3. La
relation consécution et concession
Le terme concession exprime, d'une part, l'action
d'accorder, de concéder quelque chose, et d'autre part, l'abandon, le
désistement, le renoncement. Pour Popin (1993 : 120), la relation
de concession développe un fait réel, fonctionnant comme une
cause qui n'entraîne pas les conséquences qu'elle devrait avoir,
il s'agit pour l'auteur d'une cause dévalorisée, d'où
l'emploi du subjonctif. Quant à Descourbes et alii (1999 :204), la
concession et l'opposition se confondent si bien qu'on les regroupe
habituellement sous le terme d'opposition. Quelle que soit la nature du
discours, nous convenons avec Dassi (2005 : 7) que la
concession va s'apprécier comme une relation
sémantique interpropositionnelle ou interséquentielle ; la
séquence étant, de part son étendue, égale ou
supérieure à la phrase achevée. Il existe cependant
plusieurs types de relation concessive introduite par certains outils
linguistiques plurifonctionnels comme, si....que, sans que,
sans, si qui introduisent également la
conséquence. Pour Oualid (2005 :74), ces connecteurs sont à
l'origine de la concession négative, la concession hypothétique
et la concession argumentative.
3.1.
La concession négative
Dans la concessive négative, le connecteur exprime
l'exclusion ou la négation du procès concomitant. Le terme
concomitant ici n'a pas, à notre humble avis, le sens de
simultané, c'est-à-dire d'un fait qui se produit en même
temps que l'autre mais dans le sens de se suivre immédiatement. La
nuance réside au niveau de l'écart ou du temps mis par P2 pour se
réaliser. La concessive négative se construit avec les
connecteurs sans que et sans qui marquent, comme nous l'avons
déjà vu, l'absence de cause, de conséquence et maintenant
de concession. Mais Riegel et alii (1996 :512), notent que si sans
que exprime la négation d'une relation concomitante ou
consécutive, c'est non que qui énonce une relation de
cause niée ou manquée. L'essentiel est de savoir ce qui motive ou
ce qui spécifie chaque emploi de ce connecteur. Les
énoncés ci-après permettront de mieux analyser la
concessive négative.
10a. [...], en six mois, elle eut chez son couturier une note de
cent vingt mille francs. Sans qu'elle eût
augmenté son train, [...].(Na, p387) ;
10b. Il ne veillait point, la quarantaine approchait,
sans que le roux ardent de ses cheveux
frisés eût pali. (Lbh, p56) ;
10c. Debout, Maheu parlait, sans
qu'on pût distinguer un seul mot.
(Ge, p240) ;
10d. Les parents étaient là, et il gardait en outre
pour elle un sentiment d'amitié et de rancune, qui l'empêchait de
la traiter en fille qu'on désire, au milieu des abandons de leur vie
devenue commune, à la toilette, aux repas, pendant le travail,
sans que rien d'eux ne leur restât
secret, [...].(Ge, p158).
En [10a], en fait, la note du couturier qui
s'élève devrait être la conséquence réelle de
l'augmentation du train de vie de Nana ; l'emploi de sans que
causale exprime plutôt une cause qui n'a pas eu lieu comme l'aurait
exigé la logique. Dans le monde référentiel en fait, pour
que la note soit élevée, il faut qu'il y ait eu plus de commandes
de marchandises ou tout autre fait, générateur de
dépenses. Or l'énoncé exprime que P1 n'est pas le motif
qui détermine P2, ce que traduit le connecteur sans que P2. En
toute logique, rien ne justifie plus P1, car la relation qui est censée
l'induire est rejetée, ce qu'exprime bien la locution non que,
10a'. [...], en six mois, elle eut chez son couturier une note de
cent vingt mille francs. Non qu'elle eût augmenté son train,
[...]
On est dans l'expression de la logique contraire ou
de la cause inverse ; la cause n'est pas valorisée parce
qu'elle n'a pas abouti, il s'agit d'une fausse cause. Le subjonctif,
ordinairement mode de la virtualité, vient renforcer ce trait
négatif de la cause. Et les Le Bidois (1935 : 463) de dire
la causale amenée par non que ou
ce n'est pas que est au subjonctif. Ces locutions supposent en
effet une intervention de la sensibilité : le locuteur ne se
contente pas de nier la causalité, plus ou moins énergiquement,
il nie ou conteste la réalité même du fait, et ce nisus de
la pensée s'exprime alors par le mode de l'énergie psychologique.
Dès que reparaît la locution parce que, le mode
de l'expression logique reparaît en même temps. Et l'indicatif
s'impose même quand parce que est suivi de
non. L'esprit ne proteste plus, il se borne à
expliquer, tranquillement, que la cause énoncée n'est pas
vraie.
Sur le plan argumentatif, le locuteur veut montrer que la
justification au fait asserté se trouve ailleurs. Et ceci peut
être implicite ou présenté dans le contexte et laisser
à l'appréciation du lecteur. Dans le cas de [10a], en effet, la
cause réelle de la note élevée (cent vingt mille francs)
se trouve dans cet énoncé :
11. [...] Julien exigeait des remises chez les fournisseurs, les
vitriers ne remettaient pas un carreau de trente sous, sans qu'il en
fît ajouter vingt pour lui [...]. (Na, p.387).
On peut donc comprendre que c'est parce que Julien, le
cuisinier, surfacturait les livraisons ou les réfections que la note
était élevée. Dans ces conditions, [10a'] peut être
complété tout naturellement par [11] : en six mois, elle
eut chez son couturier une note de cent vingt mille francs. Non qu'elle
eût augmenté son train, [...], mais parce
que Julien exigeait des remises chez les fournisseurs, les
vitriers ne remettaient pas un carreau de trente sous, sans qu'il en fît
ajouter vingt pour lui. On constate tout simplement que sans que
causal est moins contraignant, le locuteur s'en remet aux connaissances
encyclopédiques et épistémiques du co-locuteur. En
d'autres termes, avec sans que, la justification n'est pas
nécessaire pour que le sens de l'énoncé soit
complet ; l'explication est implicite. Le locuteur ne veut prendre aucun
risque, en fournissant une explication qui peut être contestée. Il
laisse au co-locuteur la charge de la chercher ou de la formuler.
En revanche, dans [10b], l'expérience montre que plus
l'homme avance en âge, plus son aspect physique change. C'est ainsi que
les rides peuvent apparaître, les cheveux grisonnent. Avec l'emploi de
sans que concessif le sémantisme de la négation que
contient la locution lui permet de nier le résultat logiquement
attendue ; par là le locuteur dédit la relation
argumentative. En outre, pour lever l'ambiguïté que provoque
l'emploi de sans que, on peut le commuter, dans l'expression de la
concession, par alors que ne pas, comme le signale Muller
(1991 : 403), avec une modification au niveau du temps verbal de la
subordonnée :
10b'. Il ne veillait point, la quarantaine approchait,
alors que le roux ardent de ses cheveux
frisés n'avait pas pâli.
10b''. Il ne veillait point, la quarantaine approchait,
bien que / quoique le roux ardent de ses cheveux
frisés n'eût (pas)
pâli.
L'adverbe de négation permet d'établir que la
conclusion attendue n'a pas été tirée. La commutation avec
le marqueur bien que associé à l'adverbe de
négation ne pas, montre que la concession négative fait
partie de la concession logique qui est introduite par bien que.
Relation logique que Morel (1996 : 6-7) perçoit comme une
vision préétablie de la relation entre les éléments
mis en présence, ou du moins un accord tacite entre les locuteurs sur
cette relation. Ce qui se vérifie bien avec la relation
décrite dans l'énoncé [10b]. En effet, entre A/B1 :
la quarantaine approchait et B / non B : le roux ardent
de ses cheveux frisés eût pali. Le connecteur vient nier la
conséquence qui aurait dû normalement avoir lieu. La relation
normale, sous-jacente, était de voir les cheveux porter le poids de
l'âge. Le recours à la concession dit Morel (op cit) permet donc
au locuteur d'imposer la relation implicite qui lie les deux
énoncés en présence. En permutant sans que par
non que dans [10b], l'énoncé n'est plus recevable comme
on le constate :
10b*. Il ne veillait point, la quarantaine approchait,
non que le roux ardent de ses cheveux
frisés eût pâli.
10b'''. Il ne veillait point, la quarantaine approchait,
non parce que le roux ardent de ses cheveux
frisés avait pâli, mais....
La cause manquée introduite par le connecteur non
que est inadaptée dans cet emploi ; ce n'est en effet pas,
parce que P2 : le roux ardent de ses cheveux frisés ne
pâlissait pas que l'effet dans P1 : la quarantaine
approchait a eu lieu. L'inacceptabilité de cet énoncé
vient, nous le pensons, du fait que la cause qui devait même être
suivie de l'effet n'est pas logique ; avec l'emploi de la
locution conjonctive non que, l'on s'attend toujours à une
justification qui vient pallier celle qui est récusée par non
que, comme nous l'avons vu avec [10a et 11]. Nous pouvons déduire
que sans que dans [10b] introduit une conséquence
manquée.
La même analyse est valable pour [10c], il est en effet
incompréhensible, dans le monde référentiel, que l'on
puisse parler sans qu'aucun mot ne soit distingué. Sur le plan
dialectique, on parle non seulement pour que les mots soient distingués,
mais surtout pour se faire comprendre. Par le connecteur sans que, le
locuteur admet qu'il existe un obstacle ou une opposition à la
réalisation d'un fait, sans que cette opposition annule la
réalité du fait exprimé. Cependant, en remplaçant
sans que par un connecteur factuel de conséquence suivie de la
négation, comme c'est le cas dans [10c' et c''] :
10c'. Debout, Maheu parlait de manière
qu'on ne pût (pas)
distinguer un
seul mot ;
10c''. Debout, Maheu parlait bien
que/quoiqu'on ne pût (pas) distinguer
un seul mot.
on constate une altération du premier sens. La
subordonnée exprime déjà le but ou la conséquence
voulue dans [10c'], bien que le fait de départ soit le même. Il
s'agit dans ce cas, non plus de montrer que le fait présenté n'a
pas connu l'issue souhaitée, mais de montrer que la visée de
départ, c'est-à-dire la façon de parler ou encore la
qualité associé au parler de l'agent du fait décrit
était d'empêcher la fin d'avoir lieu, donc cette intention
était déjà conçue par l'agent du procès
décrit dans P1. Pour ce faire, notent les Le Bidois ( 1935 : 463)
la conséquentielle, peut selon les cas, impliquer
elle aussi une intension (ou une tension) vers un résultat
recherché ou n'impliquer au contraire qu'une conséquence
où la volonté n'a aucune part, et qui dépend seulement de
la nature des faits. Aussi le mode de la conséquentielle est-il fonction
de la pensée : le subjonctif, quant le résultat est voulu,
intentionnel, l'indicatif, quand aucune idée de finalité ne se
mêle à l'idée de conséquence.
Quelle que soit la désignation :
conséquence voulue ou but, le problème ne se pose pas au niveau
de la terminologie pour le moment, on constate tout simplement que la
concession en sans que est plus proche de la conséquence que de
la cause, c'est ce qui se dégage avec l'énoncé [10c'']. Le
même énoncé exprime la concession pure, le subjonctif ici
étant le mode de la concession, il ne s'agit nullement d'une quelconque
visée. Cette commutation est possible parce que nous pensons que l'agent
de l'évènement décrit dans P1 étant un humain, il
peut manifester une volonté comme dans [9c'] alors
que [9c''] apparaît comme une description objective des faits.
En revanche, la commutation de sans que par la
locution conjonctive comme c'est le cas dans [10b'*]
Il ne veillait point, la quarantaine approchait,
de sorte que le roux ardent de ses cheveux
frisés ne pâlissait pas.
Rend l'énoncé inacceptable parce que,
logiquement on ne voit pas le rapport direct entre le fait décrit en
P1 : la quarantaine approchait et celui de P2 le roux ardent
de ses cheveux ne palissait pas. Donc sans que dans cet usage
n'exprime pas une conséquence nié, mais une concession pure comme
le démontre la permutation avec les connecteurs, bien que /quoique
dans [10b'']. Nous dégageons de cette analyse un constat
réel : la locution conjonctive sans que est l'unique connecteur
capable d'exprimer toutes ces trois notions : cause, conséquence et
concession. Pour une interprétation cohérente du texte donc la
cohésion est faite par le connecteur sans que, le
co-énonciateur tout comme le lecteur s'approprie le texte et,
grâce à sa culture générale et à ses
connaissances scientifiques, il sait à quel moment interpréter
les marqueurs sans que ou sans comme pour exprimer une nuance
de la causalité. C'est pourquoi Rossari et Jayez (1997 :233)
affirment que les emplois des connecteurs peuvent être
déterminés soit à partir d'un noyau sémantique dont
on essaie de les dériver, soit à partir d'un système de
contraintes mutuellement indépendantes. Ces auteurs reconnaissent
explicitement que l'étude des connecteurs de conséquence requiert
la combinaison de plusieurs approches : syntaxique, sémantique et
pragmatique. Le danger que nous pressentons réside justement au niveau
de cette interprétation qui a une connotation subjective, Nølke
(1993 : 36) Aussi la cohérence peut-elle être diversement
appréciée selon qu'on est auteur, lecteur, ou analyste du
discours. En d'autres termes, il appert que les connecteurs sans que
et sans, connecteurs suspects comme nous venons de le constater, sont
employés à dessein par le locuteur. Ils lui permettent, tout
comme l'implicite de brouiller ses pensées et de prévenir des
interprétations osées.
Par ailleurs, Oualid (2005 :74) relève que lorsque
les sujets sont coréférentiels, sans que cède sa
place au connecteur sans qui est suivi de l'infinitif. Pour Morel
(1996 :87), il existe deux types de construction infinitive avec
sans : avec le premier type, le groupe prépositionnel est
antéposé au sujet de la proposition principale et est
paraphrasable par une subordonnée introduite par bien que ou par
même si ; le deuxième type présente un groupe
prépositionnel postposé à la principale où le
sens de la relation concessive est variable. Dans ce cas, la paraphrase
dépend de la nuance concessive qui se dégage de
l'interprétation de l'énoncé. Si l'on est en face d'une
concession logique, c'est la première proposition qui est paraphrasable
par une subordonnée, ou le groupe prépositionnel lui-même
dans le cas d'une concession rectificative. Cependant l'auteur souligne
qu'il est parfois impossible de trancher.
Nous n'avons toutefois pas d'occurrence du premier type dans
notre corpus ; par contre l'énoncé [12] nous permet
d'illustrer notre propos pour ce qui est du deuxième type :
[...], la Régie n'osant plus faire la
sourde oreille, deux des régisseurs avaient daigné venir
pour une enquête, mais d'un air de regret, sans paraître
s'inquiéter du dénouement [...]. (Ge, p362).
L'énoncé présente l'attitude de la
Régie, instance dirigeante des Compagnies minières. Depuis la
grève des mineurs, elle ne s'était gênée ni pour
trouver une solution à la grève ni pour mener les
enquêtes puisqu'elle avait la ferme conviction qu'elle aurait
encore le dessus. Cependant, ce mouvement d'humeur perdure et la Régie
se voit obligée de se remuer, ne serait-ce que pour la forme. En toute
logique, les régisseurs devaient prendre cela au sérieux, et
s'inquiéter de la tournure persistante que prend la grève. Ce qui
transparaît donc lorsqu'on paraphrase la première proposition par
la subordonnée comme suit :
12'. [...] bien que deux des
régisseurs eurent daigné venir pour une
enquête, [...], ils ne paraissaient pas
s'inquiéter du dénouement ;
12*. La Régie n'osant plus faire la sourde oreille,
deux des régisseurs avaient daigné venir pour une enquête,
mais d'un air de regret, de façon à
ne pas paraître s'inquiéter du
dénouement.
Selon la grille d'approche de l'auteur, cette concession est
logique. La locution conjonctive unit deux propositions et cette
association selon Morel (op cit : 24)
marque doublement le fait que l'énonciateur n'est
pas à l'origine du jugement énoncé dans la
subordonnée, mais qu'il y apporte malgré tout son assentiment, en
tant qu'argument destiné à faire ressortir la thèse qu'il
va soutenir dans la proposition principale qui suit.
Ainsi les deux propositions sont le fruit d'une seule
énonciation. Mais la concessive est présentée comme ayant
fait l'objet d'une assertion préalable par un autre énonciateur,
assertion à laquelle l'énonciateur principal souscrit puisque la
subordonnée garde le même support énonciatif que la
principale. Sans toutefois revenir sur la valeur de l'infinitif qui a
déjà fait l'objet d'une analyse au chapitre II, nous rappelons
tout de même qu'il permet de ne présenter du procès qu'une
image virtuelle sans l'actualiser. Combiner à la préposition
négative sans, le groupe prépositionnel exprime une
concession négative, tout comme sans que, et la concessive
négative est celle qui démontre que la logique n'est pas
respectée.
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