Partie III : Enracinement du conflit, intensification du
contrôle
(1916-1917) p. 75
Chapitre 1 : Accroître le contrôle des Allemands
au tournant de la guerre .p. 76
I - Pour l'armée : accroître la surveillance des
Allemands et Alsaciens.............. p. 76
II - 1917 : naissance des cartes d'identité
d'étrangers et surveillance............ p. 78
III - Dépôts et centres de triages pour civils
allemands dans les Vosges.............. p. 80
Conclusion p. 82
Chapitre 2 : Le traitement spécial des
Alsaciens-Lorrains p. 83
I - La machine administrative p. 84
II - Alsaciens et
autochtones........................................................................
p. 88
Conclusion p. 92
Chapitre 3 : Allemands et Alsaciens à l'aide de la
France ..p. 93
I - A l'arrière, une main-d'oeuvre annexe
nécessaire.............................................p. 94
II - Prisonniers de
guerre...........................................................................
p. 96 III-
Réfugiés.................................................................................................p.
99
Conclusion.............................................................................................
p. 100
Partie IV : La fin de la guerre et
l'après-guerre (1918-1920) : un arrêt des contraintes ?. p.
101
Chapitre 1 : La dernière phase de la guerre ou
l'arrêt des mesures de contrainte
(1917-1918) p. 102
I - La réglementation à l'égard des
réfugiés vers la fin de 1917............................p.
103
II - Quel sort pour Allemands et Alsaciens à la fin
de la guerre ?......... ......
|
p. 106
|
Conclusion.............................................................................................
|
p. 109
|
Chapitre 2 : L'après-guerre (1918-1920)
|
p. 110
|
I - Alsaciens-Lorrains : l'utopie d'un rétablissement
des libertés individuelles.........p. 110
II - Le traité de Versailles et les commissions de
triage.......................................p. 113
Conclusion.............................................................................................
|
p. 116
|
Conclusion
|
p. 117
|
Annexes
|
p. 122
|
Sources
|
p. 130
|
Bibliographie
|
.p. 144
|
INTRODUCTION GENERALE
Au XIXe siècle, la proximité géographique
entre la France et l'Allemagne fait apparaître un contexte propice aux
échanges et aux migrations de population. A partir de 1871,
l'immigration concerne plutôt les ressortissants d'Alsace-Moselle,
longtemps terre d'entre-deux. Les Vosges constituent alors un important
département d'accueil. Les Italiens y sont également nombreux
mais ont déjà fait l'objet d'une thèse1. Pour
comprendre la situation des Allemands et Alsaciens entre 1911 et 1920, il faut
envisager un bref retour sur la nature et les caractéristiques
historiques de leur immigration.
Au XIXe siècle, la faiblesse de la
fécondité et l'insuffisance de la main-d'oeuvre ont
favorisé l'arrivée et l'installation en France de nombreux
étrangers2. Le nombre d'entrées nettes par
année passe de 20 000 en moyenne entre 1896 et 1906 à 30 000
entre 1906 et 1911. Jusqu'en 1914, les travailleurs étrangers sont
essentiellement originaires des Etats limitrophes, en particulier Belges,
Italiens puis Allemands, Espagnols et Suisses3. Les autres pays sont
très faiblement représentés et la part des
non-Européens est alors quasiment nulle.
La connaissance de la population étrangère
à cette période repose presque exclusivement sur les recensements
publiés depuis 1851 par la Statistique générale de la
France4. Le dénombrement spécifique des
étrangers de 1891 révèle leur répartition par lieu
de naissance, sexe, âge, état matrimonial et profession. Mais la
statistique du mouvement de la population est beaucoup moins riche : il
n'existe même pas de série continue des naissances d'origine
étrangère. Il est donc très difficile d'étudier les
comportements démographiques et les processus d'assimilation.
Immigrés fort ordinaires au départ, les
Allemands sont devenus, en France, des étrangers singuliers. De l'Ancien
régime au début du XIXe siècle, ils sont peu nombreux,
spécialistes de l'industrie ou de la finance5. Puis le rythme
des arrivées s'accélère ; à la veille de la
révolution de 1848, les Allemands représentent à Paris un
étranger sur trois. Cette nouvelle immigration emprunte encore une image
de l'Allemagne plus rhénane que prussienne. Une certaine
complicité entre les deux pays et le poids de l'économie jouent
dans le développement des flux migratoires6.
Mais, déjà, le XXe siècle s'annonce et
des exilés allemands largement politisés arrivent nombreux,
fidèles aux idéaux de 1789. La révolution vaincue de 1848
et le coup d'Etat de 1851 sonnent le glas de ces temps d'amitié et
détruisent le mythe d'une France terre des
libertés7.
1 Voir O. Guatelli, Les Italiens dans
l'arrondissement de Saint-Dié : 1870-1970, Thèse de
doctorat, Nancy 2, 2002.
2 Collectif, « La France et ses immigrés
(1789-1995) », in L'Histoire, novembre 1995, n° 193, pages
20-42.
3 Ibid.
4 J.-D. & J.-P. Poussou, « Les
étrangers en France », in Histoire de la population
française, J. Dupaquier (dir.), Tome 3 (1789-1914), PUF, 1988, pp.
214-221.
5 Marianne Amar & Pierre Milza, L'immigration
en France au XXe siècle, Paris, A. Colin, 1990, article « Les
Allemands », p. 45.
6 Ibid.
7 Ibid.
La défaite de 1870 transforme, côté
français, l'Allemand en « Boche », étranger par
excellence qui menace la nation dans son intégrité
géographique et son génie8. Les Allemands
immigrés en France sont alors moins de 100 000, environ 8 % des
étrangers. La séparation de 1870 n'explique pas seule cette chute
brutale. Des immigrés, fiers de la réalisation de l'unité
allemande, en outre assimilés à l'occupant par une population
française traumatisée par la défaite,
préfèrent rentrer chez eux9.
Par le traité de Francfort du 10 mai 1871, cinq
arrondissements lorrains se trouvent rattachés à l'Allemagne en
plus de l'Alsace dans son intégralité : trois de la Moselle, deux
de la Meurthe, ainsi que des fractions des arrondissements de Lunéville,
Nancy et Saint-Dié. Le département des Vosges perd dix-huit
communes comprenant 21 000 habitants (le canton de Schirmeck et une partie de
Saales) qui sont fortement industrialisées avec notamment les forges de
Rothau, de Grand Fontaine et de nombreuses filatures. Les 43 000 habitants qui
vivent dans la zone annexée, le Reichsland, se trouvent d'emblée
à l'intérieur du Reich10.
Mais l'article 2 du traité autorise les habitants des
territoires cédés au vainqueur à opter pour la
nationalité française s'ils le souhaitent. La qualité de
citoyen français leur sera maintenue s'ils transportent leur domicile en
France avant le 1er octobre 1872, après avoir fait leur
déclaration d'option devant les autorités compétentes.
L'article 1 de la convention additionnelle du traité de
Francfort, signée le 11 décembre 1871, implique que les individus
simplement originaires d'Alsace-Moselle optent pour la nationalité
française, sous peine de devenir Allemands11. Après le
1er octobre 1872, ceux qui franchiront la frontière seront
enregistrés en France comme « ressortissants allemands
»12. Il s'agit plutôt pour l'Allemagne d'une solution
pratique, dictée par les circonstances, que l'expression d'un
comportement conciliant à l'égard du vaincu.
A une époque où les naturalisations par
décret sont encore peu nombreuses, la possibilité d'option
offerte à plus d'un million de personnes dans un délai à
peine supérieur à un an constitue, pour les services
administratifs, une nouveauté à laquelle ils doivent s'adapter.
En outre, les populations ont été mal informées : nombreux
sont ceux qui ont cru pouvoir rester Français en Alsace-Moselle.
L'option est finalement un plébiscite en faveur de la France : au 1er
octobre 1872, 160 878 Alsaciens-Mosellans (soit un peu plus de 10 %) ont
exercé leur droit d'option13.
8 M. Amar & P. Milza, op. cit., p. 45.
9 Janine Ponty, L'immigration dans les textes.
France, 1789-2002, Paris, Belin-Sup, Histoire, 2004, chapitre 2 « Le
temps des voisins », pp. 54-68.
10 Jean-Paul Claudel, Les Vosges en 1900.
1870-1914 : d'une Guerre à l'autre, PLI - Gérard Louis,
2001, p. 21.
11 Alfred Wahl, L'option et l'émigration
des Alsaciens-Lorrains (1871-1872), Paris, éd. Ophrys, 1974, 276
p.
12 J. Ponty, op. cit., pp. 54-68.
13 Ibid.
Au total, le nombre de ceux qui émigrent effectivement
dans la période d'option est de
125 000 sur une population estimée de 1,5 million.
Approximativement 8,5 % de la population fait le choix douloureux de l'exil. Au
sein des migrants, les élites sont fortement représentées
: bourgeoisie d'affaires, notables des campagnes, militaires, professeurs,
etc., provoquant de graves problèmes sur les plans démographique
et économique14. Beaucoup d'industriels du textile partent,
surtout vers les Vosges, la Normandie, voire l'Algérie. Par ailleurs,
sur les 125 000 migrants, on estime à 50 000 le nombre de ceux qui
fuient le service militaire allemand. Beaucoup de retraités ont enfin
opté pour ne pas perdre leur pension. Les optants emmènent en
même temps leurs capitaux : l'économie est totalement
désorganisée15.
L'émigration rapide prend souvent au dépourvu
les services d'accueil hâtivement constitués. Un quart de
siècle après la fin du conflit franco-prussien (1895), des
administrations départementales hésitent encore quant à la
nationalité réelle de certains résidents alsaciens ou
mosellans16. Périodiquement, des cas litigieux passent en
justice et les jugements rendus font jurisprudence. Plusieurs décisions
semblent en contradiction avec la circulaire du Garde des Sceaux du 30 mars
187217, selon laquelle doivent opter tous ceux qui sont nés
en Alsace-Lorraine, même s'ils n'y résidaient pas au moment de la
défaite : ces gens restés en France auraient dû être
considérés comme Allemands. Il ne s'agit plus de l'option au
regard des Allemands, mais de la position française. A côté
des pouvoirs publics, des associations jouent un rôle fondamental dans
l'accueil des migrants18.
Après la rupture de 1871-72, les effectifs des
Allemands présents en France vont croître à nouveau, sous
l'impulsion des Alsaciens-Mosellans qui n'ont pas usé de leur droit
d'option dans les délais impartis. Au cours de la période
1871-1914, 230 000 Alsaciens-Lorrains quittent l'Allemagne pour la
France19. Une véritable diaspora alsacienne-lorraine se
disperse ainsi sur le territoire français, avec des concentrations
très importantes dans les départements longeant la
frontière et les grandes villes, avec en tête, la région
parisienne. Ils sont accompagnés d'Allemands nouvellement venus des
Länder, notamment entre 1880 et 1895. Au classement des
nationalités étrangères présentes en France, les
Allemands se replacent au troisième rang jusqu'à la veille de la
Grande Guerre, derrière les Italiens et les Belges20.
14 A. Wahl, op. cit.
15 Ibid.
16 J. Ponty, op. cit., pp. 54-68.
17 Ibid.
18 H. Mauran, Les camps d'internement et la
surveillance des étrangers en France durant la Première Guerre
mondiale (1914-1920), Thèse de doctorat, Université Paul
Valéry - Montpellier III, 2003, p. 385.
19 J. Ponty, op. cit., pp. 54-68.
20 Ibid.
La Lorraine est à la fin du XIXe siècle une
région d'accueil importante, notamment pour les Alsaciens-Lorrains qui
quittent les provinces perdues. Si les Mosellans s'établissent
plutôt en Meuse et en Meurthe-et-Moselle - Nancy est d'ailleurs promue
par les événements capitale de la France de l'Est - les Alsaciens
s'installent plus particulièrement de l'autre côté des
Vosges. Le mouvement est, dans le département, antérieur à
1870. Ainsi Moïse Durkheim, le père du sociologue Emile Durkheim,
était venu à Epinal en 1832 comme rabbin des Vosges. Après
le traité de Francfort, l'établissement de la frontière
permet l'implantation dans les Vosges de nombreuses industries21.
Cependant, il ne faut pas croire que les industriels alsaciens sont venus en
masse s'installer dans les Vosges lorraines après la guerre de 1870.
Certains sont déjà là depuis longtemps tels Christian
Kiener à Monthureux-sur-Saône et à Eloyes, nommé
maire d'Epinal à la fin du second Empire, A. Koechlin à Fraize,
Schlumberger et Steiner au Val d'Ajol, et bien d'autres. Par ailleurs, surtout
dans la région de Saint-Dié, plusieurs manufacturiers
possédaient des usines de part et d'autre du massif vosgien dès
185522.
Ainsi, les chefs d'entreprises textiles alsaciens
établissent après 1870 des filiales dans les vallées ou y
créent des usines-mères en conservant leurs ateliers des bords du
Rhin23. Tout en fournissant du travail aux contremaîtres et
aux ouvriers alsaciens-lorrains qui ont refusé l'annexion et les
accompagnent nombreux, ils peuvent accéder aux marchés allemands.
En particulier, la ville de Remiremont, nouveau point de garnison en
deçà des crêtes, accueille les chevaliers d'industrie,
venus principalement de Mulhouse comme les Schwartz et les Antuszewicz, qui
développent, avec de nombreux ouvriers également
réfugiés, leurs implantations dans les vallées
alentour24. L'usine textile de Thaon-les-Vosges accueille
également un contingent d'Alsaciens. Ces ouvriers, durs à la
tâche, sont très appréciés ; ils sont patriotes,
dévoués au patron qui les a accueillis et
logés25.
Ces nouveaux venus représentent donc un stimulant
efficace pour les industriels établis dans le pays avant 1870.
Néanmoins, la reprise des affaires dans l'industrie textile vosgienne
est lente au lendemain de la guerre. Si, en 1871, la situation
économique est assez bonne, une nouvelle crise éclate au cours de
l'année suivante, incitant la chambre consultative des Arts et
Manufactures de Remiremont à réclamer la fermeture des
frontières26.
21 F. Roth, op. cit., pp. 183-210.
22 Georges Poull, « L'industrie textile vosgienne
des origines à 1978 », in Le pays de Remiremont, n°2,
1979, pp. 27- 49.
23 J.-P. Claudel, op. cit., pp. 81-82.
24 Françoise Noël, Une famille
à Remiremont 1750-2000. Chronique bourgeoise, Ed. Gérard
Louis, 2004, « Les réfugiés », pp. 79-81.
25 F. Roth, Histoire de la Lorraine,
L'époque contemporaine, Tome 1 : De la Révolution
à la Grande guerre, Nancy, Presses universitaires de Nancy,
Encyclopédie illustrée de la Lorraine, 1994, pp. 183-210.
26 G. Poull, op. cit., pp. 27-49.
Dès 1872, Epinal devient le centre de l'industrie
cotonnière de toute la région. La basse vallée de la
Moselle s'industrialise vers la même époque, à partir de
Thaon-les-Vosges27. L'événement le plus notable de
cette époque est l'arrivée à Thaon d'Armand Lederlin,
industriel spécialisé dans le blanchiment, la teinturerie et
l'impression des tissus. L'usine qu'il fait construire en 1872 a pour but de
remplacer celles de la région de Mulhouse qui, jusqu'en 1870,
était en relation d'affaires à longueur d'années avec les
manufacturiers vosgiens. En 1877, à la suite d'une récolte de
coton trop abondante, les prix s'effondrent et l'importation baisse de
près d'un tiers : les filatures vosgiennes éprouvent alors
d'énormes difficultés pour maintenir leur
production28. Le retour au protectionnisme est exploité au
plan national par Jules Méline qui réussit à faire voter
par la Chambre, le 27 mai 1881, le relèvement des tarifs douaniers. Une
usine de traitement des tissus voit le jour à Epinal en 1881, à
l'initiative de Boeringer, Zurcher et Cie29. Pour former les futurs
cadres du département, plus autorisés à suivre les cours
de filature et de tissage donnés à Mulhouse, une école de
tissage et de filature voit le jour en 1903 à Epinal, dans les
bâtiments de l'école industrielle, sous le nom d' « Indus
», sur l'initiative de G. Juillard-Hartmann, président du Syndicat
cotonnier de l'Est30.
Par ailleurs, vers 1870 se mêle aux industriels une
importante population d'émigrés alsaciens, souvent de confession
juive ou protestante, qui s'installent comme médecins, avocats et
surtout commerçants et artisans. Ils résident dans les petites
villes vosgiennes et sont particulièrement présents à
Remiremont31.
En 1881, le département des Vosges est classé
troisième département français en termes de
présence allemande avec 2583 représentants. L'Est n'arrive pas en
tête : à eux cinq, Meurthe-etMoselle, Vosges, Meuse, territoire de
Belfort et Doubs ne totalisent que 25 % de l'effectif, moins que le seul
département de la Seine qui en compte près de 50 %. Car, tant les
Allemands au sens propre du terme que les Alsaciens et les Mosellans
privilégient les villes32. La répartition est
finalement moins spatiale que sectorielle. Socialement moins démunis que
les Belges et les Italiens, les Allemands s'installent en ville afin d'y
exercer des métiers relevant du secteur tertiaire (commerce, services).
Par ailleurs, la conjoncture internationale dessert les immigrés
allemands, soupçonnés d'être des espions potentiels
à la solde des Hohenzollern. Les Français englobent dans le
même opprobre les Alsaciens-Lorrains, qu'ils aient opté ou
non33.
27 J.-P. Claudel, op. cit., pp. 94-95.
28 Ibid.
29 Georges Poull, op. cit., p.38.
30 Ibid.
31 F. Noël, op. cit, pp. 79-81.
32 J. Ponty, op. cit., pp. 54-68.
33 Ibid.
Dans le dernier quart du XIXe siècle, le triomphe du
capital, le développement du machinisme, la concentration, permettent
l'implantation définitive de la grande industrie dans les Vosges. Tandis
que la partie orientale du département accueille d'innombrables
filatures et tissages, les industries chimiques et les industries d'art, telles
que verreries ou fabriques de meubles, font preuve d'une puissante
originalité34. Dans tous les secteurs, la production augmente
considérablement. La mécanisation favorise l'expansion, notamment
dans le textile et la papeterie. Malgré l'apparition de puissants
groupes, les petites et moyennes entreprises subsistent dans le vêtement,
la boissellerie, l'alimentation ou le bâtiment. Le travail à
domicile se poursuit dans les métiers du tissu, de la dentelle, de la
bonneterie.
La région peut alors fournir aux usines et fabriques
nouvelles, ingénieurs et capitaux. Mais, devant la pénurie de
main-d'oeuvre, les patrons doivent alors recourir à une masse de
travailleurs étrangers non qualifiés au-delà de la France
et de l'Allemagne35. L'Italie est alors un réservoir
inépuisable d'une main-d'oeuvre disponible, courageuse et facilement
assimilable ; principalement maçons ou tailleurs de pierre, nombreux
dans les carrières des Hautes-Vosges, ces ouvriers italiens s'installent
dans les vallées de la Moselle et de la Meurthe36. Les
étrangers participent à la réalisation des grands travaux
: installation des lignes de chemin de fer, Canal de l'Est qui dessert Epinal
en 1882, construction de la place forte d'Epinal, mais aussi donc de toutes les
usines37. Les progrès des industries et des transactions
commerciales, ainsi que le développement du réseau ferré
et la création de canaux, permettent la vente, dans toute la France et
dans beaucoup de pays étrangers, des produits fabriqués dans le
département38.
Après 1882, le système bancaire subit une
réorganisation avec la spécialisation des banques de
dépôts et des banques d'affaires. L'épargne est abondante,
mais un train de vie modeste et la stabilité monétaire poussent
à l'économie. Des établissements bancaires
régionaux, comme la Société nancéienne, la banque
Renault, la banque d'Alsace-Lorraine, apportent aux industries vosgiennes un
précieux concours. Dans les campagnes, l'augmentation des rendements
dû à l'utilisation de machines agricoles et à l'emploi
d'engrais, favorise le sous-emploi39. La maind'oeuvre
excédentaire trouve à s'embaucher dans l'industrie en plein
essor. Ainsi s'accélère l'irréversible exode de la
population rurale vers les villes.
De 1871 à 1914, l'expansion économique du
département des Vosges est spectaculaire. Grâce aux progrès
techniques, les conditions de vie ne cessent de s'améliorer.
34 J.-P. Claudel, op. cit., pp. 94-95.
35 F. Roth, op. cit., pp. 211-230.
36 J.-P. Claudel, op. cit., pp. 94-95.
37 Albert Ronsin, Vosges, Paris, Edition C.
Bonneton, Encyclopédies régionales, 1987, p. 368.
38 J.-P. Claudel, op. cit., pp. 94-95.
39 Ibid.
Parallèlement, la fin du XIXe siècle correspond
au moment où l'immigration, traditionnellement libre, connaît un
début de réglementation, en matière de recrutement et de
statut juridique. Ce temps d'un contrôle accru se cristallise par
l'adoption, par le Parlement, de la loi du 26 juin 1889 sur la
nationalité. Désormais, tout individu né en France de
parents nés à l'étranger devient Français à
sa majorité, sauf s'il s'y refuse expressément40.
Quant à l'individu né en France de parents étrangers
eux-mêmes nés en France, il reçoit la nationalité
française sans pouvoir décliner celle-ci. Les modalités de
la naturalisation sont définies : il faut être majeur,
séjourner en France depuis au moins 10 ans et faire preuve d'une bonne
moralité. De la sorte, si la naturalisation reste aléatoire,
l'accès des enfants d'immigrés à la nationalité
française se révèle le plus souvent automatique et vient
accroître le nombre des citoyens.
Deux autres textes, le décret du 2 octobre 1888 et la
loi du 8 août 1893, permettent de mieux surveiller les travailleurs
étrangers41 : l'immigré arrivant dans une commune pour
y occuper un emploi doit désormais se faire immatriculer ; la
démarche est à renouveler à chaque changement de
résidence. Les patrons ne peuvent embaucher un ouvrier non inscrit. Ces
dispositions améliorent le contrôle policier et fournissent des
renseignements sur les effectifs de travailleurs étrangers, mais
n'opèrent pas de sélection et ne ferment aucune profession. La
seule restriction qui existe est celle imposée par les décrets
Millerand du 10 août 1899, selon lesquels dans les travaux
effectués au nom de l'Etat, des départements ou des communes,
l'administration doit fixer un quota d'ouvriers
étrangers42.
En outre, à la fin du XIXe siècle et au
début du XXe siècle, les circonstances exceptionnelles d'une
guerre extérieure et d'une mobilisation générale semblent
exiger un renforcement de la surveillance des étrangers, Allemands et
Alsaciens-Lorrains en tout premier lieu43. Les mesures prises avant
1914 en ce qui concerne les étrangers s'inscrivent en partie dans la
perspective d'une nouvelle guerre franco-allemande. En particulier, le fichage
systématique de la période 1871-1914 est lié à
cette perspective. Le général Boulanger, ministre de la Guerre,
ordonne, dès 1887, d'établir la liste de tous les
étrangers vivant en France.
L'exécution de cette opération de fichage,
inédite en son temps, aboutit finalement à la création de
deux fichiers parallèles : un fichier des étrangers (A) et un
fichier pour tous ceux (Français et étrangers)
soupçonnés d'espionnage, de pacifisme, de syndicalisme (B), tenu
par les préfectures des départements, avec l'aide des
gendarmeries44.
40 Ralph Schor, Histoire de l'immigration en
France de la fin du XIXe siècle à nos jours, Paris, Colin,
1996, 347 p.
41 Ibid, pp. 7-29.
42 Ibid.
43 H. Mauran, op. cit., chapitre IV « Avant les
camps », pp. 195-232.
44 Ibid.
La création du « carnet B » est
étroitement liée aux lois sur l'état de siège de
1849 et 1878 qui, en cas de guerre extérieure ou de troubles
intérieurs, donnent aux autorités, notamment militaires, des
pouvoirs exceptionnels pour assurer le maintien de l'ordre et
l'intégrité du territoire45. Parmi les 500
étrangers fichés au « carnet B », se trouvent de
nombreux AlsaciensLorrains. Le dépouillement des fonds
départementaux ayant conservé ce document l'atteste amplement.
Le fichier des Vosges, département limitrophe de
l'Allemagne, donc jugé sensible, comprend cinq Alsaciens. Parmi eux, un
marchand, né à Habstein, près de Mulhouse, réside
à Epinal où il vend des étoffes sur les marchés.
Venu en France en 1884, sa conduite « au point de vue national » a
paru suspecte parce que, bien que majeur depuis 1872, il n'a pas opté
pour la nationalité française. Le fait de ne pas opter pour la
nationalité française accentue la curiosité et la
méfiance. En fait, bien des choix dans un sens ou dans un autre
s'expliquent par des raisons complexes, familles et intérêts de
part et d'autre de la frontière. On reproche également à
cet homme des relations avec un autre Alsacien suspect qui, lui, a choisi la
nationalité suisse. Les éléments d'accusation semblent
bien maigres, malgré l'abondance d'un dossier dont les pièces les
plus anciennes remontent à 1890. Cela explique que, faute
d'éléments nouveaux et plus probants, ce suspect, cessant de
l'être, ait été rayé du Carnet en
190346.
On peut aussi relever le nom d'un Alsacien, voyageur de
commerce en bijouterie qui a pourtant opté pour la nationalité
française. Ses voyages le rendent suspect, bien qu'il paraisse normal
qu'un voyageur de commerce se déplace. On le soupçonne de
chercher à entrer en contact avec des militaires, en se rendant dans les
cafés que ceux-ci fréquentent. Cet individu sera radié lui
aussi dudit carnet en 190347.
A côté du « carnet B » se met en place
un dispositif visant spécifiquement les AlsaciensLorrains. Le 14 janvier
1887, le comte d'Haussonville, dirigeant de la Société de
protection des Alsaciens et Lorrains, remet à l'Etat-major une «
note sur la situation qui sera faite aux AlsaciensLorrains dans
l'éventualité d'une guerre franco-allemande ». La
réflexion se poursuivra ainsi jusqu'aux mesures de janvier 1913
préconisant des « instructions relatives aux mesures à
prendre à l'égard des étrangers en cas de mobilisation
». Avant même la Grande Guerre, le gouvernement français
avait donc soigneusement étudié les diverses facettes du
problème alsacien-lorrain. Les Alsaciens-Lorrains sont
intégrés dans un plan global : l'envers de la militarisation -
forme d'assimilation par les armes - est constitué par une politique
d'évacuation et d'internement48.
45 H. Mauran, op. cit., pp. 195-232.
46 Ibid.
47 Ibid, p. 429.
48 Ibid, pp. 430-431.
Après avoir décrit la nature et
l'évolution de l'immigration allemande et alsacienne dans les Vosges
jusque 1910, l'étude qui suit porte spécifiquement sur la
situation de ces populations de nationalité allemande résidant
dans le département des Vosges entre 1911 et 1920.
1911 c'est la date de la deuxième crise marocaine,
après 1905-1906, qui cristallise la détérioration des
relations franco-allemandes : les événements d'Agadir remettent
en cause les intérêts spéciaux de la France au Maroc. Le
traité franco-allemand du 4 novembre implique qu'en échange de sa
liberté d'action politique au Maroc, la France cède à
l'Allemagne une partie du Congo français. Mais
l'éventualité d'une guerre franco-allemande a
réexcité les passions, réactivé les alliances et
relancé de nouvelles mesures d'armement, notamment en
Allemagne49.
Quelle est la situation des Allemands et Alsaciens-Lorrains
dans les Vosges en 1911-1914 ? Il s'agit de décrire les aspects suivants
: nombre, mode d'inscription familial, géographique et de logement,
situation professionnelle et intégration, religion, langue, vie
associative et accueil.
Comment interviennent-ils et sont-ils traités pendant
la Grande Guerre ? Il m'a paru intéressant d'étudier la situation
de ces immigrés allemands et alsaciens-lorrains pendant la
Première guerre mondiale, ressortissants des puissances ennemies de la
France, dans un département qui est divisé par une ligne de front
à partir de décembre 1914. Comment peuvent-ils agir à
l'aide de leur patrie d'accueil, au front, à l'arrière ? Quelle
teneur la législation de guerre peut-elle recouvrir vis-à-vis des
ressortissants des puissances ennemies dans la zone des armées ? Comment
sont par ailleurs traités les Alsaciens-Lorrains, selon qu'ils sont
d'origine française ou ressortissants du Reich ?
Enfin, l'année 1920 a été choisie comme
borne chronologique finale car cela permet de faire une étude
précise sur la période de la Grande Guerre et la liquidation de
la guerre : traitement des Allemands, selon les cas prisonniers,
réfugiés, rôle des commissions de triage. Y'a-t-il une
nouvelle immigration allemande au lendemain de la guerre ?.
Pour cette étude la plus complète possible, les
archives départementales des Vosges ont constitué la source
essentielle (sous-séries 4 M et 8 M notamment). Il faut en outre
souligner l'apport prépondérant d'ouvrages comme celui d'H.
Mauran sur l'internement et les pratiques administratives pendant la Grande
guerre50, celui de Jean-Paul Claudel sur les Vosges à la
Belle époque51 et l'article précieux de R. Martin sur
les Alsaciens à Remiremont pendant la guerre52.
49 Jacques Binoche, Histoire des relations
franco-allemandes de 1789 à nos jours, Paris, A. Colin, 1996, pp.
80-81.
50 Hervé Mauran, Les camps d'internement et
la surveillance des étrangers en France durant la Première Guerre
mondiale (1914-1920), Thèse de doctorat, Université Paul
Valéry - Montpellier III, 2003, 3 volumes.
51 Jean-Paul Claudel, Les Vosges en 1900.
1870-1914 : d'une Guerre à l'autre, PLI - Gérard Louis,
2001.
52 Roger Martin, « Les Alsaciens dans
l'arrondissement de Remiremont pendant la guerre de 1914-1918 », in Le
pays de Remiremont, 1979, n°2, pp. 62-65 du deuxième
cahier.
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