Sylvia Poucheret
Université de Paris I
Année Universitaire 2007-2008
MASTER 2 ESTHETIQUE
Sujet : L'esthétique
« humaniste » des films de Walter Salles
Directeur de Recherche :
Mr Jimenez
Introduction
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La critique qualifie certains films
d'« humanistes », terme un peu rapide et attrape-tout pour
désigner une tonalité vaguement éthique dans le propos
comme dans la forme, une mise en scène et une narration ayant comme
point de mire, le souci de « l'humain » et des vertus
morales universelles. Depuis ces dix dernières années, le
cinéma d' Amérique latine connaît un regain
d'intérêt dans les festivals internationaux sans doute parce qu'il
se singularise par cette mise en exergue d'une représentation poignante
de la condition humaine en proie aux dysfonctionnements politiques, culturels,
économiques et sociaux. Souvent ces fictions empruntent à
l'esthétique documentaire pour renforcer le réalisme et le
vérisme des histoires proposées (Le Violon( 2006),
El Camino de San Diego (2007), la Cité de Dieu
(2002).La poésie du réel, l'authenticité des
situations prises sur le vif ou jouées par des acteurs non
professionnels sont autant d'arguments pour remporter l'adhésion du
spectateur international en mal de vérité, pourtant
abreuvé d'images- catastrophe sur la misère humaine dans les
journaux télévisés.Ce dernier sort des projections en
ayant le vif sentiment d'avoir appris sur ses
« frères »lointains, sur leurs souffrances, et
d'avoir éprouvé une forme d'empathie et de communion
émotionnelle rarement atteinte dans la réalité de sa
propre vie. Dès lors, peut-on se risquer à considérer que
la production cinématographique issue de ces pays, que certains classent
sous l'étiquette de « World Cinema » ou
cinéma des pays émergents, relèvent d'une
esthétique particulière reconnaissable entre toutes malgré
les idiosyncrasies des réalisateurs et des cultures nationales?
Pourrait-on qualifier cette esthétique
d' « humaniste » dans la mesure où elle
rassemblerait un certain nombre de choix esthétiques dans la mise en
scène, l'orientation du point de vue, les conditions de tournage, les
thèmes récurrents, le mode de production, etc. qui sous-tendrait
un discours positiviste et mélioriste sur la condition humaine ?
Si oui, quelles en seraient les limites ou les leurres pour tout
spectateur ?
On peut situer l'origine de cette esthétique
cinématographique dans la tentative de certains photographes des
années 50 de créer un mouvement visant l'image poétique
et optimiste de la figure humaine. Dans ces années d'après
guerre, les peuples rêvaient de réconciliation, de paix,
d'harmonie et de fraternité. C'est pourquoi le MOMA de New York avait
lancé en 1955 à l'initiative d'Edward Steichen la plus grande
rétrospective mondiale de photographies intitulée
« Family of Man » à laquelle avaient
participé Cartier-Bresson, Willy Ronis notamment. Ces derniers,
dès les années 30, partageaient une vision essentialiste et
lyrique de l'homme et s'appuyaient sur l'idée d'une nature humaine
universelle. Leurs photos reflétaient un nécessaire optimisme en
l'homme après les désastres et les atrocités de la guerre.
Mais leur esthétique respectueuse des personnes photographiées et
parfois teintée de sentimentalisme fut critiquée par Roland
Barthes1(*) comme
étant tout bonnement simpliste dans la volonté de refaire le
monde. Si cette esthétique a connu un relatif déclin par la
suite, elle a été remise au goût du jour par certains
photographes sud-américains comme Sebastião Salgado (
photo-journaliste brésilien), Christian Cravo, Pepe Deniz, photographes
dont se réclame Walter Salles2(*),cinéaste brésilien reconnu pour le
caractère humaniste de ses films.
Notre étude portera de manière plus
spécifique sur l'oeuvre de ce cinéaste dans la mesure où
ses partis pris esthétiques « humanistes »
génèrent en réalité, nous semble-t-il, des
ambivalences voire des paradoxes par rapport à l'intentionnalité
de son projet cinématographique initial. Il sera intéressant
d'envisager par ailleurs dans quelle mesure ces tensions ne sont pas
symptomatiques d'un état et des enjeux de la production filmique
actuelle à l'échelon international.
Ces ambiguïtés ressortissent avant tout aux
implications éthiques et idéologiques de l'association des deux
termes « esthétique » et
« humaniste ».Est-ce que le projet humaniste (le salut de
l'homme par l'homme) peut se traduire ou se constituer dans une forme
esthétique? Peut-il souffrir son
« esthétisation » à l'écran
notamment?Est-ce que l'esthétique d'une oeuvre d'art peut être
jauger à l'aune de sa dimension éthique ? Dans quelle
mesure peut-elle induire un comportement ou un regard éthique chez le
spectateur comme chez le créateur ? Notre étude abordera
naturellement ses questions à travers l'analyse de l'exemple concret des
oeuvres du cinéaste. La tension entre éthique et
esthétique y joue à plein. Selon Salles lui-même3(*), l'art peut avoir des vertus
éthiques et performatives en ce sens qu'il peut changer les
mentalités et la société dans laquelle il est produit.
Devant l'urgence et la nécessité de répondre au chaos de
la société brésilienne, le cinéma peut changer la
perception invariablement pessimiste d'un réel désarmant pour
forger une nouvelle conscience nationale et dynamiser les initiatives
porteuses d'espérances. Il serait la clé d'une libération
des énergies individuelles, la prise de conscience d'un potentiel
national. Pour ce faire, il convient selon lui de re-sensibiliser le regard
du spectateur4(*), de
l'ouvrir davantage aux vertus humaines de la compréhension de l'autre et
de soi, de la compassion, du respect de soi et des autres, de la
solidarité. Comme les mots peuvent aider à forger un destin, les
images tels des miroirs lacaniens auraient des vertus structurantes sur le
devenir du citoyen brésilien. Salles insiste également sur
l'implication émotionnelle du spectateur comme condition incontournable
de sa re-sensibilisation5(*)
tant il est vrai selon lui que l'émotion au cinéma, loin des a
priori négatifs traditionnels à son sujet, est inhérente
à la cognition et à la compréhension de la dimension
morale des oeuvres.
Il nous parait utile de réfléchir sur la
viabilité et la probité intellectuelle de l'approche
esthétique de Walter Salles qui semble gagner l'adhésion d'un
public national de plus en plus large et trouver un franc succès dans
les box offices internationaux. Il convient à ce titre, d'orienter
notre analyse des films du corpus sur la mise en oeuvre des théories
critiques cognitivistes concernant l'économie émotionnelle des
oeuvres cinématographiques et de leur réception . Nous nous
inspirerons des travaux de Bordwell, Coward sur le lien entre genres filmiques
et parcours émotionnel balisé du spectateur au niveau de la
diégèse, de la plastique de l'image, des effets visuels. Notre
analyse prendra également appui sur les réflexions menées
par Susan Sontag au sujet du rapport du spectateur à la
représentation photographique de la douleur et de la condition humaine,
ses implications éthiques et ses ambiguïtés. Nous nous
efforcerons donc de mesurer l'écart entre la mise en oeuvre d'un
dispositif esthétique visant la prise de conscience éthique du
spectateur et son effectivité réelle sur le plan pragmatique et
idéologique.
Dans cette optique, il importe de s'intéresser dans un
premier temps à la tendance référentielle de l'oeuvre de
Salles dans la mesure où cette dernière convoque de
manière assez systématique les tenants idéologiques et
esthétiques du Cinema Novo, du Néoréalisme Italien et de
la Nouvelle Vague. A ce titre, on pourra observer un certain glissement
idéologique ou une rediscussion des références au
cinéma révolutionnaire de Glauber Rocha, un des fondateurs (avec
Nelson Pereira Dos Santos et Guy Guerra) du Cinema Novo brésilien, dans
une direction plus consensuelle, fédératrice voire conservatrice.
Là où le cinéma de Glauber Rocha s'efforçait
d'être révolutionnaire dans sa forme comme dans son message et
avait pour objectif d'exhorter les brésiliens à la révolte
et au sentiment révolutionnaire, le cinéma de Salles nous semble
plus poli, plus lisse dans sa tentative d' opérer « une
révolution morale optimiste » chez ses concitoyens pour
construire une société plus apaisée et tolérante.
Nous nous demanderons si cette réorientation humaniste de bon aloi
n'est pas la caractéristique la plus frappante du cinéma
brésilien actuel, qui semble , selon nous et contrairement à ce
que pensent certains critiques, s'uniformiser dans ces choix
idéologiques et stylistiques face au contexte du marché
international du film.
Sylvie Debs et d'autres critiques6(*) évoquent en effet une
tendance au pluralisme idéologique , à l'individualisme patent
dans l'approche esthétique et idéologique des films. Nous
émettons l'hypothèse inverse qu'un courant «
humaniste » s'affirme avec ses principaux tenants ( Walter Salles
mais aussi Fernando Mereilles pour le Brésil) et leurs
«disciples » c'est à dire la génération
montante des cinéastes brésiliens trentenaires, courant
symptomatique d'une position que nous qualifierons de politiquement correcte
mais qui présente néanmoins un certain nombre
d'ambiguïtés et de paradoxes idéologiques et
éthiques.
* 1 Roland Barthes,
Mythologies, Editions du Seuil, p161-164
* 2 Carlos Heli de Almeida,
Walter Salles ,uma entrevista, Santa Maria de Feira Camara
Municipal,p.25
* 3 Sylvie Debs, "Un entretien
avec Walter Salles",Arcalt n°7, p97
* 4 Walter Salles, "Un-Pollute
Your Vision", Berlinale Talent Campus ,19 mai 2005
* 5 "A Conversation with Walter
Salles", Center For Latin American Studies, University of California,Berkeley,
4 mars 2005
* 6 Ismael Xavier, "Mouvements
tactiques pour un temps sans stratégies", Arcalt n°7,
p113
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