent ne connaîtront
jamais la plupart de leurs concitoyens. La nation est imaginée car elle
est limitée et contenue dans des frontières finies qui ne sont
jamais coextensives au reste de l'humanité. Ensuite elle est souveraine
car elle rompt avec les rapports divins et dépasse, par l'idéal
de liberté, la pluralité des confessions religieuses et enfin, la
nation est une communauté imaginée car elle est toujours
perçue comme une camaraderie profonde horizontale.
L'argument principal se trouve dans le rôle joué
par le développement du « capitalisme d'imprimerie » pour
créer l'impression de faire partie d'une communauté nationale.
C'est ainsi que les « langues d'imprimerie » constituent le socle de
la conscience nationale. Pour Anderson, la presse apparait comme une
cérémonie de masse aux tonalités modernes : les lecteurs
se savent seuls dans l'accomplissement de ce rituel séculier, mais avec
la conscience intime qu'ils le partagent avec des milliers d'autres
45 Emile Durkheim, La division sociale du travail,
Paris, presses universitaires de France, 1986
qu'ils ne voient pas. Le roman, au même titre que la
presse, occupe une place singulière car il constitue également un
moyen de véhiculer l'idée nationale : la fiction s'infiltre
paisiblement et continument dans la réalité, le temps est soumis
à une sorte de fusion entre le passé et le futur.
Au cours du XIXème siècle, quand le nationalisme
passera à son stade officiel, offensif, et normatif, la « chose
imprimée » sera la clé de voûte de la fixation de
l'idée nationale, notamment grâce à l'instruction et au
travail pédagogique. L'écrit a le pouvoir de véhiculer les
valeurs du patriotisme et de son sens sacrificiel et, avec lui, les limites du
contour national intimant toujours une conception à la fois ouverte (au
Nous) et fermée (aux Eux)46.
Ce sont aussi l'ensemble des textes, récits et
l'accumulation de documents de toute sorte qui tracent l'histoire, et
créent des mythes afin d'authentifier les racines « naturelles
» pour des sociétés nationales restées pourtant
fragmentées, fracturées par les antagonismes et
l'hétérogénéité des ethnies et des
classes.
Nous sommes, bien entendu, libres d'adhérer ou pas
à une telle réflexion. Les Communautés imaginées
sont, comme nous le savons bien, un concept qui a été très
largement repris dans les différents domaines des sciences humaines et
sociales depuis qu'il a vu le jour.
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