3.3.4. Caducité de la Charte ou la théorie du
no Law
Le débat concernant l'intervention armée
américaine en Irak a fait glisser le débat, une fois de plus,
vers le terrain de la légitimité, comme c'était le cas
lors de l'intervention de l'OTAN au Kosovo. L'expression « illégal,
mais légitime » a refait surface. D'ailleurs, le rapprochement
entre les deux affaires avait pour motif de faire passer cet argument, comme on
le constate dans les propos de Anne Marie Slaughter :
The use of force in Iraq, as in Kosovo, could be legitimate if
three conditions are met : (1) the coalition forces uncover undeniable and
substantial evidence of weapons of mass destruction maintained by Saddam
Hussein's government in the face of increasingly intrusive UN inspections ; (2)
the Iraqi people welcome the deposition of Saddam Hussein ; and (3) the United
States and Great Britain turned back to the United Nations to help rebuilt Iraq
and establish a genuine government of the Iraqi people351.
Se fondant sur la pratique, les défenseurs du concept
« illégal, mais légitime » évitent souvent
d'évoquer l'autorité légale, à savoir le Conseil de
Sécurité qui est le principal organe habilité à
autoriser des opérations armées légales, et dès
lors légitimes. Pour eux, mais sans qu'ils ne le disent explicitement,
cet organe peut aussi --et peut-être doit-- rentrer dans le jeu de
l'approbation a posteriori.
Le danger qui émane de cet argument réside
essentiellement dans le fait qu'il ne donne aucune réponse claire
à la question de savoir qui est l'autorité compétente qui
décidera de ce qui est légitime. Le jugement deviendra purement
moral, aléatoire et possiblement opportuniste ; en d'autres termes,
n'importe qui peut décider de ce qui est légitime, et bien
entendu dans le cas d'une intervention armée, les opinions seront
divisées. Cela va
évidemment à l'encontre de l'un des buts
principaux de la Charte, qui est l'éradication de toute décision
morale unilatérale de recourir à la force. En effet, dans le
droit de la Charte, l'activité unilatérale des États est
soumise à un contrôle juridique, alors que l'activité de
police de l'organisation est soumise au contrôle du Conseil de
Sécurité. Celui-ci est d'ailleurs le dépositaire du
critère de légitimité, dans la mesure où il est
habilité à agir pour le bien de la communauté
internationale et en son nom.
Mais, dans le cadre des débats entourant l'invasion de
l'Irak, l'attaque contre le système collectif de sécurité
internationale s'est intensifiée pour atteindre une radicalité
outrancière. C'est dans ce sens qu'on nous annonce la mort des
règles du droit positif qui encadrent le recours à la force, ou
tout simplement la mort de la Charte. Jane Stromseth estime que le droit
international actuel, notamment celui régissant le recours à la
force dans l'exercice de la légitime défense, est insuffisant
pour les États-Unis. Pour elle, ceux-ci doivent créer leur propre
droit de légitime défense alors que la Charte garde son pouvoir
de contrainte pour le reste des États membres des Nations
Unies352. Pour John Yoo et Will Trachman, l'émergence d'un
nouveau type de terrorisme signale la fin de l'utilité de la Charte en
matière de recours à la force. Le respect de la Charte par les
États peut en soi se révéler préjudiciable pour
leurs intérêts en matière de
sécurité353.
Le chef de file de cette argumentation est Michael Glennon,
pour qui: « the age-old dream of subj ecting the use of force to the rule
of law has today gone up in smoke »354. Cette théorie,
développée depuis la crise du Kosovo, consiste à dire que
:
352Jane Stromseth, « Law and Force After Iraq: a
Transitional Moment », AJIL, vol.97, 2003, à la page
639.
353John Yoo, Will Trachman, « Less Than Bargained
: The Use of Force and the Declining Relevance of the United Nations »,
Chicago Journal of International Law, vol. 5, no 2, winter 2005,
à la page 6. 354Michael. J. Glennon, « Self-defense in
an Age of Terrorism », ASIL Proceedings of the 97th
Annual Meeting, 2003, à la page 152.
Since 1945, dozens of [UN] member states have engaged in well
over 100 inter-state conflicts that have killed millions of people. This record
of violation is legally significant. The international legal system is
voluntary and states are bound only by rules to which they consent. A treaty
can lose its binding effect if a sufficient number of parties engage in conduct
that is as odds with the constraints of the treaty. The consent of United
Nations member states to the general prohibition against the use of force, as
expressed in the Charter, has in this way been supplanted by a changed intent
as expressed in deeds [...]. It seems the Charter has, tragically, gone the way
of the 1928 Kellogg-Briand Pact which purported to outlaw war and was signed by
every major belligerent in World War II355.
L'argumentation de Glennon repose sur une méthode
empirique fondée sur l'effectivité qui rejette le droit positif,
dans la mesure où ce qui compte « [...] is how States actually
behave under conditions of unipolarity, rather than how we would like them to
behave »356. Le nombre élevé de conflits
armés depuis 1945 (291conflits selon Glennon) montre que le cadre
juridique fixé par la Charte ne guide pas la conduite des États
et ne reflète donc pas le droit international en vigueur357.
C'est pour cela que les règles de la Charte régissant le recours
à la force deviennent obsolètes : « The decaying de
iure catechism is overly schematized and scholastic, disconnected from
State behavior, and unrealistic in its aspirations for State
»358. Par conséquent, la Charte est morte, victime de la
désuétude359. En d'autres termes, les dispositions de
la Charte régissant le recours à la force se sont
désintégrées et, de ce fait, sont devenues des termes
vides de sens. Il conclut en affirmant qu'un État rationnel ne doit pas
penser que les Nations Unies assurent sa
sécurité360.
355Michael. J. Glennon, « How war left the law
behind », New York Times, 21 novembre 2002, à la page
A33.
356Glennon, supra note 354.
357Sur ce point, M. Weisburd rejoint M. Glennon. Il
considère que la pratique des États ne confirme tout simplement
pas la thèse selon laquelle la règle fixée par la Charte
des Nations Unies peut être considérée comme une
règle de droit coutumier. Voir Mark Weisburd, Use of Force : the
practice of States since World War II, Pennsylvania : Pennsylvania
University Press, 1997, à la page 315.
358Michael. J. Glennon, « Military Action Against
Terrorists under International Law : The Fog of Law », Harvard Journal
of International Law and Public Policy, vol. 25, 2002, à la page
540.
359M. Glennon définit sa thèse de
désuétude dans ces termes : « A rule's abandonment through
nonenforcement or noncompliance is known as desuetude [...] My theory is that
excessive violation of a rule, whether embodied in custom or treaty, causes the
rule to be replaced by another rule that permits unrestricted freedom of action
». Michael J. Glennon, « How International Rules Die », The
Georgetown Law Journal, vol. 93, 2005, pp.939-940
360Michael J. Glennon, « Why the Security Council
failed », Foreign Affairs, mai-juin 2003.
Dans son raisonnement, Glennon est suivi par Anthony Clark
Arend, qui présente toutefois une argumentation plus fondamentaliste.
Pour lui, « for all practical purposes, the UN Charter framework is dead
»361 dans la mesure où le droit coutumier
postérieur à la Charte (c'est-à-dire qui ressort de la
pratique étatique d'après 1945362) ne concorde pas
avec ses dispositions en matière de recours à la force. Arend
conclut que la « doctrine Bush » concernant la légitime
défense préventive n'enfreint pas le droit
international363 tout simplement parce qu'il n'y a pas de
règle prohibant le recours à la force364.
Toutefois, cette argumentation frappée par un
unilatéralisme anarchique et par un mépris des règles
juridiques internationales ne tient pas à l'analyse. Invoquer un grand
nombre de conflits armés sans faire la différence entre conflits
internes, conflits internationaux, des actes d'agression et des actes de
légitime défense est un élément conduisant à
la confusion, étant donné que ces différents actes n'ont
pas la même signification au regard du droit international.
Pour annoncer la mort de la Charte et de ses règles
régissant le recours à la force, il faudrait au surplus
dégager de cette pratique une opinio juris. En d'autres termes,
il faut aussi comptabiliser les comportements non contraires à la
règle ainsi que les prises de positions qui condamnent sa violation.
Dans l'affaire iraquienne, la multiplication des condamnations et les
nombreuses contestations infirment toute modification concernant le droit
international en matière de recours à la force. En effet, «
[...] in refusing to assent to the US strategy, they [states] were responding
exactly as the Charter intended »365. D'ailleurs, dans la
pratique étatique, la violation de l'article 2 § 4 est
traditionnellement assimilée à une violation du droit
international général. Soutenir le contraire revient à
dire que la pratique d'une ou de quelques puissances l'emporte sur la pratique
de l'ensemble de la communauté internationale. Pour
361Anthony Clark Arend, « International law and
the preemptive use of military force », The Washington Quarterly,
2003, à la p.101.
362Arend cite une vingtaine de cas dans lesquels il y
a eu recours à la force armée. Ibid., pp. 99-100.
363Ibid., à la page 101.
364Ibid.
365Thomas M. Franck, « What Happens Now? The
United Nations after Iraq », AJIL, vol. 97, 2003, à la
page 618.
pouvoir dégager une coutume, il faut combiner la
pratique effective et l'opinio juris de l'ensemble de la
communauté internationale. En outre, dans la pratique, lorsqu'il y a
recours à la force, les États ont toujours, ou presque,
invoqué la légitime défense : cela constitue une
reconnaissance claire du principe énoncé dans l'article 2 §
4 et de la circonstance excluant l'illicéité d'un comportement
qui lui est contraire, à savoir la légitime
défense366.
Les violations, même répétées, ne
suffisent pas pour déclarer la règle morte étant
donné que ce qui se fait est une chose et que ce que la règle
requiert en est une autre. Sans possibilité de violation, il n'y pas de
règle. Ce constat est valable pour toute règle juridique, qu'elle
soit internationale ou autre. La règle comportant l'interdiction du
recours à la force continue donc de mettre à la charge de ses
destinataires une véritable obligation juridique, en dépit de ses
violations fréquentes. Conjecturer la mort de la règle suite
à un déficit d'efficacité relève du scepticisme.
La théorie de no Law préconise donc un
retour vers le droit international du XIXe siècle, dans
lequel régnait la notion de l'autopréservation et l'anarchie de
la violence. Chaque État devient finalement libre dans son jugement,
dans sa décision de recourir aux armes. En d'autres termes, il s'agit
d'un changement radical du système, vu que le recours à la force
dans les relations internationales devient illimité.
Pour récapituler nous pouvons donc dire que l'affaire
iraquienne a mis en avant un éventail d'arguments qui, pour justifier
une opération en particulier ou alors une compagne (la guerre contre le
terrorisme), va d'arguments très ponctuels visant à faire cadrer
l'opération avec le cadre existant, jusqu'à des arguments qui
détruisent le système dans son ensemble.
366Nicaragua c. États-Unis,
supra note 27.
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