Compatibilité du régionalisme et du multilatéralisme : le cas de l'ALENA( Télécharger le fichier original )par Benoit ILLINGER Université Pierre Mendès France (Grenoble II Sciences Sociales) - Maà®trise Sciences économique Mention économie et Gestion des Entreprises 2001 |
SECTION 2 Les Accords d'intégration régionale : un complément au multilatéralisme ?Nous avons vu que l'analyse économique standard considère que les effets statiques de l'intégration régionale sont au mieux bénins et aux pire néfastes alors que le bilan des effets dynamiques est nettement positif. En prenant en compte l'importance relative de ces derniers dans les analyses par rapport aux effets statiques, la majorité des auteurs35(*) se rend compte que le débat ne porte plus sur le bilan économique net des accords commerciaux régionaux (qui devient positif en comptabilisant les effets dynamiques). Le débat porte donc désormais sur l'incidence des accords de commerce régionaux sur le développement des négociations commerciales multilatérales. Nous présenterons et relativiserons tout d'abord les critiques portées au développement du régionalisme « hérésie économique » et les risques d'opposition entre ce dernier et les accords multilatéraux (2.1), et nous verrons ensuite les courant de pensée qui appuient la démarche régionaliste (2.2). 2.1 Régionalisme obstacle au multilatéralisme ?Il existe un certain nombre de critiques adressées au régionalisme. Selon Benaroya36(*), il existe actuellement deux types de critiques adressées au régionalisme quant à sa nuisance au libre-échange mondial. L'une se base sur la théorie des jeux et l'autre porte sur la tendance protectionniste qu'engendrent les accords de commerce régionaux. Il existe une troisième critique que nous exposerons également. La première catégorie de critiques se basant sur la théorie des jeux présente les entités régionales comme des coalitions qui s'affrontent dans une guerre tarifaire pour accroître leur bien être. Dans ce cadre, l'union douanière permet d'amplifier le pouvoir économique des pays membres et donc de leur permettre de faire partie du camp vainqueur37(*). Il en va de même pour n'importe quel type d'intégration régionale. Paul Krugman38(*) en 1992 appuyait cette idée. Des pays voisins s'efforçant d'améliorer leurs termes de l'échange vont créer une zone d'échange régionale même en sachant qu'elle est principalement génératrice de détournement de trafics. La zone de libre-échange ainsi créée sera incitée à se comporter comme un bloc et à relever ses tarifs douaniers39(*) pour les produits en provenance des pays tiers. Elle va donc nuire aux pays non-membres mais aura accru la prospérité des pays signataires. Les pays tiers, à leur tour, vont agir de la sorte en créant un bloc qui élèvera ses tarifs douaniers extérieurs dans le but de tirer lui aussi avantage de sa position sur le marché. Le problème engendré par cette situation c'est que les « blocs » ne peuvent gagner tous les deux (si les termes de l'échange de l'un s'améliorent, ceux du deuxième doivent se détériorer) et que durant cette « guerre des tarifs » les détournements de trafics auront réduit l'efficience économique globale. En conclusion de ces démarches, chaque pays sera plus mal loti qu'il ne l'aurait été dans un monde sans blocs commerciaux mais mieux loti que si des blocs commerciaux s'étaient créés face à lui sans qu'il n'en fasse de même. « Il apparaît donc que la formation de zone de libre-échange peut (mais pas nécessairement) être une sorte de « dilemme du prisonnier » dans lequel des actes individuels, rationnels eux-mêmes, ont des conséquences collectives fâcheuses 40(*)». Krugman rappelle également que les entités régionales choisissent des tarifs d'autant plus élevés que leur pouvoir de marché est grand. Dans ce cas, « le plus mauvais monde » n'est pas celui qui serait totalement fragmenté mais celui qui serait composé d'un nombre restreint de blocs41(*). Enfin cette guerre des tarifs douaniers nuirait encore plus aux pays, le plus souvent économiquement en retard, qui n'appartiennent à aucun bloc régional. En effet ceux-ci seraient confrontés à des tarifs beaucoup plus élevés que dans un monde sans blocs. Ce serait donc eux qui supporteraient les dégâts les plus importants provoqués par la constitution des blocs. Le point de base soulevé ici par Krugman est qu'en fin de compte les accords régionaux affaiblissent le système multilatéral et que les gains dans les échanges intra-régionaux sont plus qu'annulés par les pertes dans les échanges inter-régions ou avec les pays non-membres. Le régionalisme provoque des distorsions des échanges mondiaux. Ce propos est néanmoins modéré par son propre auteur par sa thèse de zones d'échange naturel42(*). Ainsi, bien que basés sur des hypothèses restrictives43(*), la thèse de Krugman expose clairement le risque de voir, par la faute du régionalisme, le monde se structurer en quelques blocs rivaux, mettant ainsi en péril toutes négociations sur le plan multilatéral. C'est là une critique claire à l'encontre de la tendance régionaliste. Il existe néanmoins un argument pour rendre cette critique caduque. Cet argument est le même que celui qui fonde la critique mais il est employé contre elle. Selon cette idée, une zone de taille susceptible d'influer sur les prix mondiaux peut adopter une politique protectionniste visant à diminuer ses importations et ainsi en tirer profit en dégradant la situation du reste du monde mais ceci uniquement en théorie. En effet il ne semble pas que cela soit appliqué dans la pratique. Car sinon on assisterait à une fragmentation du monde en un nombre limité de zones, comme Krugman l'affirmait, mais cette fois cette fragmentation conduirait à une « guerre » commerciale aboutissant à un équilibre du type du dilemme du prisonnier où la situation des pays se dégraderait par rapport à la situation initiale de libre-échange. Ainsi on peut conclure que la rivalité entre puissances intégrées empêche l'application de politiques commerciales prédatrices. Pourtant ce risque est rappelé par certains économistes, a priori contre ces zones, qui ne semblent pas voir dans les faits que les zones comme l'ALENA ou l'Union Européenne sont loin d'être des « forteresses commerciales». La deuxième catégorie de critiques porte sur la tendance protectionniste qu'engendrent les accords de commerce régionaux. Pour exemple Bhagwati44(*) présente le fait qu'au sein de l'ALÉNA, le Mexique pourrait utiliser des pratiques déloyales pour compenser l'augmentation des importations en provenance des États-Unis en limitant celle des autres pays non-membres comme Taiwan. Et les États-Unis pourraient eux, limiter leurs exportations pour soulager leur industrie de la concurrence taiwanaise. Il y aurait donc dans cet exemple une recrudescence des détournements de commerce. Whalley45(*), pour sa part, remarque qu'en Europe, la CE se sert de mesures anti-dumping et de restrictions volontaires des exportations à l'encontre des fournisseurs concurrents non-membres de la CE. Il remarque également qu'en Amérique du Nord, les accords américains comportent des clauses d'exclusion à l'encontre des pays tiers avec notamment l'exigence du contenu local et l'exigence que les règles de provenance des produits soient appliquées strictement. Le régionalisme s'accompagne donc pour ces auteurs d'un certain protectionnisme à l'encontre des pays tiers qui ne favorise pas les démarches multilatérales.
Cette résurgence du protectionnisme est à craindre car ne correspondant pas au « libre-échangisme », elle limiterait l'avancement des accords multilatéraux. Mais « Si l'intégration régionale ne correspond pas au « libre-échangisme », on aurait tort de considérer que le multilatéralisme, mis en place après la seconde guerre, s'inscrive dans l'orthodoxie économique libérale. Le débat n'est donc pas entre un néo-libéralisme incarné par l'OMC et un régionalisme protecteur, dernier rempart contre la dictature des marchés 46(*)». En effet Jean-Marc Siroën note que l'OMC et l'ancien GATT ont toujours agi selon une optique « mercantiliste » 47(*). La doctrine qui apparaît dans leurs textes ne semble pas ou peu inspirée des théories classiques du commerce international. Si un pays adhère à l'OMC et s'ouvre au commerce des autres membres, sa démarche est issue d'un calcul qui consiste à n'accepter que si cette « concession » lui assure des marchés d'exportation dont il va tirer un avantage substantiel. Il en va de même dans un processus régionaliste. Il est donc inopportun de reprocher aux accords régionaux de n'être pas assez ouverts (« libre-échangiste ») par rapport aux accords de l'OMC car la même logique est sous jacente aux deux processus. Pour des économistes « orthodoxes » comme Bhagwati le multilatéralisme n'en reste pas moins la meilleure option pour libérer complètement les échanges. Et ceci parce que la clause de la nation la plus favorisée (NPF) est un outil puissant. Les accords préférentiels sont une exception à cette règle et ralentissent donc la libéralisation des échanges. Néanmoins il convient de rappeler à ce sujet l'OMC reste pragmatique : elle estime que l'exception aux traitements de la NPF reste compatible avec la règle du commerce international48(*). Ainsi la conclusion de Jean-Marc SIROËN est que le régionalisme ne s'oppose pas au libre-échange, ou, du moins pas plus que ne le font les démarches multilatéralistes49(*). Le troisième type de critique est plus « terre-à-terre ». Comme nous l'avons déjà dit, une des conséquences des zones de libre-échange régional est de créer un marché qui à un plus grand poids, une plus grande part sur les marchés mondiaux. Si les zones étaient petites, le volume de leurs importations et exportations n'influençant pas le prix mondial, les détournements sur les pays non-adhérents seraient négligeables. Ce n'est pas le cas car des zones comme l'ALENA ou l'Union Européenne sont énormes50(*) et ont donc une influence certaine sur les prix mondiaux. Les échanges de la zone croissent de part les liens préférentiels entre membres, dégradant ainsi le bien-être du reste du monde. Cette conséquence est intuitivement compréhensible. Nous avons montré plus tôt que plus les sources d'approvisionnement sont diversifiées, plus les économies ont de chances de se spécialiser et donc, par une productivité accrue, d'améliorer leur situation. Ainsi si des échanges se passent préférentiellement dans une zone, le reste du monde diminue ses opportunités d'échange, donc réduit sa spécialisation, perdant ainsi de la productivité potentielle. Les termes de l'échange (rapport des exportations sur importations) se dégradent ainsi. Mais la portée de cet argument est limitée car ses effets négatifs pourraient être indemnisés par une ouverture accrue de la zone envers le reste du monde. D'après Murray Kemp et Henry Wan51(*) , il existe une grille tarifaire qui permet de maintenir le volume des importations en provenance du reste du monde et ainsi supprimer les effets de détournement. De plus cette « indemnisation » permettrait quand même à la zone de conserver un gain net. Malgré le fait que ces trois critiques trouvent toujours en face d'elles un contre argument il faut tout de même rappeler que l'existence des aspects protectionnistes est indéniable dans les accords régionaux. On remarquera notamment les règles d'origine dans l'ALENA (comme l'a relevé Krueger52(*) en 1995) ou la politique agricole commune (PAC) de l'Union Européenne. Ces aspects protectionnistes sont, soit disant, si développés et néfastes que certains auteurs ont pu affirmer que l'intégration régionale était une voie opposée au multilatéralisme. « Mais, dans l'ensemble, la thèse selon laquelle l'intégration régionale aurait conduit les pays intégrés à se désintéresser du multilatéralisme et, a fortiori, à se constituer en forteresse commerciale, est resté un fantasme.53(*) » On constate même que certains accords régionaux reproduisent les structures et les règles multilatérales. L'ALENA a été jusqu'à devancer le multilatéralisme : il imposait à ses trois membres, avant les accords de Marrakech (qui l'imiteront), des règles en matière de propriété industrielle. Aussi, nous allons voir maintenant la vision selon laquelle le régionalisme est une étape vers le multilatéralisme. * 35 Notamment LLOYD P.J (1995) L'impact des accords commerciaux régionaux sur les échanges mondiaux, problème économique n°2.415-2.416, mars. SIROËN J.M. (2000) La régionalisation est-elle une hérésie économique ?, CERESA, Université Paris-Dauphine ( www.dauphine.fr/ceresa/websiroën/afsp.pdf - 06/07/01). BENAROYA F. (1995) Que penser des accords de commerce régionaux ?, Économie internationale, n°65, 3ème trimestre., HINES R.C. (1995) Le régionalisme et l'intégration de l'économie mondiale, problèmes économique n°2.415-2.416, 15-22 mars. * 36 BENAROYA F. (1995) Que penser des accords de commerce régionaux ?, Économie internationale, n°65, 3ème trimestre. * 37 KENNAN J. et RIEZMAN R. (1990) Optimal tariff equilibra with customs Unions, canadians journal of economics, février. in BENAROYA F. (1995) Que penser des accords de commerce régionaux ?, Économie internationale, n°65, 3ème trimestre. * 38 KRUGMAN P. (1992) L'émergence des zones régionales de libre échange : justifications économiques et politiques, Problème économique n°2.289, septembre. Article paru initialement en 1991 sous le titre: « the move toward free trade zones », Kansas City Federal Reserval Bank, Economique Review, Decembre. * 39 La théorie classique du droit de douane optimal nous enseigne qu'un pays qui souhaite unilatéralement améliorer ces termes de l'échange va avoir un tarif douanier optimal d'autant plus élevé que l'élasticité de la demande mondiale de ses produits exportés est faible. Donc dans le cadre d'une union douanière, les tarifs optimaux seront plus élevés que ceux de ces membres avant l'union. * 40 KRUGMAN P. (1992) ibid. * 41 Le meilleur étant celui qui ne comporterait qu'un bloc. * 42 Krugman réévalu à la baisse les effets de détournement puisque les échanges entre voisins seraient plus nombreux qu'avec les pays plus éloigné même sans accords préférentiels. * 43 Elles postulent par exemple que les grands pays sont les plus protectionnistes ce qui ne fut pas le cas de Grande-Bretagne puis des États-Unis, nations qui dominent chacune leur tour le monde. Voir à ce sujet LLOYD P.J (1995) L'impact des accords commerciaux régionaux sur les échanges mondiaux, problème économique n°2.415-2.416, mars. * 44 Bhagwati J. (1992) Regionalism versus Multilatéralisme, the word economy, septembre in BENAROYA F. Ibid. * 45 WHALLEY J. (1992) CUSTA and NAFTA : Can WHFTA be far behind ?, Journal of Cummon Market Studies, Juin. In HINES R.C. (1995) Le régionalisme et l'intégration de l'économie mondiale, problèmes économique n°2.415-2.416, 15-22 mars. * 46 SIROËN J.M. (2000) La régionalisation est-elle une hérésie économique ?, CERESA, Université Paris-Dauphine ( www.dauphine.fr/ceresa/websiroën/afsp.pdf - 06/07/01) * 47 La différence pour Jean-Marc Siroën, entre mercantilisme et libéralisme est l'attention portée aux consommateurs. L'OMC est donc, par cette définition, « mercantiliste » car elle donne par exemple raison aux producteurs américains de soja transgénique et délaisse les craintes des consommateurs européens. SIROËN J.M. (1998) L'OMC et la mondialisation des économies, IRES et CFE-CGC. Nous montrerons également dans le chapitre II en quoi le GATT obéit à une logique mercantiliste. * 48 Voir Article XXIV du GATT en annexe 5 et 6. * 49 Cette conclusion est partagée par beaucoup d'auteurs mais dans le cas précis du régionalisme minimaliste (terme opposé à la conception fédératrice du régionalisme de l'Union Européenne). Nous ne nous attarderons pas ici sur cette distinction car par la suite notre exposé s'intéressera au régionalisme en amérique du Nord qui est un régionalisme minimaliste. * 50 En 1990, 16,6% des exportations mondiale provenaient de l'Amérique du Nord et 42,1% de la Communauté Européenne. Pour la part des importations mondiale les chiffres étaient respectivement de 19,5 et 41%. (source IMF, Direction of trade Yearbook in Deblock et Brunelle (1993) opt. Cit.) * 51 Cette théorie est cité par J.M SIROËN et fut explicité dans KEMP M.C. et WAN H.Y. (1976) An Elementary Proposition Concerning the Formation of Customs Unions, Journal of international Economics, 6(1), February. * 52 KRUEGER A. (1995) Free trade agreements versus Customs unions, NBER Working paper, #5084, Cambridge, Mass. in SIROËN J.M. (2000) La régionalisation est-elle une hérésie économique ?, CERESA, Université Paris-Dauphine * 53 SIROËN J.M. (2000) La régionalisation est-elle une hérésie économique ?, CERESA, Université Paris-Dauphine ( www.dauphine.fr/ceresa/websiroën/afsp.pdf - 06/07/01) |
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