L'esthétique humaniste des films de Walter Salles( Télécharger le fichier original )par Sylvia POUCHERET Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne - Master 2 Esthétique et études culturelles 2007 |
L'implication émotionnelle du spectateurSalles explique68(*) que le cinéma doit davantage reposer sur la part émotionnelle non balisée par un discours limitant la portée des images. L'expérience filmique se nourrit davantage de l'émotion à travers laquelle le spectateur fait l'expérience singulière et unique du film . Discutons ce postulat épistémologique: dans quelle mesure l'émotion apporte-elle au spectateur des éléments de connaissance plus authentiques et plus riches qu'une explicitation documentaire reposant sur le rationnel et l'intellect? Est-ce que l'émotion participe de la cognition ou lui fait-elle obstacle? Apporte t-elle une forme de prise de conscience nécessaire à la compréhension morale des oeuvres et à la progression de l'esprit humain? Est-ce que l'esthétique humaniste en faisant appel à l'implication émotionnelle du spectateur (regard compassionnel, empathie, émotion esthétique..) participe d'une forme de prise de conscience salutaire, d'une forme de sublimation et d'émancipation de la conscience humaine? Ou au contraire induit-elle un mouvement régressif vers une opacité et une vacuité plus grande ? Analysons d'abord les rapports entre émotion esthétique (appréciation des qualités formelles de l'oeuvre) et émotion proto-esthétique (ou émotion morale induite par les évènements de la diégèse).Y a t-il corrélation entre les deux? Autrement dit,est-ce que les qualités esthétiques d'une oeuvre cinématographique disposent davantage à l' épanouissement moral du spectateur ? A l'inverse, est-ce que les qualités morales exposées dans une oeuvre favorisent le sentiment esthétique de telle sorte que les deux instances émotion esthétique et émotion proto-esthétique s'auto-alimentent ? Dans quelle mesure, l'esthétique humaniste des films de Salles se propose d'articuler les deux phénomènes ? Considérons d'abord les travaux des cognitivistes (N.Carroll,Bordwell, Matravers)sur la réception spectatorielle des films, en particulier au niveau de l'émotion esthétique résultant des efforts d'ajustement cognitif du spectateur69(*) vis à vis de ce qui lui est présenté. En effet le plaisir esthétique naîtrait de l'écart ménagé entre les attentes implicites du spectateur et les éléments du films susceptibles de remettre en question ces attentes. De sorte que si la tension cognitive n'est pas importante, si la résolution de cette tension paraît évidente ou trop explicite, si le spectateur n'est pas vraiment sollicité dans son effort de co-création ou de réajustement du sens , l'oeuvre paraîtra fatalement ennuyeuse. A contrario, si l'effort d'ajustement nécessité par l'oeuvre reste trop important et sans véritable cohérence, l'émotion esthétique induite par ce processus devient négative et suscite la perplexité du spectateur et son détachement ennuyé. De plus notre gratification émotionnelle viendrait de la réalisation que nous partageons avec l'artiste sa capacité à exprimer et transformer en oeuvre ce qu'il ressent. Cette « récompense de la communion émotionnelle »70(*) ou de la « puissance expressive » éprouvée à la fréquentation de l'oeuvre nous conforte dans notre sensibilité tout en nous dédouanant du souci des implications pratiques ou des réactions adaptées aux situations contre-factuelles envisagées. L'on voit ici que les cognitivistes tout comme Kierkegaard , pour qui la sensation est moralement indifférente, dissocient l'expérience esthétique de l'expérience éthique et rappellent qu'un spectacle visuellement séduisant ne garantit en rien sa valeur morale. Il est des oeuvres en effet où le beau, le plaisir intellectuel ne sont pas forcément synonymes du bien et ne peuvent induire son effectivité. C'est précisément ce que montre Platon dans La République ,livres III et X où les émotions fictionnelles peuvent conduire à l'inconsistance morale c'est à dire la possibilité d'éprouver du plaisir à l'égard de ce que nous serions tenus de réprouver. Aussi, les scénaristes et les réalisateurs sont-ils tentés de définir voire de modéliser le parcours émotionnel du spectateur71(*) en vue de son adhésion plus ou moins immédiate ou différée sans considérer l'aspect éthique de la démarche. Dès lors, l'analyse de film consistant à évaluer la séduction émotionnelle opéré par le film doit considérer , en dehors de la trame narrative pure et simple le sous-texte émotionnel composé d'indices coordonnés entre eux pour définir le ton émotionnel du film cette approche cognitiviste des émotions au cinéma permet d'évaluer les films hautement manipulateurs ( de part la fréquence et la spécificité des émotions dégagées) et ceux beaucoup plus subtils( si les émotions sont moins orientées dans un but précis) . Noël Carroll souligne en particulier la systématicité émotionnelle qu' induisent certains genres cinématographiques72(*) comme le mélodrame ou le film d'épouvante. Dès lors on peut se demander si cette sollicitation émotionnelle amène le spectateur à une élaboration cognitive authentique, utile à son entendement et à sa perception morale des situations contre-factuelles présentées ou si elle reste tout bonnement illusoire , superficielle car détachée des implications pratiques. En d'autres termes, est-ce que le spectateur peut être durablement affecté dans sa psyché, dans ses croyances, sa réactivité face au réel en ayant regardé des films ? Walter Salles fait ce pari en ayant recours au genre de la tragédie, notamment dans Avril brisé et Premier Jour où la représentation des maux de la société brésilienne se fait sur le mode cathartique. Ainsi la représentation d'une vendetta absurde entre deux clans du Nordeste et sa résolution morale serait susceptible de rendre au spectateur la conscience de certains événements historiques refoulés ou vécus sur le mode de la forclusion. Dans Premier Jour (1999), il dramatise l'absurdité d'une justice corrompue à travers une logique sacrificielle mettant en scène deux repris de justice corrompus par l'environnement social mais empreints de valeurs et de principes éthiques . Il reprend l'idéal aristotélicien qui voyait dans le défoulement fictif des passions la clé d'une pacification des rapports sociaux, le moyen de mener les citoyens vers une vie vertueuse et heureuse, en conformité avec la raison. Il se rapproche également de la conception de Lessing73(*) qui voyait dans la catharsis, un moyen d'éduquer et de sensibiliser le citoyen à l'expérience de la compassion, expression noble de l'humain. Les films de Salles reposent sur un système esthétique fondé sur une réponse émotionnelle immédiate du spectateur, son empathie, grâce à une esthétique documentaire réaliste et une forme narrative classique issue du néoréalisme. Mais ses détracteurs soulignent les dangers et les leurres épistémologiques d'une telle approche. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle Glauber Rocha se méfiait d'un cinéma se donnant comme mimétisme du réel, fausse évidence et préférait la distanciation brechtienne en particulier lorsqu'il s'agit de rendre compte des forces sociales conflictuelles. Chez Brecht, la catharsis ne suscite pas autre chose que le plaisir illusoire de l'identification du spectateur et elle détourne ce dernier de la réalité concrète et de ses véritables enjeux. Mieux, les fictions visant à cultiver chez le spectateur le sentiment de la compassion demeurent tout aussi illusoires quant à la valeur éthique de la démarche. En ce sens , les travaux de Susan Sontag74(*) sur l'image de la souffrance en photographie ou ceux de Myriam Revault d'Allonnes75(*) sur la compassion comme ressort illusoire de l'idéal démocratique ne peuvent que remettre en question la base idéologique et le mode opératoire des films de Salles. * 68 Article internet « Director W.Salles talks about Dark Water »: « Je préfère les films où ce que vous ressentez est plus important que ce que vous entendez ou ce que vous voyez, où les choses ne sont pas sur-expliquées , où les questions sont laissées en suspens » * 69 Jean-Pierre Cometti et alii, « Emotion, fiction, cinéma », Revue francophone d'esthétique, Juillet-Décembre 2004, p29 * 70 Ibid,p.46 * 71 Noël Carrol, Passionate Views, p.22-25 * 72 Noël Carroll,ibid, p33-34 * 73 Marc Jimenez,Qu'est-ce que l'esthétique ?, Gallimard,Folio essais,1997,p245-248. * 74 Susan Sontag, Devant la douleur des autres, Christian Bourgeois Editeur, 2002 * 75 Myriam Revault d'Allonnes, L'homme compassionnel, Editions du Seuil,2008 |
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