Présentation de la courbe de Jellinek
Dans les années 60, Jellinek, sociologue américain
ayant contribué avec Fouquet à établir des classifications
des différentes formes d'alcoolisme, a conçu une courbe
schématisant le parcours du patient alcoolodépendant depuis les
débuts de son usage abusif de l'alcool jusqu'à sa
« guérison » complète.
Malgré l'absence de prise en compte des rechutes pourtant
presque inévitables dans ce parcours, il s'agit d'un document
intéressant, très utilisé dans les associations d'anciens
buveurs et les centres de post-cure comme base de discussion avec les
patients.
Ici, nous l'utiliserons pour déterminer les principales
étapes de ce parcours vers l'abstinence telles qu'elles sont vues encore
aujourd'hui par les associations d'anciens alcooliques.
Cette courbe se présente sous la forme d'une parabole
d'abord décroissante puis croissante.
La partie décroissante schématise la
« descente aux enfers » de l'usager régulier
d'alcool, c'est-à-dire son chemin vers l'alcoolodépendance.
Le point minimal schématise à la fois le
« fond du trou » (consommation obsessive continue en cercle
vicieux) et la décision de s'en sortir.
La partie croissante illustre les phases de
rétablissement. Il est à noter que la courbe remonte plus haut
que son point de départ. Nous verrons dans la discussion si cela a une
signification réelle.
Dans ce mémoire, nous nous intéresserons surtout
à la partie croissante de la courbe, c'est-à-dire au chemin
parcouru par le patient dépendant qui parvient à adopter et
maintenir un comportement d'abstinence durable et potentiellement
définitif (que nous appellerons aussi
« guérison »).
Pour mieux comprendre la pensée de Jellinek, nous allons
néanmoins exposer la première partie de la courbe, le chemin vers
la dépendance.
De l'usage abusif à la dépendance
Jellinek divise la « descente aux enfers » en
4 phases :
1) La phase pré-alcoolique marque le
début d'une consommation « de soulagement » :
l'individu ne boit déjà plus occasionnellement, par convention
sociale ou culturelle. Il consomme de plus en plus régulièrement
pour bénéficier des effets psychotropes de l'alcool (renforcement
positif ou négatif) et compenser ses manques (inhibition,
timidité, indifférence, ennui, ...) ou atténuer ses
souffrances (anxiété, humeur dépressive, peurs,
...).
C'est au cours de cette phase que le phénomène de
tolérance va se développer : pour obtenir les mêmes
effets, l'individu devra consommer une plus grande quantité d'alcool (ou
la même quantité mais plus souvent).
Une véritable
relation d'attachement commence à se tisser entre le buveur et le
produit, car ce dernier aide le premier à « aller
mieux ». A ce stade, les dommages potentiels provoqués par
l'alcool sont en général silencieux (apparition des
premières amnésies alcooliques, prises de risque) et ne sont pas
pris en compte par le buveur qui n'y voit que des avantages.
Nous avons
vu qu'il existe une catégorie de buveurs qui ne perçoit aucun
effet psychotrope de l'alcool mais qui vont tout de même augmenter leur
consommation sous la seule influence de la tolérance (métiers
exposés notamment).
2) La phase prochronique débute lorsque
la tolérance, qui augmente régulièrement, fait de plus en
plus souvent éprouver à l'individu un besoin pressant de boire,
même en dehors des circonstances où il aimait le faire. Le buveur
commence à se poser des questions sur sa consommation ; son
entourage peut également faire des observations. Il se sent
culpabilisé et aura tendance à dissimuler son comportement aux
yeux de ceux qui risquent de ne pas le comprendre (famille, employeur, amis,
etc.). Il sera en général profondément attaché au
déni, justifiant sa consommation à ses propres yeux (les
prétextes pour boire) et incapable de discuter du problème avec
quiconque.
Les premiers symptômes physiques apparaissent
(stéatose, crampes dans les membres inférieurs, signes de sevrage
au réveil) ; les amnésies s'accentuent.
3) La phase critique commence lorsque la
maîtrise du comportement de boisson diminue. Alors que les autres
stoppent la prise de boissons alcoolisées lorsqu'ils sentent que la
limite est atteinte, l'individu est incapable de s'arrêter de boire.
Souvent, il ne se souviendra de rien le lendemain, victime d'amnésies
alcooliques sévères (« trous noirs »)
A ce stade, il devient difficile au buveur de cacher ce comportement
qui lui échappe et le fait souffrir. Promesses d'arrêt et
échecs se succèdent. L'alcool prend de plus en plus de place dans
sa vie matérielle, affective et psychique, au détriment des
activités professionnelles, sociales et familiales.
Aux
périodes d'alcoolisation succèdent des périodes de remords
et de culpabilité persistants. Les échecs et les regards
négatifs portés par l'entourage renforcent le manque d'estime de
soi.
La tolérance diminue alors que la consommation continue
d'augmenter ; la dépendance s'installe, avec apparition des
consommations très matinales, des symptômes de sevrage, de la
dégradation physique.
4) La phase chronique est
caractérisée par la dégradation morale, l'isolement
familial et social, la déchéance à tous points de vue. A
ce stade, l'angoisse et la dépression dominent le tableau ; la
consommation d'alcool devient « obsessive et continue, en cercles
vicieux » (Jellinek). De graves problèmes de santé
peuvent apparaître.
L'alcoolique est « au fond du
trou ». Il ne peut pas continuer ainsi. Aussitôt
réveillé, il boit pour calmer ses angoisses et les
symptômes de sevrage ; sa tolérance étant
considérablement amoindrie, cette alcoolisation provoque un état
d'ivresse prolongé qui le rendra incapable d'une quelconque
activité ; et sa léthargie durera... jusqu'aux
symptômes de sevrage suivants qui réveilleront ses souffrances et
l'obligeront de nouveau à boire !
Ces 4 phases forment bien sûr un continuum. Leur
durée respective est fonction de chacun. Comme le souligne Jellinek,
toutes les personnes qui rencontrent un problème de dépendance
alcoolique ne vont pas nécessairement connaître toutes ces phases.
Certaines cesseront leur consommation plus tôt et entameront plus vite le
début du rétablissement, sans atteindre le fond.
Cette descente aux enfers décrite par Jellinek est sans
doute un peu stéréotypée et ne tient pas assez compte des
différences interpersonnelles, mais chaque alcoolique peut y retrouver
une partie de son histoire.
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