Intérêts et enjeux économiques de l'intégration à l'Union Européenne d'un point de vue turc( Télécharger le fichier original )par Benoit ILLINGER Université Pierre Mendès France (Grenoble II Sciences Sociales) - DEA Economie et Politiques Internationales 2002 |
2.3 D'autres pistes d'explications.Nous allons voir dans cette partie successivement deux types d'explications qui justifient d'une part le non libre-échange total et qui nous sert d'autre part à comprendre le mécanisme de décision de la politique commerciale nationale. Elles peuvent être, dans une certaine mesure, complémentaires à l'explications factorielle. La première explication se base sur les agissements des groupes de pression (théorie du lobbying) et la seconde se base sur les mécanismes de décision des législateurs et des gouvernants (théorie du public choice). 2.3.1 L'explication sectorielleContrairement à l'explication factorielle de la protection qui suppose la parfaite mobilité de deux facteurs sur trois (capital et travail) entre secteurs, l'explication sectorielle part de l'hypothèse que les facteurs de production sont immobiles ou que leur mobilité est sujette à des coûts élevés. Cette explication se situe donc dans la continuité du modèle à facteur spécifique de Paul SAMUELSON et Ronald JONES (présenté à la section précédente ). Dans ce contexte, les coalitions n'ont plus lieu d'être entre les classes, mais sont alors transversales, c'est-à-dire que les intérêts peuvent être opposés ou divergés au sein même de classe et converger entre membres de classes différentes. Une multitude de nouvelles possibilités de coalitions apparaît alors. À partir de cette hypothèse, l'explication sectorielle de la protection consiste à voir la protection comme l'aboutissement des agissements de groupes de pressions59(*) qui agissent à partir de secteur d'activité. En quelque sorte il n'y a pas une politique protectionniste ou libre-échangiste qui représente le bien-être national : il y a seulement des désirs d'individus qui sont plus ou moins bien reflétés dans les objectifs du gouvernement. Ces analyses sont également connues comme analyse par la théorie du Lobbying. Comme le rappelle KEBABDJIAN [1999], la source de ces analyses se trouve dans l'application de la théorie de l'action collective d'OLSON60(*) à une « économie industrielle en économie ouverte ». Les problèmes d'action collective opposent le groupe des producteurs qui sont toujours les bénéficiaires de la protection aux consommateurs à qui l'ouverture procurerait un gain globalement plus important61(*). Dans la théorie du lobbying62(*), le groupe des capitalistes et des travailleurs (qualifiés, non qualifiés ou les deux) adoptent tous la même position protectionniste puisqu'ils sont tous producteurs alors que dans l'explication factorielle présentée au précédent point ces groupes auraient eu des positions opposées (dans le cas de la Turquie, le groupe des capitalistes aurait été pour le protectionnisme et les travailleurs non-qualifiés pour l'ouverture). C'est pourquoi, sur ce point, l'explication factorielle semble mieux représenter la réalité car on observe en général que le groupe des industriels et des syndicats sont favorables à la protection. En effet dans le cas de la Turquie on observe que jusque récemment63(*) la population (travailleurs), consommatrice, soutenait ardemment l'adhésion de son pays à l'union européenne. Bien qu'il peut-être contestable de considérer cette volonté comme motivée par les gains apportés par le libre-échange régional, il n'en reste pas moins que l'homo economicus turc a agi dans le sens du libre échange. Ce comportement conforte la théorie du lobbying. Par contre, pour le groupe des industriels, nous avons encore le même problème d'opposition entre théorie et empirisme. En effet, le groupe des industriels est, comme en témoignent les interventions de TÜSIAD (TüRK SANAYICILER VE ISADAMLARI DERNEGI, association des hommes d'affaires et industriels turcs équivalant du MEDEF pour la Turquie) en faveur de l'adhésion à l'Union européenne et donc pour l'ouverture. Ce fait contrevient donc à l'explication sectorielle mais ne conforte néanmoins pas pour autant l'explication factorielle comme nous l'avons précédemment souligné. Cette dernière suppose également les possesseurs du facteur rare (les possesseurs de capital) comme opposés à l'ouverture. Ainsi il semblerait qu'il faille chercher l'explication de ce comportement des industriels dans un autre type d'explication ou poser d'autres hypothèses pour réconcilier la théorie avec les faits réels. Par ailleurs, l'interprétation sectorielle paraît difficilement compatible avec l'explication factorielle. En effet : - soit on admet que les facteurs de production sont mobiles entre secteurs car c'est la condition de validité du théorème Stolper-Samuelson et on accepte alors une explication factorielle de la protection - soit on admet que les facteurs sont immobiles pour valider la théorie sectorielle. En quelque sorte, en exposant l'acceptation de la mobilité ou de l'immobilité des facteurs de production en ces termes, il faut « choisir son camp ». Néanmoins, en imaginant un cadre d'analyse plus large il est possible de réconcilier ces deux analyses et d'en faire une synthèse par deux moyens : - Une possibilité est ouverte par le modèle à mobilité partielle (certains facteurs fixes et d'autres non). Ainsi dans un tel modèle, deux types de demande s'expriment : les demandes factorielles et les demandes sectorielles. C'est-à-dire que dans une classe comme les travailleurs (facteur), il pourrait y avoir des demandes contradictoires selon le positionnement sectoriel (secteur) : Les travailleurs non-qualifiés du textile se positionnent en faveur de l'ouverture de la Turquie à l'Europe du fait de leur compétitivité alors que les travailleurs non-qualifiés du secteur des cosmétiques64(*) protégé, ne sont pas en faveur de cette ouverture. - L'autre possibilité de synthèse passe par l'acceptation d'un horizon temporel identique de long terme. Cette réconciliation des deux approches est en effet possible si l'on accepte qu'à long terme tous les facteurs sont mobiles, même ceux qui étaient considérés comme immobiles à court terme. Ainsi l'explication sectorielle expliquerait le court et le moyen terme alors qu'elle serait compatible et complémentaire théoriquement de l'explication factorielle sur un terme plus long65(*). En conclusion ces deux explications peuvent ne pas être contradictoires et même, selon les deux angles présentés, être complémentaires. Il n'en reste pas moins que l'une comme l'autre pose le problème du filtre politique : il s'agit alors de comprendre et d'expliquer l'articulation des demandes de protection avec l'offre politique. C'est l'explication « institutionnelle » de la protection qui explore ce champ. * 59 Un groupe de pression ou «groupe d'influence » ou encore « lobby » désigne « un regroupement de personnes physiques ou morales autour d'un intérêt spécifique commun et qui s'organisent pour orienter les décisions des pouvoirs publics dans le sens favorable à celui-ci . » (C.-D. ECHAUDEMAISON [1993] Dictionnaire d'économie, Nathan.) * 60 OLSON M [1965], The Logic of Collective Action, Cambridge, Harvard University Press. Dans cet ouvrage Mancur OLSON montre que l'activité politique en faveur d'un groupe est un bien public ; les avantages d'une telle activité retombent sur tous les membres du groupe de manière diffuse et non simplement sur l'individu qui exécute l'activité. Aussi pour les consommateurs individuellement l'activité politique peut avoir un coût plus élevé que les bénéfices par personne qu'ils en retireraient. Dans ce cas, il y a un problème d'action collective. Alors que c'est l'intérêt du groupe dans sa globalité de faire pression en faveur de politiques favorables, il n'est de l'intérêt de personne de le faire individuellement. OLSON montre alors que ce problème d'action collective peut-être plus facilement résolu lorsque le groupe est petit ou bien organisé. * 61 Un exemple célèbre de ce contraste entre les positions pro et contre l'ouverture des consommateurs et des producteurs est celui de l'industrie du sucre aux Etats-Unis. Le gouvernement de ces derniers a limité les importations de sucre si bien que les consommateurs américains ont eu un prix du sucre deux fois supérieurs aux prix mondiaux. La plupart des estimations chiffrent le coût de cette limitation aux importations pour les consommateurs américains à plus de deux milliards de dollar l'an (soit 8$/habitant par an). Pourtant les gains de ce prix artificiellement haut représentent moins de la moitié des pertes. Le fait remarquable est que les consommateurs ne s'organisent pas pour défendre leurs intérêts car 8$ l'an n'en valent pas la peine et surtout que cette somme est dispersé dans tous les aliments sucrés achetés dans l'année alors que les producteurs de sucre gagnent des milliers de dollar suite aux quotas d'importations et les défendent alors par le biais d'associations et coopératives professionnelles. (KRUGMAN P., OBSTFELD M. [2001] Economie Internationale, 3ème édition, De Boeck, Bruxelles. pp.67-68) * 62 Les articles qui traitent de ce sujet (Voir le Survey de BALDWIN [1996]. BALDWIN [1996], « The Political Economy of Trade Policy: Integrating the perspectives of Economists and Political Scientists» in FEENSTRA R.C., GROSSMAN G. M., IRWIN D. A. (ed.) The Political Economy of Trade Policy, Cambridge, The MIT Press, P. 147-173.) prennent comme variables soit, pour une part, les caractéristiques de l'industrie - comprenant alors les déterminants de l'immobilité des facteurs, les avantages comparatifs...- soit, pour une autre part, la variable est la propension et la capacité des groupes d'acteurs à imposer leurs choix. * 63 Actuellement, cette position des consommateurs est pourtant controversée du fait des successifs ralentissements de l'intégration européenne et du passage au niveau supérieur de l'intégration des PECO avant la Turquie. * 64 La réglementation dans le domaine des cosmétiques a pris une orientation contraire à celle de l'acquis ce qui permet de protéger le secteur par le biais de barrières non-tarifaires. En effet comme le remarque le Rapport régulier 2001 sur les progrès réalisés par la Turquie sur la voie de l'adhésion (Commission des Communautés européennes [2001], p. 55) « La Turquie a développé une catégorie de produits (les « cosméceutiques ») qui n'est pas prévue dans l'acquis communautaire. » Aussi les travailleurs de ce secteurs ne sont pas pour une intégration plus poussée à l'UE qui les ferait entrer en concurrence avec d'autres firmes. * 65 Voir KEBABDJIAN [1999, p. 65]. |
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