Université Paris III - Sorbonne Nouvelle
F.C.P.3 - Formation Continue Paris III
De l'illettrisme et de la lutte contre les situations
d'illettrisme : proposition d'un nouveau dispositif d'aide à la
maîtrise des outils
de la culture écrite à l'intention de
jeunes adultes
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Mémoire de DESS Relations Interculturelles
mention Echanges Interculturels
Sous la direction de Monsieur Michel Cadot
Tuteur de recherche : Monsieur François Girard
Jean-Paul Chouard
Décembre 2005
SYNTHESE
1) Si « écriture » signifie inscription et
d'abord
institution durable d'un signe [...], l'écriture en
général couvre tout le champ des signes linguistiques. Dans ce
champ peut apparaître ensuite une certaine espèce de signifiants
institués, « graphiques » au sens étroit et
dérivé de ce mot, réglés par un certain rapport
à d'autres signifiants institués, donc « écrits
» même s'ils sont « phoniques ».
2) Il faut maintenant penser que l'écriture est
à la fois plus extérieure à la parole, n'étant pas
son « image » ou son « symbole », et plus intérieure
à la parole qui est déjà en elle-même une
écriture.
3) La langue n'est pas seulement une espèce
d'écriture, comparable à l'écriture [...] mais une
espèce de l'écriture.
Jacques DERRIDA, De la Grammatologie,
INTRODUCTION
Ce triple exergue est destiné à attirer
l'attention du lecteur sur ce que le monde de l'écrit,
l'écriture, la lecture, entretient, nécessairement, comme
relations avec l'univers de l'oral, de la parole, de la langue. Nous voulons,
ici, surtout suggérer toute la complexité, les difficultés
ressenties et l'immensité de la tâche à pouvoir comprendre
et rendre compréhensible ce qui constitue l'univers de l'écrit,
sa maîtrise et les propriétés particulières de ce
monde « sur le papier ».
Avant d'examiner les situations d'illettrisme vécues
par les individus acteurs sociaux, potentiellement pluriels (nous le verrons
plus tard), il nous paraît important de porter un éclairage sur
l'univers de l'écrit et ce qui le constitue afin de mieux prendre la
mesure des relations à créer, à recréer avec les
jeunes adultes vivant des situations difficiles, des relations complexes avec
cet univers, source multiple de frustrations et autres désordres
psychologiques, sociaux et culturels.
Lorsqu'on parle de l'univers de l'écrit
(écriture, lecture, signes, alphabet, culture écrite, lexique,
syntaxe, grammaires, logique ...), en toute logique, nous faisons la liaison
avec ce qui constitue le monde de l'oral (parole, langage, langue, tradition
orale, discours, voix, sons...). Depuis très longtemps, dans la
civilisation occidentale, les philosophes, les psychologues, les linguistes,
les sociologues et tous les spécialistes des sciences humaines ont
posé et ont animé ce débat, source de questions,
affirmations, controverses et polémiques. Il ne nous appartient pas ici
d'en exposer les lignes et l'histoire car ce n'est pas vraiment notre propos
mais il est inévitablement lié de manière indirecte
à notre recherche.
De cette manière, nous avons choisi d'aborder et de
préciser, dès à présent, les relations
qu'entretient la langue avec la lecture, en prenant, déjà, des
positions que nous estimons recevables ou tout du moins cohérentes avec
notre cadre de réflexion général.
Dans son essai L'univers de
l'écrit1, David R. Olson défend la thèse,
et nous ne sommes pas loin d'en être convaincu, selon laquelle
l'écriture n'est pas une transcription de la parole, mais fournit pour
celle-ci un modèle et des structures à acquérir ; ainsi,
nous reportons un intérêt, conscientisé, sur notre langue
en faisant appel aux éléments constitués par
l'écrit.
Les pratiques que recouvre le concept de lecture sont
extrêmement variées ; les activités les plus diverses,
elles aussi, ont leur place dans ce que nous appelons la lecture
compétente de textes particuliers, dans un objectif précis. Des
catégories comme celles de compétences de base ou de
maîtrise fonctionnelle de l'écrit (le « littérisme
») ne peuvent rendre compte de l'ensemble de cet éventail
d'activités. Au titre de définition provisoire, nous pourrions
dire que la lecture consiste en une redécouverte/postulation de
l'intention qui y est adressée au lecteur dont les justifications
peuvent être trouvées dans les preuves graphiques disponibles.
La lecture, comme on l'interprète
généralement, consiste à transformer des marques
graphiques en formes linguistiques. On peut presque tout « lire »
dans le sens le plus général mais la restitution verbale d'un
écrit n'est qu'une partie de la lecture. Cette lecture concerne ce qui a
été dit, mais pas la manière dont il faut le comprendre.
La lecture consiste à retrouver ou à déduire les
intentions de l'auteur (la valeur d'illocution2) au moyen de la
reconnaissance des symboles graphiques.
1 OLSON, David R., L'univers de l'écrit,
éd. RETZ, Paris, 1998
Nous pouvons concevoir la maîtrise de l'écrit,
à la fois comme une situation cognitive et sociale, la capacité
à participer à l'activité d'une communauté de
lecteurs qui ont accepté des principes de lecture et un accord pour
travailler à l'interprétation fidèle ou acceptable des
textes.
Différentes formes d'écrits font accéder
à la conscience divers aspects du langage ; toute écriture peut
être verbalisée ou lue, et donc toute écriture est un
modèle pour la parole. Les écritures que l'on peut
considérer comme représentant les propriétés
lexicales et syntaxiques de ce qui a été dit sont celles qui
produisent les niveaux de conscience nécessaires à la formation
des dictionnaires, des grammaires, des logiques et des rhétoriques.
Aucune écriture ne nous donne un modèle correct
de la valeur d'illocution. Apprendre à faire avec ce qui a
été perdu lors de la transcription nous incite à former,
mettre à jour et réviser nos croyances sur la pensée du
monde représenté. La culture écrite contribue à la
pensée, dans ce sens qu'elle transforme les pensées
elles-mêmes en objets de réflexion. Il devient intéressant
d'essayer de déterminer le sens des mots et de leur donner une
définition. Cela transforme les idées en hypothèses, en
déductions, en suppositions qui peuvent être transformées
en savoir par l'accumulation de preuves. La culture écrite y contribue
d'abord en transformant les mots et les propositions en objets de savoirs, puis
en transformant la valeur d'illocution d'un énoncé (le
problème de l'intentionnalité) en objet de
discours.3
2 Parole qui est par elle-même une action
dans une langue et une relation sociale données. Elle exprime une
assertion, un ordre, une promesse, une question, etc. En français, elle
est marquée par l'ordre des mots, les signes de ponctuation, le mode du
verbe, etc. Ex. « Qu'il entre ! » L'analyse de la force
illocutoire des actes du langage donne lieu à une logique
illocutoire qui peut être complexe. In Nouveau vocabulaire de la
philosophie et des sciences humaines, MORFAUX, Louis-Marie, LEFRANC, Jean,
éd. Armand Colin, 2004.
3 p. 285-312, in L'univers de l'écrit,
op. cité.
Notre projet « Pour un nouveau dispositif d'aide à
la maîtrise de la culture écrite à l'usage des jeunes
adultes » ne pouvait être abordé sans ces remarques
liminaires que nous estimons fondamentales afin de mieux saisir
l'intérêt de nos réflexions qui suivent.
La certitude est comme un ton de voix selon lequel on
constate un état de faits, mais on ne conclut pas de ce ton de voix que
cet état est fondé.
Wittgenstein, De la Certitude.
I L'ILLETTRISME : CONCEPTS, DEFINITIONS, CONTROVERSES ET
PERSPECTIVES
Résumé de la première partie
Si nous voulions résumer ce que les experts
convoqués précédemment nous ont donné à
réfléchir, nous retiendrons que l'illettrisme, selon Bentolila,
est le symptôme d'une ghettoïsation sociale et culturelle qui met
les individus en insécurité linguistique. Les raisons de ce
phénomène peuvent s'expliquer par trois facteurs fondamentaux qui
sont les médiations familiale, scolaire et télévisuelle.
Ces médiations, séparément ou combinées entre
elles, n'ont pas bien joué leur rôle et les individus sont devenus
incapables de savoir communiquer hors de leur cercle d'intimes dans lequel ils
avaient pris des habitudes linguistiques fondées sur le non-dit. Alors
que l'écrit est, par essence, à l'opposé de toute
communication immédiate de connivence.
En examinant les propos de M. Besse, notre attention s'est
focalisée sur le fait qu'il ne faut considérer l'illettrisme que
dans sa version plurielle : c'est à dire qu'il serait plus judicieux de
parler d'illettrismes. D'autre part, ces illettrismes ne sauraient s'expliquer
que par trois grandes catégories de causes considérées
séparément ou combinées : des causes liées aux
difficultés personnelles de l'illettré (problèmes relevant
de la médecine ou de la psychologie), des causes liées aux
difficultés scolaires (méthodes, programmes, organisation et
insuffisante formation et qualification des maîtres), des causes
liées au rôle peu stimulant de certains environnements sociaux
(milieux peu porteurs vis à vis de l'écrit) et des causes
liées à une attirance préférentielle pour l'image,
le film et la communication orale.
Enfin, M. Lahire nous rappelle les dangers de la
stigmatisation sociale des discours tenus sur l'illettrisme. Il nous rappelle
qu'avec la meilleure volonté et les bonnes intentions, nos discours sur
l'illettrisme sont dangereux et construisent des paradoxes inacceptables,
éthiquement inacceptables et contre-productifs. Il est nécessaire
de poser raisonnablement des distances vis à vis de certaines «
certitudes » concernant la lecture du monde et de la réalité
sociale : « regarder la réalité sociale à travers
d'autres lunettes, tout en explicitant ce qui distingue le discours
scientifique de tous les autres discours »4
4 op. cité, p. 321, L'invention de
l'illettrisme, Rhétorique publique, éthique et stigmates,
LAHIRE, Bernard, éd. La Découverte, Paris, 1999
Attendons-nous que la société devienne
invivable pour la majorité, pour prendre les mesures qui s'imposent ?
Bertrand SCHWARTZ, Moderniser dans exclure.
II ENJEUX ET ETATS DES LIEUX DES DISPOSITIFS DE LUTTE
CONTRE LES ILLETTRISMES
Résumé de la seconde partie
Avec Messieurs Bentolila et Rivière, nous avons
examiné plusieurs points essentiels à retenir. D'abord, la mise
en évidence d'une crise des réponses aux problèmes de
l'illettrisme par le fait de volontés politiques hésitantes
causées par des ambiguïtés théoriques et
idéologiques. D'autre part, un aspect scolaire et/ou une volonté
utilitariste de mettre en action des projets de remédiation aux
illettrismes, sous prétexte d'insertion sociale de certains dispositifs.
Ensuite, la nécessité d'adopter un cadre général de
dispositif de lutte contre les illettrismes qui mette en place, dans le temps,
l'amorce du retour de formation (recherche des publics concernés), la
mobilisation d'un projet personnel, le positionnement du niveau de chaque
personne concernée et la valorisation des progressions de l'apprenant.
Au niveau national, nous retenons la création et
l'existence, depuis 2000, d'une Agence Nationale de Lutte contre l'Illettrisme
(ANLCI) qui, bien qu'elle ait pour tâche principale de la coordination de
toutes les initiatives prises au niveau national, elle n'élabore pas de
dispositifs et ne finance aucune actions de lutte contre l'illettrisme. Son
rôle paraît sujet à controverses. Car dans la mesure ou
l'Agence n'est pas dotée de moyens financiers, elle n'a pratiquement
aucune possibilités d'influer, par ce biais, sur la politique de lutte
contre l'illettrisme menée au niveau national comme au niveau
régional.
Ainsi, les postes de correspondants régionaux de l'ANLCI,
désormais chargés de la mission illettrisme, ne sont pas
financés par celle-ci et les décideurs en la matière sont
parfaitement libres de vouloir coopérer avec eux.
Enfin, le cadre de national de références,
édité en 2003 par l'ANLCI, ne s'appuie que sur des
recommandations sans aucune obligation de résultats ni
d'évaluations à fournir à cette Agence.
De plus, si elle intervient dans le champ public, c'est pour
soit pour informer, par le biais d'entretiens publiés dans la presse, ou
initier des campagnes publicitaires5, assez onéreuses, qui
ont donc pour vocation d'éclairer les citoyens que nous sommes.
En matière d'initiatives nationales au niveau des
pouvoirs publics, ce sont les actions financées par le Ministère
des Affaires Sociales, du Travail et de la Solidarité, par le biais,
notamment, du programme IRILL, qui montrent qu'il est un des ministères
le plus présent dans le financement des actions de lutte contre les
illettrismes.
Les actions de l'Etat, décrites ci-dessus,
révèlent un aspect fortement segmenté. Les moyens
mobilisés au plan national sont relativement faibles, compte tenu du
caractère prioritaire de la lutte contre les illettrismes. Le rôle
de l'Etat se cantonne à fonder son impulsion et son action sur
l'implication des collectivités locales, des entreprises et de la
société civile. Ce qui conduit à constater une grande
diversité du paysage en matière de lutte contre les illettrismes,
notamment en fonction des régions.
5 voir en Annexe 4, copie d'une campagne publicitaire
commandée par l'ANLCI et parue dans la presse quotidienne nationale :
quotidien Libération du 11 juillet 2005
Lorsque tu fais quelque chose, sache que tu auras contre toi
ceux qui voulaient faire la même chose, ceux qui voulaient le contraire
et l'immense majorité de ceux qui ne voulaient rien faire.
Attribué à Confucius
III REPONSE PROPOSEE : PROJET D'AIDE A LA MAITRISE DES
OUTILS DE LA CULTURE ECRITE A L'INTENTION DES JEUNES DE 16 A 25 ANS EN RUPTURE
SCOLAIRE
3 4. Cadre théorique retenu pour mon projet de
mise en place d'une action de remédiation et d'aide aux jeunes de 16
à 25 ans en situation d'illettrisme
a) Raisons et explications de cette forme d'illettrisme
Gérard Marandon, psychologue, nous permet d'entrevoir
des voies nouvelles possibles pour déterminer, avec précision,
l'enjeu d'une certaine forme d'illettrisme que je qualifierais, à l'aide
de ses réflexions, de situation d'illettrisme des jeunes de 16 à
25 ans du type« réfractaires » à l'institution
scolaire.
En effet, dans son article L'effet interculturel : du
décalage psychoculturel à la brèche psychoscociale
6, M. Marandon a distingué une classe de sujets
réfractaires à la formation et qui continuent à
résister aux contraintes des apprentissages formels et intentionnels et
à l'écriture. Il a remarqué qu'ils « sont
psychologiquement tout à fait structurés, malgré le
handicap socio-professionnel que constitue pour eux leur problème
d'alphabétisation non fonctionnelle »7.
Dans une recherche psychologique qu'il a menée
auprès de ces jeunes en situation d'illettrisme 8,
Gérard Marandon a retenu trois facteurs expliquant leurs
difficultés devant l'écrit : l'activité
verbo-cognitive9 (activité psychologique spécifique
incluant la conscience phonologique, la subvocalisation et le langage
intérieur, les représentations des relations entre oral et
écrit, qui permet la mise en place d'une pensée
verbale10, dont la valeur prédictive est déterminante
pour l'apprentissage des pratiques d'écritures), l'attitude à
l'égard de l'oral et de l'écrit et l'affirmation de soi.
6 L'effet interculturel : du décalage
psychoculturel à la brèche psychosociale, MARANDON,
Gérard, in Illettrismes : quels chemins vers l'écrit ?
coordonné par ANDRIEUX, F., BESSE, J.-M. FALAIZE, B., éd.
Magnard, Paris, 1997.
7 Alphabétisation non fonctionnelle : autre
terme utilisé par M. MARANDON pour désigner l'illettrisme
8 MARANDON, Gérard, Contribution
à l'étude de l'alphabétisation non fonctionnelle des
adultes (« illettrisme ») : approche psychologique
pluridimensionnelle de sujets rencontrant des difficultés pour lire et
écrire, thèse de doctorat de psychologie, Toulouse,
Université de Toulouse Mirail, 1992
A propos de cette catégorie d'illettrés, le
psychologue avance la thèse selon laquelle ils seraient victimes d'une
situation d'illettrisme qu'il appelle « illettrisme interculturatif
»11
Avant d'étayer sa thèse, M. Marandon
évoque certaines généralités théoriques
inspirées par l'approche interculturaliste des problèmes
psychologiques et sociaux.
« En effet l'illettrisme renvoie à l'échec
scolaire. Etre en échec scolaire signifie qu'on a échoué
à l'école, sans exclure cependant qu'on aurait pu réussir
ailleurs, dans le cadre socioculturel d'où l'on est issu, et qui n'est
généralement pas le pendant de l'école.
Qu'on se rappelle qu'à l'école le
pré-requis primordial de la réussite est d'être prêt
à développer la compétence la plus caractéristique
de la pensée occidentale, celle qui consiste à abstraire des
contenus d'information en les décontextualisant, afin de leur appliquer
un ensemble de traitements systématiques : catégorisation et
classification, saisie et mise en mémoire, opérations logiques.
L'ennui, c'est qu'à leur arrivée à
l'école, les élèves qu'on entraîne vers ces
activités d'abstraction n'y ont pas nécessairement
été préparés dans leurs cadres familiaux et
socioculturels. Pour nombre d'entre eux, en effet, ce n'est pas ainsi que l'on
procède pour faire face aux situations quotidiennes et pour
résoudre les problèmes qu'elles peuvent poser.
Ainsi, au moment des repas, on ne parle pas beaucoup et, plus
généralement, dans les échanges familiaux ou sociaux, on
ne fait pas particulièrement attention à la façon dont on
s'exprime, car l'important est avant tout le sens de ce que l'on dit et son
efficacité pour atteindre les objectifs - explicites ou non - de la
situation de communication.
9 p. 116, op. cité, L'effet
interculturel : du décalage psychoculturel à la brèche
psychosociale, MARANDON, Gérard
10 p. 489, VYGOTSKI, Lev, Pensée et
langage, éd. La Dispute , Paris, 1997
11 op. cité, p. 123, L'effet
interculturel : du décalage psychoculturel à la brèche
psychosociale
En outre, on ne passe pas son temps à commenter ou
à analyser événements et situations et, en
réalité, on ne réfléchit que lorsqu'on en
éprouve réellement le besoin. D'ailleurs, quand on a quelque
chose à exprimer, on évite les détours linguo-cognitifs
les plus coûteux : on le fait savoir d'une manière ou d'une autre
et des manières, on en connaît bien d'autres que celles consistant
à tout expliquer. »12
Or, à l'école on privilégie notamment :
- la déduction,
- la formalisation,
- l'attention individuelle assidue et, plus
généralement, la secondarisation des conduites,
- l'indépendance à l'égard du contexte,
- la relation aux choses plutôt qu'aux gens,
- l'apprentissage formel et intentionnel, plutôt que
l'acquisition incidente,
- le métalinguistique et le métacognitif,
Plus généralement on se réfère :
- à des valeurs,
- à des croyances (sur la validité des
préférences cognitives, sur la valeur de l'étude
silencieuse, etc.),
- à une idéologie (positiviste et laïque),
- on impose des codes spécifiques (le français
scolaire),
- on initie (dans les deux sens du terme) à des
pratiques d'étude (procédures de raisonnement et
stratégies d'apprentissage) et à des conduites individuelles et
collectives valorisées, dont certaines relèvent sans conteste de
la ritualité (épreuves de contrôle, de franchissement de
niveau)
Ces différents référents renvoient en
fait à l'essentiel des composantes utiles à la description d'une
culture, toutes les formes de culture, les cultures ethniques et nationales,
mais aussi les cultures régionales, religieuses, sexuelles,
générationnelles, organisationnelles.
12 op. cité, p. 123
C'est donc tout naturellement que l'on peut parler d'une
culture scolaire et, depuis trois bons siècles qu'a commencé la
scolarisation, cette culture scolaire n'a pas manqué de marquer les
esprits et de contribuer à la constitution de la culture dite standard,
celle-là même qui permet aux couches aisées et moyennes de
la population de coexister autour d'un certain nombre de
référents culturels communs, dont l'école est le creuset
et le vecteur.
Il y a, de fait, de moins en moins de solution de
continuité entre les composantes culturelles de ces milieux et la
culture scolaire. Lorsque les enfants issus de classes favorisées,
arrivent à l'école, ils ne ressentent pas de rupture culturelle :
pour l'exprimer d'une image, ils changent de piscine, ce changement de cadre,
on le sait, favorisant la socialisation, mais ils continuent à
évoluer dans la même eau. En réalité, pour ceux-ci,
les conditions de la réussite sont posées dès la
naissance.
Or, pour des raisons historiques, géographiques et
socio-économiques, mais aussi parce que la variabilité est le
propre de tout système symbolique - et donc de ces systèmes de
systèmes symboliques que sont les cultures - et également parce
que la différence est nécessaire à l'ordre, il y a -
indépendamment des cultures de l'immigration - en France comme ailleurs,
d'autres communautés culturelles déterminées par d'autres
facteurs sociaux (familles monoparentales, traversant des difficultés
économiques, venant de milieux particuliers ...) qui diffèrent de
la culture standard.
Lorsque ces enfants des communautés, décrites
précédemment, arrivent à l'école, l'approche
interculturaliste pose qu'ils sont en situation d'interculturation,
c'est-à-dire dans une situation de décalage psychoculturel,
perturbante et frustrante, qui les oblige à déployer un
surcroît d'énergie et d'activité psychologique, afin de
trouver des solutions qui leur permettent de parvenir à une situation
personnelle de moins en moins problématique et stressante.
Ces enfants de tous milieux ont donc besoin d'être
accompagnés, soutenus et guidés dans ce genre d'entreprise
impliquant de modifier ses acquis antérieurs, et les diverses
références (valeurs, croyances, représentations, attitudes
collectives, normes) sur lesquelles sont ancrées les habitudes
interprétatives, les schèmes d'action et de pensée : bref
tout ce qui constitue la charpente identitaire de tout sujet.
b) Proposition d'un cadre de réponses pour un
public spécifique de jeunes dits « réfractaires »
à l'institution scolaire
Selon Gérard Marandon : la première condition,
souvent négligée, consiste à identifier la situation de
décalage psychoculturel des jeunes, non inscrits, dans la culture
standard des couches aisées et moyennes de la population.
Pour effectuer cette identification, il faut satisfaire deux
conditions au préalable :
- la première : être convaincu qu'en
matière de formation initiale (mais également à
l'âge adulte), une situation de décalage psychoculturel constitue
un élément majeur de la situation de départ et donc
être attentif aux indices qui en témoignent. Nous devons
préciser : la situation de décalage et non le fait d'être
issu de telle ou telle culture, dont les référents
constitueraient des obstacles majeurs à tout progrès ou
changement ultérieur.
- La seconde : il faut également admettre que la
France est constitutivement pluriculturelle et qu'il existe une
pluriculturalité non ethnique (qu'on pense aux oppositions rural/urbain,
plaine/montagne, centre urbain/banlieue, etc. bien entendu aux cultures
sociales), ce qui entraîne une diversité des attitudes, attentes
et pratiques éducatives, des modalités cognitives (registres
cognitifs culturels) et de communication (rapport au langage souligné
à la fois par Basil Bernstein13 et William Labov14
dans leurs études sur les apprentissages linguistiques et scolaires)
En particulier, il faut se dire que le décalage
psychoculturel est d'autant plus opérant qu'il n'a pas été
repéré, y compris par le sujet lui-même, et qu'il est
d'autant moins repéré et qu'il est masqué par le vernis
culturel standard des sujets.
Une fois que l'on a identifié le décalage
psychoculturel, il y a une deuxième condition pour faire évoluer
la situation d'enseignement/apprentissage favorablement : il convient de
répertorier et de décrire de façon différentielle,
à la manière de l'étude contrastive des langues, les
similitudes et les différences culturelles, afin de caractériser
quels types de transfert (cognitif, attitudinels et représentationnels)
seront mis en oeuvre pendant tout le procès d'interculturation.
13 BERSTEIN, Basil, Langage et classes
sociales, éd. de Minuit, Paris, 1975
14 LABOV, William, Sociolinguistique,
éd. de Minuit, Paris, 1976
On peut ainsi anticiper sur les problèmes
d'interférences (transfert négatif) et aider le jeune sujet, en
le guidant et lui permettre de s'en dégager en travaillant sur ses
erreurs et ses représentations et en hiérarchisant les objectifs
d'apprentissage.
Concernant ce repérage, il importe d'insister sur le
fait que la tradition éducative française n'incite nullement les
praticiens à s'en préoccuper. Cette tradition repose, en effet,
sur un projet éducatif culturellement homogénéisant -
particulièrement actif depuis les Lumières et les
révolutionnaires - qui a fini par convaincre chacun que l'expression
« culture française » vaut pour tous les citoyens et par
empêcher de repérer, pour ce qu'elles sont, les difficultés
rencontrées, dès l'entrée à l'école, par de
nombreux enfants, dont on néglige les ruptures psychoculturelles
auxquels ils sont soumis.
Ensuite, Gérard Marandon préconise un travail
que nous qualifierons ici de « guidage » de l'apprentissage en
procédant par étapes, confortant la personnalité des
jeunes « de type réfractaire » ainsi identifiés.
c) Les implications pédagogiques retenues
I L'entraînement guidé à la
pensée verbale
« Le premier travail pédagogique est donc un
entraînement à la secondarisation de la pensée (et donc
à la pensée verbale15), qui est le propre de
l'écriture et de la lecture, ces deux processus étant, par
ailleurs aussi peu différents que le sont une pente et une côte.
»16 « Il faut aider « les apprenants, qui n'en ont
pas acquis la pratique, à développer, en commençant par
utiliser ce qu'ils connaissent le mieux : parler et écouter, et en les
invitant à composer oralement, c'est à dire contrôler la
mise en forme de leurs discours et, autre volet complémentaire, à
développer une capacité de lecture des faits et des propos tenus
oralement. Car le mouvement de lecture est un mouvement de construction de sens
centripète et celui d'écriture, centrifuge. Ces mouvements
symétriques consistent essentiellement à différer la
compréhension ou l'expression, au lieu de procéder de
façon immédiate et réactionnelle. »17
15 p. 113-115, op. cité, MARANDON,
Gérard, Contribution à l'étude de
l'alphabétisation non fonctionnelle des adultes (« illettrisme
») : approche psychologique pluridimensionnelle de sujets rencontrant des
difficultés pour lire et écrire
16 p. 316, op. cité
Il s'agit donc, en fait, de se réapproprier la langue,
en reconstruisant à la fois, du lien, donc du sens dans les
échanges et à une mise en distanciation à l'aide d'une
pratique langagière à la fois vécue et vue à
distance.
II La prise de possession progressive du contrôle
de la langue
« Ensuite, le mouvement étant amorcé,
l'apprentissage de la langue écrite elle-même peut venir s'y
inscrire progressivement, dès lors qu'on a compris que lire et
écrire sont des actions contrôlées et non la mise en
correspondance immédiate de représentations et de sons, comme
l'est l'utilisation spontanément pragmatique du langage. Les apprenants
peuvent ainsi s'initier peu à peu à l'art d'articuler signifiants
et signifiés, en passant par des opérations d'analyse et de
synthèse des unités linguistiques. »18
III Evaluation et entraînement
A toutes les étapes de cette reconstruction du sens et
de prise de possession du contrôle de la langue, il est nécessaire
d'introduire des phases d'évaluation et d'entraînement de
certaines de ces procédures.
En effet, « soumettre les apprenants à des
dispositifs permettant d'évaluer leur conscience linguistique et leur
dynamisme sémantiques »19 qui sont deux indications
essentielles pour vérifier le niveau d'activité verbo-cognitive
qui a un rôle actif dans l'apprentissage de l'écrit.
Et ensuite, provoquer toutes sortes d'entraînements
favorisant des joutes, concours et défis : joutes orales, jeux de
sociétés (cartes, dames, échecs ...)
Nous avons donc retenu ces deux phases, qui nous paraissent
indispensables afin de redonner une certaine confiance, une estime de soi en
évitant de replacer les apprenants dans des situations
apparentées à des situations « scolaires » et qui ne
feraient que les rebuter.
17 p. 316, op. cité
18, p. 316, op. cité, MARANDON,
Gérard, Contribution à l'étude de
l'alphabétisation non fonctionnelle des adultes (« illettrisme
») : approche psychologique pluridimensionnelle de sujets rencontrant des
difficultés pour lire et écrire
19 p. 317, op. cité
C'est pourquoi, nos propositions et notre projet n'ont pour
ambition que de préparer les apprenants à un dispositif de
remédiation à l'illettrisme, systématique, adapté
aux conditions socio-culturelles des apprenants.
3.5. Propositions personnelles pour la construction
d'un dispositif préliminaire avant toute remédiation à une
situation d'illettrisme vécue par des jeunes de 16 à 25 ans dits
« réfractaires » au système scolaire.
Pour favoriser, comme nous l'avons déjà
écrit précédemment, et en reprenant les idées
pédagogiques développées par M. Gérard MARANDON, la
première phase dite de composition orale, c'est à dire de mise en
forme des discours des apprenants afin de développer une capacité
de lecture des faits et des propos tenus oralement, nous avons donc choisi de
proposer, ici, une adaptation d'un dispositif, déjà
expérimenté, et prévu pour l'apprentissage et le
perfectionnement du français langue étrangère (FLE), qui
devrait permettre aux apprenants, jeunes de 16 à 25 ans dits «
réfractaires » au système scolaire, en situations
d'illettrismes, de se préparer à des dispositifs
systématiques de rémédiation aux situations d'illettrisme
adaptés.
CONCLUSION
Dans notre travail et pour les besoins d'identifier un public
« cible » nous avons considéré une population de jeunes
de 16 à 25 ans ayant les spécificités regroupées
sous le terme générique de « réfractaires au
système scolaire » qui s'apparentent aux « décrocheurs
d'école » mis en « échec scolaire » tout au long
de leur scolarité. C'est grâce à l'étude de M.
Gérard MARANDON que nous avons pu identifier ce type de public, ses
difficultés spécifiques et les réponses possibles à
apporter pour aider ces jeunes à retrouver le chemin de l'écrit
en reprenant confiance et en recréant un environnement favorable
respectueux et tolérant d'apprentissage individualisé de la
langue et de l'écrit.
Il faut quand même insister sur le fait que ce jeune
adulte en situation de difficultés avec l'univers de l'écrit doit
être considéré, avant tout, comme un acteur social pluriel,
porteur de pluralités, de dispositions, de façons de voir, de
sentir et d'agir. « Il est aussi le produit de l'expérience -
souvent précoce - de socialisation dans des contextes sociaux multiples
et hétérogènes. Il a participé successivement au
cours de sa trajectoire ou simultanément au cours d'une même
période de temps à des univers sociaux variés en y
occupant des positions différentes. »20
Le fait que ce jeune acteur ait pu connaître, au fil de
ses expériences sociales, des crises de décalage, de
découplage ou de désajustement le mettant ainsi en
difficulté. Précédemment, avec l'aide des
éclairages proposés par M. Marandon, nous avons longuement
parlé de ces situations de contradictions culturelles forcées
vécues dans l'enceinte scolaire entraînant les manifestations que
l'on connaît. Mais les combinaisons possibles avec d'autres type de
situations de crise sont à envisager comme : « les transplantations
individuelles plus ou moins contraintes d'un univers social à un autre
(déménagement d'un milieu rural à un milieu urbain et
vice-versa ...), les ruptures biographiques ou transformations importantes dans
les trajectoires individuelles (divorce ou séparation,
recomposition-décomposition de familles ...) »21 et
d'autres situations particulières individualisées
spécifiques.
[...]
Nous pensons qu'il est possible et envisageable de trouver des
solutions à ce type de problèmes. Les motifs d'inquiétudes
tiennent à plusieurs facteurs que nous avons déjà
identifiés. La pression économique, sociale, culturelle et
linguistique reste tout de même très forte. Nous l'avons
déjà souligné. L'espoir que nous portons est possible
à condition de pouvoir convaincre les décideurs d'ouvrir,
d'encourager et de motiver des réponses innovantes, différentes
et opérationnelles pour le futur. La voie est donc ouverte pour tous
ceux qui veulent porter des nouveaux projets ne faisant aucune autre concession
que celle de pouvoir apporter des aides nouvelles et adaptées à
la spécificité de ces publics ou à d'autres types de
populations.
20 p. 42, LAHIRE, Bernard, L'homme pluriel, Les
ressorts de l'action, éd. Nathan, Paris, 1998
21 p. 57, op. cité
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