L'esthétique humaniste des films de Walter Salles( Télécharger le fichier original )par Sylvia POUCHERET Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne - Master 2 Esthétique et études culturelles 2007 |
La figure du pauvre, cet Autre: montrer la non-visibilité sociale dans les filmsPeut -on et doit-on faire du cinéma sur la condition des pauvres ? Est-ce acceptable sur le plan éthique et faisable sur le plan méthodologique et épistémologique ? Si oui , quel en serait le but ? Christian Salmon, dans son article « récit de la misère, misère du récit »souligne déjà toute la difficulté qu'ont les organisations internationales pour recueillir la parole des pauvres et pour l'analyser sans le filtre de conceptions déjà établies afin de savoir qui ils sont , de leur trouver une identité, de leur donner une visibilité, pour espérer mettre en rapport demande d'aide et offre politique caritative. Il s'agit non seulement de recueillir des données factuelles (vérité prouvée, démontrée) mais aussi des témoignages sur le ressenti psychologique de la souffrance (vérité éprouvée, vécue intérieurement, ressentie et singulière).Outre la difficulté de donner une représentation juste de la pauvreté, Salmon met en garde contre la prolifération de discours, d'analyses et de récits sur le sujet car ce dernier est a-temporel, international et apparemment permanent:53(*) « C'est un fructueux terrain de chasse pour les sociologues, les économistes et les moralistes doctrinaires..Nous avons faim du verbiage prolixe des docteurs en pauvreté. Ils nous intéressent. Les journaux publient leurs articles,la télévision en parle, la fiction la distord. » Arlette Farge54(*) montre également l'importance du témoignage intime de cette souffrance sociale qui ne trouve pas d'espace d'expression politique. Il convient de mêler savoir et émotions, hors des catégories académiques traditionnelles pour mesurer avec plus de justesse les réalités de la condition du pauvre. Cette historienne montre que nos perceptions dans ce domaine évoluent selon les époques et leurs valeurs affichées (croyance en l'individualisme, le productivisme , peur du conflit de classe, etc.)qui contraignent notre regard sur la pauvreté et celui des pauvres sur eux-même. En revanche , le cinéaste Nicolas Klotz,55(*) envisage le cinéma du réel comme étant mieux à même de véhiculer une image et une parole juste sur la pauvreté. Klotz tout comme Salmon reconnait l'importance de la visibilité des pauvres et de leurs intégration dans le champ de l'imaginaire et de la fiction: « le comble de l'exclusion des pauvres c'est leur exclusion de l'imaginaire ».Klotz est convaincu que la fiction dévoile des vérités sociales et intérieures si elle reste dans l'interrogation permanente du réel, dans un regard en construction. En ce sens elle bousculerait la distance objective du documentaire qui maintient vis-à-vis de la pauvreté une distance physiquement correcte de non rencontre sociale, en permettant l'irruption de la subjectivité, de l'émotion et de l'imaginaire des exclus; la fiction pourrait transgresser l'ordre politique tel que le définit Jacques Rancière. Dans la vision de Salles, le pauvre ne peut se réduire à la lutte pour la survie matérielle et sociale, il fait avant tout l'expérience d'une tragédie morale causée par l'absurdité du milieu ambiant et l'oppression de son caractère dys-fonctionnel. Dans Terre Lointaine (1995), Paco s'exile au Portugal comme des milliers de jeunes brésiliens en raison du chaos économique orchestré par le pouvoir en place. Son chemin initiatique devient une quête identitaire , un retour aux sources longuement désiré par sa défunte mère. Dans Central Do Brasil (1998), Josué devenu orphelin part à la quête de son père vers les terres du Nordeste et son périple se transforme en quête des origines géographiques, culturelles et morales vers une forme d'innocence dans les rapports humains, hors de l'ambiance viciée des villes. Dans Premier Jour (O primeiro dia/Meia -noite, 1999) tous les personnages aspirent à une forme de rédemption morale car malmenés malgré eux par la corruption du milieu policier ou carcéral, par le désespoir d'une vie ne tenant que par des faux-semblants. Dans Avril Brisé (2001), il s'agit pour le fils d'une famille de Nordestins, non de trouver un moyen économique plus viable que le traitement de la canne à sucre mais avant tout de briser la logique infernale d'une vendetta entre deux familles, avec tous les dommages collatéraux et moraux que cela implique. Plus encore, dans Carnets de Voyage( Diaros de motocycleta, 2004), le jeune Che devient le témoin de la misère sociale sous forme de rencontres fortuites et anecdotiques ("à la marge de la route") et finit par conclure à l'issue de son voyage , dans un discours pan-américaniste, combien l'Amérique latine pourrait se vivre comme une identité commune. Ainsi il nous semble que la pauvreté glisse à la périphérie du projet cinématographique pour donner lieu à des spéculations d'ordre éthique, existentiel, identitaire. Cette idée est reprise par José Avellar, critique et ami de Salles, à propos de l'adaptation du roman éponyme d'Ismael Kadaré (Avril brisé).Il cite l'auteur56(*): "Je crois qu'avec son art Salles cherche à plonger aussi profond que moi avec la littérature. La misère décrite dans le livre est une chose extra-littéraire, une simple façon d'arriver à des thèmes métaphysiques, subjectifs, c'est ce que je recherche par mon travail . Et je crois qu'il a compris ça" Et Avellar de poursuivre sur le caractère idiosyncratique des choix narratifs et de mise en scène chez le cinéaste, le fait que les personnages ont toujours un choix à faire, une seconde chance après une prise de conscience morale. Evoquant le travail sur Avril brisé57(*): "Il s'agit de composer une fiction, une parabole littéraire sur les valeurs et les responsabilités individuelles, dans un monde de barbarie et de violence(...)Walter Salles compose ici une réalité autre grâce à la fusion du livre de Kadaré avec l'imaginaire du cinéma brésilien des années soixante. Les signaux documentaires qui ont alimenté les films du Cinéma Novo ou les signaux documentaires qui ont éventuellement alimenté le livre de Kadaré importent peu: il ne s'agit pas de décoller le film de la réalité mais de l'appuyer principalement sur la fiction critique qui est née de la réalité:pour composer une image fidèle non à l'apparence du réel mais à sa structure" L'argument classique selon lequel la fiction, règne du faux, peut atteindre le vrai ne peut que nous plonger dans le cas des fictions de Salles dans un abîme de perplexité et de scepticisme. Il faut bien se demander si l'élaboration littéraire ou filmique peut être de nature à révéler la condition des humbles, leurs préoccupations essentielles,leur histoire, sans les trahir, sans être la simple projection fantasmatique d'un cinéaste de l'autre côté de la barrière sociale. Il nous semble ici que sous couvert d'élaboration culturelle et mémorielle, Salles assigne à son cinéma un statut d'art du lien social connoté, comme nous l'avons vu plus haut , d'une signification identitaire nationale fédérative, loin de la création rancièrienne de dissensus ayant pour objectif la subversion de l'ordre policé des rapports sociaux. Salles vise l'élaboration mythique dans le champ de la mémoire et de la conscience collective. Non pour dénoncer les causes d'une situation sociale inique depuis longtemps établie, mais pour signifier que le peuple doit se prendre en main et résoudre de manière individualiste (par la prise de conscience et le choix individuel)les obstacles à son épanouissement existentiel. Nous ne sommes pas loin ici d'un discours paternaliste sous couvert d'éthique humaniste, l'élaboration esthétique (poétisation de la misère) ayant l'efficacité ici d'un vernis séduisant a priori mais trompeur dans son propos (les pauvres sont des héros) et sa méthode (compassion de bon aloi). On peut douter en effet de la visée et de la nature démocratique des films du cinéaste, pourtant sans cesse revendiquée. * 53 Christian Salmon, « récit de la misère, misère du récit », le Monde,22 Févr.2008 * 54 Arlette Farge et alii,Sans visages,l'impossible regard sur le pauvre,Editions Bayard,2004 * 55 Patricia Osganian, « Entretien avec Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval »,Revue Cairn n°27-28 mars 2003 * 56 José Carlos Avellar, «Walter Salles,cinéaste et producteur »,Cinéma d'Amérique latine, n°13,2005,p45 * 57 Ibid, p.49 |
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