UNIVERSITE OMAR BONGO
FACULTE DE LETTRES ET SCIENCES HUMAINES
DEPARTEMENT D'ANTHROPOLOGIE
MEMOIRE DE DEA
DOUBLE LECTURE DE LA FORET GABONAISE : CAS DES POVE ET
DES FORESTIERS
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Présenté et soutenu par Directeur de
Mémoire
KIALO Paulin Pr Raymond MAYER
Année académique 1999
DEDICACE
Kôndzi Marie-Louise Mutsigha pElyE iyamE na wanidi,
DikEle dia
Moupumba na Moupoumba Koyi Mutéma me ota Fobwono.
Misanga dimbu ino.
Traduction : Kôndzi Marie-Louise, le lien
vrai, ma mère ainsi que ses enfants, Dikélé de Moupumba et
Moupoumba Koyi, je pense à vous. Je ne vous oublierai jamais.
REMERCIEMENTS
Qu'il nous soit permis de remercier notre Directeur de
recherche le professeur Raymond Mayer. Ses précieux conseils, ses
encouragements et ses orientations méthodologiques nous ont permis
d'ouvrir des brèches dans la quête de notre objet
d'étude.
Qu'il nous soit aussi permis de remercier les enseignants de
la formation doctorale, notamment MM. Paulin Nguema-Obam, Pierre Ndombi, Isaac
Nguema, Jean-Emile Mbot pour nous avoir autorisé de préparer ce
DEA sur deux ans au lieu d'un an comme précédemment
décidé.
Nous n'oublierons pas M. Bourobou et ses étudiants de
l'ENEF qui nous ont aidé à rechercher les noms scientifiques des
arbres. La même pensée va également à l'endroit des
agents de l'Herbier national pour nous avoir aidé à retrouver les
noms scientifiques des herbes de notre canton.
Nous remercions nos informateurs sans qui ce travail n'aurait
jamais abouti.
A tous et à chacun, profonde reconnaissance.
AVANT-PROPOS
Jusqu'au début des années 1990 la forêt
des Pové était épargnée par l'exploitation
forestière. Cette situation était due, semble-t-il, aux
difficultés que posait le réseau routier qui ne permettaient pas
l'évacuation des grumes sur Libreville. Cette forêt fait partie de
ce que l'Administration des Eaux et Forêts appelle la troisième
zone. Depuis lors, on constate un déferlement des engins : grumiers,
bulldozers, etc. au grand étonnement des populations autochtones. Cet
étonnement nous conduit à dire que l'on retrouverait face
à face deux logiques : une logique des exploitants forestiers d'une part
et d'autre part une logique pové.
Au debut de l'exlpoitation, les grumiers traversaient la ville
de Koula-Moutou, mais les Autorités construirent une voie qui rasent la
ville. L'objectif visé était d'assurer la sécurité
de la population, pour nous la raison pourrait se trouver aussi ailleurs :
éviter que la population ne se rende compte que son bois quitte la
forêt.
On a donc en face de soi deux logiques celle des populations
villageoises et celle des forestiers. Chacun fonctionne selon sa culture
propre. La première privilégie la valeur
économique des essences tandis que la seconde, elle, mettrait
plutôt l'accent sur la valeur symbolique de la forêt et
pendulairement sur l'économique. Pour preuve
l'ovèngè est considéré par l'homme
pové comme étant un arbre sacré destiné au culte
Mwéli et de celui des jumeaux et peut être vendu, alors
pour que le forestier le mètre cube est évalué à
18.000 f. cfa. Signalons que l'arbre ne doit pas cacher la forêt. En ce
sens, il n'y a pas que l'arbre qui nous interpelle, il y a aussi la faune, les
eaux. En un mot tous les éléments constitutifs de
l'écosystème.
La forêt apparaît aux yeux des Pové
sous une double image : c'est le lieu où l'on soigne, où l'on
cultive, où l'on enterrait les morts, mais c'est aussi et en même
temps l'endroit où l'on peut trouver la mort. Comme pharmacie, elle
offre les médicaments nécessaires aux soins à la fois
corporels et psychologiques, elle permet à l'homme de se nourrir ; il y
fait des plantations. La forêt peut également tuer. Cela peut
provenir des animaux sauvages ou des hommes qui, à travers des pratiques
d'ordre rituelles peuvent donner la mort. Elle canalise le comportement de
l'homme à partir des interdits. Elle est donc ambivalente.
La forêt apparaît donc mystérieuse,
fascinante, c'est le lieu où habitent les monstres mythiques
Ghébolubolu (ogre). Ce dernier est personnage le plus
présent dans les contes du Gabon. La forêt est alors un espace
avec lequel les Pové entretiennent des liens affectifs, elle est le lieu
où ils pratiquent leurs cultes et leurs rituels en ce sens ; elle permet
la socialisation de l'homme.
Au-delà de cet aspect, la forêt abrite
aussi les animaux respectés, craints; c'est le cas du gorille, de la
panthère, du perroquet,... Ainsi un culte est rendu à la
panthère. Pour devenir un excellent joueur de tam-tam, on se
référera au gorille qui, en frappant sur sa poitrine, émet
des sons.
Mais le Blanc arrive avec ses « monstres. » qui
détruisent tout sur leur passage. Le Blanc vend tout : terre, arbres,
champignons, animaux. Les populations ne comprennent pas pourquoi elles n'ont
pas été consultées. La réponse de l'Etat - cet
intermédiaire ambigu - est sans nuance : les terres sont sa
propriété. Mais qui est l'Etat ? Un
épiphénomène venu d'ailleurs tout comme le forestier. Les
deux ne s'opposent pas mais partagent, dans la plupart des cas, les mêmes
principes. Mais au même moment, les Pové prennent conscience que
la forêt peut leur rapporter aussi de l'argent. Alors ils s'adressent
à leurs `'fils haut'' fonctionnaires, mais ils réalisent que
ceux-ci se confondent avec que les éléments de cette « chose
» appelée Etat. C'est en ce moment qu'apparaît le changement
de signification de la forêt pour les Pové : de garde-manger,
grande pharmacie, espace de socialisation, conseillère, la forêt
dévient un enjeu dont les rênes sont détenues par
l'ailleurs.
Nous devrons refuser tout déterminisme
écologique car autant l'homme s'adapte la forêt autant elle impose
à l'homme une ligne de conduite, un type de comportement.
Il n'existe pas de forêt naturelle, il n'y a que de
forêt culturelle,
l'on voudrait nous faire croire qu'il ya une approche
traditionnelle s'opposant à une approche économique. Sahlins
écrit à ce propos que « ... les cultures entrent en relation
avec les conditions externes et sont façonnées par ces
dernières. Ces conditions comme les environnements ont un double aspect
; les sociétés sont de ce fait incluses dans deux sphères
d'influence : l'une culturelle, l'autre naturelle. Les divergences par rapport
à cette affirmation sont résolu par les approches
écologistes. » (cité par R. Cresswell et al., 1975, p. 30).
Mais l'écologie est l'écologie du Blanc, pas celle des
Pové et comme telle elle n'existe par rapport à des
référents qui cadrent avec la science de l'Occident.
La forêt un espace de vie où habitent les morts
qui protègent le village contre les mauvais esprits. On va y chercher la
bénédiction, mais l'on va aussi y chercher le mauvais sort. Elle
est gérée selon les structures sociales des propriétaires.
Il faut la permission de la forêt pour exploiter la forêt :
offrandes aux esprits de la forêt, prières pour que la chasse, la
pêche, les champs, etc. soient prospères. Les forestiers
malheureusement ignorent ce qui, pour le Pové, gère la
forêt à la base.
INTRODUCTION
Il y a des conflits fréquents entre les populations
villageoises et les chantiers forestiers qui s'implantent dans les zones
traditionnellement exploitées par les villageois. On attribue
généralement la cause de ces conflits à l'opposition entre
l'exploitation coutumière et l'exploitation moderne de la forêt ou
à un manque de communication entre les modes industriels et
traditionnels d'exploitation des ressources forestières. Cette
thèse se propose de rechercher la cause des conflits à un niveau
plus profond et doublement légitimé. Chaque population
concernée opère une lecture de son environnement et c'est la
différence de lecture qui est la source des conflits.
La cause est donc fondamentale et non superficielle, mettant
aux prises les enjeux vitaux respectifs de chaque communauté. C'est pour
cela que notre approche débouche sur une sémiotique de la
forêt, c'est-à-dire de la recherche du sens du rapport de chaque
culture humaine à son écosystème.
On tentera d'échapper à la fois au
caractère anecdotique des conflits entre populations riveraines et
sociétés d'exploitation forestière et à une
typologie des conflits qui serait réduite à la seule exploitation
de l'environnement forestier pour atteindre un niveau théorisable des
rapports entre un groupe humain et son milieu naturel.
Cette thèse a donc pour ambition d'aboutir à une
formulation générale des rapports structurels, au-delà des
variables culturelles, entre l'homme et son milieu. Le problème qui est
posé est celui des rapports entre l'homme et son
écosystème. On peut déjà postuler qu'aucune des
deux populations ne théorise explicitement ses rapports vis-à-vis
la forêt. On veut donc tirer du contraste entre le modèle
pové et celui des forestiers, un modèle général. Le
conflit peut être d'ordre structurel, temporel, économique,
financier, politique, psychologique, religieux, etc. L'examen sera fait
à travers le prisme du progrès, mais alors les lunettes du
progrès (idéologique) permettent-elles de résoudre le
problème ?
Des conflits de surface au contraste, on peut postuler un
contraste des cultures, une dialectique des cultures qui fait que les
Pové font bouger les forestiers et ces derniers font bouger les
Pové ; ce n'est pas une querelle d'ignorance. Les cultures se poussent
les unes contre les autres, et on peut aboutir à terme à une mort
culturelle, à une capitulation culturelle, modus vivendi un
syncrétisme. Ainsi chaque culture construit sa forêt en fonction
des intérêts, des ses besoins propres économiques,
spirituels, etc.
Cette étude voudrait justement mettre en lumière
les «conflits des perceptions ou d'altérité»
sous-jacents à l'exploitation de la forêt des Pové par les
forestiers. En effet, chaque peuple a de la forêt une perception qui lui
est propre.
Ce qui nous amène à dire que la perception
qu'ont ces peuples de la forêt est culturelle et non pas naturelle,
contrairement à ce que les conceptions populaires voudraient nous faire
croire. La preuve est que le forestier français a de la forêt
française la même conception que le Pové vis-à-vis
de la forêt gabonaise. Dans les deux cas, c'est une forêt qui
nourrit, qui soigne, qui fascine, bref qui constitue, dans une certaine mesure,
le commun dénominateur de la mémoire collective de chaque peuple.
Mais la différence de contexte d'utilisation produit une
différence de regard ou comme nous disons, une différence de
lecture. Le même «livre-forêt » est lu
différemment suivant les intérêts spécifiques du
lecteur.
La forêt n'est pas le patrimoine du forestier, mais elle
est le patrimoine du Pové. Pour le forestier elle est uniquement une
valeur transitoire d'usage établit à partir des lunettes
culturelles qui sont des filtres. . Notre approche ne se veut
pas une approche juridique, mais simplement une lecture anthropologique. Car La
forêt est le lieu d'une confrontation culturelle, le lieu d'un dialogue,
entre les cultures, qui ne se fait pas.
Nous tenterons dans nos analyses de la thématique de la
forêt de faire ressortir la prégnance de
l'écosystème sur les schèmes de pensée des
Pové et des forestiers. En ce qui concerne les Pové, on peut
reconnaître avec H. Deschamps que «l'animal est mêlé
à la vie humaine et aux mythes d'origine » (Hubert Deschamps, 1973,
p. 22 ».
Cette étude voudrait aussi faire ressortir la
coexistence des règles coutumières et des règles du droit
dit positif en matière d'exploitation forestière ; elle tentera
aussi de faire une lecture de la dynamique de la perception relative à
la forêt par les Pové, de construire une grille de lecture des
«conflits sous-jacents » à l'exploitation forestière
car la pensée «sauvage » des Pové ne doit pas rester
enfermée dans un espace mental passéiste, c'est pour quoi nous
voudrions faire une lecture dynamique de cette société où
les individus veulent devenir des forestiers. Jean Marc Ela n'écrit-il
que «l'autarcie villageoise est désormais un mythe » ? (Jean
Marc Ela, 1995, p. 127).
L'objectif final serait de définir la position de
chaque acteur face aux enjeux actuels et futurs de la forêt. Et de
vérifier qu'effectivement les conflits que provoque l'exploitation
forestière ne sont pas de l'ordre spatial seulement, mais aussi d'ordre
culturel. De ce fait on pourrait penser qu'il y a une forêt pové
et une forêt de l'exploitant forestier.
Au terme de notre ana lyse nous voudrions aboutir
à :
1. L'établissement d'une lecture de la forêt vue
par les Pové ;
2. L'établissement d'une lecture de la forêt vue
par les forestiers ;
3. La comparaison des sémiotiques culturelles de la
forêt des deux acteurs.
L'idée directrice reste qu'il y a autant de
forêts que de lecteurs. L'on doit parvenir à établir une
convergence - points communs - mais, et surtout, arriver à relever les
oppositions ou variantes significatives entre les deux lectures. Les
Pové ont une bibliothèque orale des Pové et une
bibliothèque écrite des forêts (textes
réglementaires) des forestiers via l'Etat. Cette lecture se fera
à travers la sémiotique (science qui étudie l'ensemble
codes d'un système de communication). On opposera la
pluri-activité des Pové à la monoactivité des
forestiers.
PROBLEMATIQUE
A/ Qu'est-ce qui dans l'exploitation
forestière par les forestiers pose problème ?
B/ Est-ce l'exclusion des populations
autochtones pové des retombées
Financières de l'exploitation de leur forêt
?
C/ Est-ce la non prise en compte du
caractère sacré de l'écosystème par les
forestiers ?
D/ En un mot le conflit est-il d'ordre
culturel ou d'ordre de l'espace ?
Cette triangulation nous permet de saisir toutes les variables
de notre problématique et de poser d'autres questions pour
éclairer d'avantage notre lanterne. Aussi pour aller plus loin, nous
pouvons nous poser les questions suivantes : s'agit-il d'un conflit
économique ? d'un conflit social ? d'un conflit interculturel ? En un
mot dans quel ordre se pose le problème ?
Notre thèse vise au point départ à
montrer qu'en deçà des conflits ouverts et concrets et
sous-jacents aux intérêts économiques respectifs, il existe
réellement une différence de perception de la forêt : ce
que nous appelons une double lecture et, qui explique fondamentalement toutes
les positions antagonistes subséquentes. Et la thèse vise
à donner la clé de lecture des conflits latents sous la forme
d'une sémiotique comparée.
Se considérant comme étant les
propriétaires des forêts, les Pové ont le sentiment
qu'elles sont victimes d'une spoliation de la part de L'Etat par l'entremise
des forestiers. De cet ensemble de questions, il s'avère indispensable
que l'on s'interroge sur la spécificité de la perception qu'a
chaque acteur de la forêt.
Notre étude se situe dans le champ de l'anthropologie
culturelle, mais à l'intersection de l'anthropologie religieuse, de
l'anthropologie économique, de la sémiotique. Mais l'accent sera
mis sur l'anthropologie culturelle, car pour l'anthropologue la culture
recouvre toute la réalité de la société. En effet,
comme définit par Malinowsky, « ... l'anthropologie est
l'étude scientifique de la culture » (Malinowsky, (1973), p. 10),
même les enjeux économiques qui commandent la nouvelle perception
est une dominante de l'économie. En effet,
« ... l'économique , recherche sur les
richesses et le bien être en tant que moyen d'échanges et de
production, non contente de considérer l'homo oeconomicus comme un
être entièrement affranchi de toute autre considération et
de toute autre activité, fonde ses principes et ses raisonnements sur
l'étude de l'homme réel, hôte de l'espace complexe à
plusieurs dimensions qu'est le milieu des sollicitations culturelles. Et de
fait les courants modernes de la science économique (...)
complètent les anciennes théories d'économie pure en
situant l'homme économique dans un univers de pulsions,
d'intérêts et d'habitudes, c'est-à-dire l'homme tel qu'il
est mis en forme par l'entour culturel, entour complexe, fait de
rationalité et d'affectivité. » (Malinowsky, ibid.
(1973) p. 11).
Au départ de cette étude, nous pouvons poser les
questions suivantes : quels sont les éléments qui
caractérisent la perception de la forêt par chaque acteur ? Cette
perception est-elle l'occasion du jaillissement de l'altérité
dans l'exploitation de l'espace ? et comme questions secondaires, on peut
approfondir notre réflexion en posant les questions suivantes :
Qui sont les forestiers ? quel est le nombre des personnes qui
y sont employées ? quelle est l'origine des employés ? quel est
le montant de l'investissement ? quel est le type de permis utilisé ?,
quelle est la superficie à exploiter ?, quels sont les types de bois ?,
quelles sont les quantités ? quels sont les arbres qui les
intéressent ? quels sont les éléments de
l'écosystème qui intéressent les Pové ? comment les
Pové décrivent-ils les forestiers ? Comment les forestiers
décrivent-ils les Pové ? Comment chaque acteur
désigne-t-il l'autre ?
Disons déjà en introduction que ce n'est pas un
conflit foncier, c'est un conflit de lecture, ce n'est pas une opposition
Noir/Blanc ; mais un conflit village/Etat, logique de l'Etat/logique du
village. Donc deux lectures, celle des Pové et celle des forestiers via
l'Etat. Le forestier est de passage, les Pové y habitent pour
l'éternité.
Entre les forestiers et les Pové, tout se passe comme
dans un imaginaire qui nourrit une exclusion réciproque. Notre
problématique consiste dans la reconstitution des conditions dans
lesquelles techniques et rituels ont évolué. La question est de
savoir s'il y a eu évolution conjointe ou évolution
dissociée de ces techniques et rituels. Au terme de notre analyse, il
serait possible de répondre que les rituels et l'imaginaire sont souvent
plus développés que les techniques auxquelles ils sont
associés. De ce fait, il arrive qu'ils survivent à la disparition
de techniques.
L'apparition de nouvelles formes de perception de la
forêt imposée de l'extérieur s'accompagnent-elles
d'habitudes et de comportements conformes aux logiques économiques en
rupture avec l'économie de subsistance ? La pression coloniale s'est
manifestée aussi bien dans l'ordre technologique que dans l'ordre
religieux et économique. Ce polymorphisme explique que
techniques et rituels aient eux aussi connu des évolutions et des
fortunes diverses, confirmant ainsi une relative autonomie des
réalités respectives.
Les Pové ont été, comme tous les autres
peuples happés par la monnaie des « Blancs », mais la monnaie
n'explique pas tout ; il faut y ajouter la science de l'Occident qui a permis
de briser la « barrière-nature ». On se retrouve en face de
deux logiques : l'économie monétaire et la culture. On peut dire
que le mouvement d'émancipation des sciences de l'emprise des
orthodoxies religieuses et confessionnelles sont les postulats de cette culture
dont le mythe du profit est le paradigme : l'homme des sciences de l'Occident
fonctionne sur la base d'un monde toujours à comprendre, à
conquérir et à dominer.
Bien avant le XVIIIème siècle,
Descartes faisait remarquer que «la connaissance nous rendra maîtres
et possesseurs de la nature » (cité par Jean Marc Ela, 1995, p.
26). F. Bacon, le père des empiristes anglo-saxons, identifie le savoir
à un instrument de pouvoir et de domination sur la nature. Il s'agit
toujours d'une même vision liée à une même
volonté de puissance. Il semble bien que l'homme de l'Occident ne se
découvre lui-même qu'à partir du moment où il se
voit «complexe mythique de maîtrise et de domination » en
dehors de la nature et de lui-même (cité par JeanMarc Ela, 1995,
p.28)
Aussi, convient-il, pour comprendre l'imaginaire des
forestiers en rapport avec notre problématique, de revenir à cet
imaginaire qui structure l'homme occidental. Son attitude vis-à-vis de
la forêt ne peut être lue qu'à partir de cet impensé
qui conditionne son regard sur lui-même et sur la nature. C'est aussi cet
impensé qu'il faut reconnaître à la base de
l'économie elle-même dans la mesure où celle-ci n'est qu'un
sous-système de l'ensemble des schèmes culturels qui animent la
société globale. Les ramifications de cette conception se
retrouvent dans la société pové mais avec des
spécificités. Nous nous rendons compte que la culture demeure
l'indicateur des rapports entre le Pové et la forêt.
Les sciences de la nature font voir
la forêt comme un monde qui est à l'extérieur de l'homme.
La géographie nous dit que l'homme est
en prise avec la nature « on retient que son effort d'adaption à
une nature qui l'environne » (Maurice Houis, 1971, p.73) Ce qui est
réductionniste dans ces approches c'est que l'on ne retient que l'effort
fait par l'homme pour s'adapter le milieu. Ce pragmatisme utilitaire ne doit
pas nous faire ignorer l'intimité de la relation que l'homme entretient
avec son milieu.
Mais
« à l'opposé ce serait en fausser la
personnalité que de dire qu'il est essentiellement religieux, que tous
ses comportements sont impulsés par des croyances participatives, car on
en arriverait à prendre l'adaptation proprement matérielle pour
un épiphénomène » (Houis Maurice, 1971, p.
73)
L'explication doit résoudre ce dualisme gênant
où des actes utiles et mécaniquement adaptés se
superposeraient à des actes relevant de croyances et d'habitudes
traditionnelles.
Rien ne serait plus faux en effet que de voir le comportement
de l'homme face à la nature comme inspiré alternativement
tantôt par l'utilitarisme et le «bon sens », tantôt par
on ne sait quelles tendances à se référer aux injonctions
d'entités invisibles. A vrai dire, on peut postuler qu'il y a
simultanéité de plusieurs techniques afin d'adapter
l'opération de plantation ou de chasse à l'équilibre des
forces en présence.
C'est une constellation d'éléments favorables
qui assure le succès de la chasse : le chasseur se meut dans une
sympathie participative avec les buissons auxquels il a demandé la
permission de se cacher, avec l'animal qu'il guette et qu'il n'a pas
manqué de saluer. Nous pouvons alors reconnaître qu'il y a
adaptation à un but déterminé par tout un jeu de
techniques dont les effets sont complémentaires. Il serait insuffisant
de dire qu'il s'agit de techniques du corps, car il entre en jeu des
représentations d'entités mythiques et des motivations
religieuses. Ce ne sont pas non plus essentiellement des techniques de
l'esprit, car il entre en jeu une adaptation matérielle et une
connaissance pratique. On pourrait même parler de techniques d'existence,
car il s'agit bien d'une manière d'être en face d'une situation
déterminée.
L'homme est un élément vivant dans une nature
vivante, contrairement à ce que pense l'Occident. Et le mouvement
écologique de l'Occident dans certaines de ses analyses ne nous
démentirait pas. Avant de connaître les correspondances et les
messages qui s'établissent entre l'homme et la nature, il importe de
bien voir que cette situation relationnelle est liée à un
contexte historique et matériel.
La relation de l'homme avec la forêt en tant que paysage
et milieu géographique est constante. L'homme y cultive, il y chasse, il
y pêche. Il y organise son terroir, ses jachères et ses champs.
C'est alors rivé à ce terroir, avec l'aide de ses techniques,
qu'il demande à la terre la fécondité qui assure sa
subsistance et lui garantit la possession des dons
qu'il est obligé d'offrir à divers groupes sociaux.
Cette nature, c'est aussi l'immense espace qu'il parcourt. La nature qu'il
perçoit est significative. L'homme y lit la répartition des
terrains cultivés, donc la propriété et l'identité
des propriétaires.
Il lit dans certains arbres, bosquets ou coins retirés,
la présence d'êtres numineux. L'homme est donc, techniquement et
socialement, adapté à la nature ou mieux s'adapte la nature et
cette adaptation commence très tôt. L'enseignement que l'enfant
reçoit progressivement de ses parents et de ses aînés
l'intègre dans une connaissance intime de son environnement. Les
enseignements donnés aux enfants : « ... apparemment
irréguliers, disparates, voire furtifs, écrit Griaule, n'en
forment pas moins la base matérielle, comme le canevas des connaissances
qui seront reçues ou développées plus tard. »
(cité par Maurice Houis, ibid., p. 25
).
La nature est pour l'homme une source importante de son
imaginaire. En ce sens elle est le monde phénoménal ambiant
où il puise des signifiants, mais aussi où il lit des signes. La
nature reflète une sémantique faite d'ordre, d'harmonie et de
rythme ; l'homme s'y intègre en jouant ce rythme. Pour les Pové,
il y a une juxtaposition entre l'univers physique, celui de la forêt avec
ses règles, ses interdits, ses faiblesses. Ces deux faces sont
complémentaires ; si les lois qui régissent la communauté
humaine sont transgressées, c'est le monde physique qui sera
perturbé.
Les hommes se représentent la nature comme un ordre
harmonieux. Cette harmonie ne doit pas être troublée d'autant plus
qu'elle est une oeuvre répondant à une intentionnalité et,
de plus, la demeure élective de nombreuses Puissances. Les chefs de
terre (kokwua totodyè) sont garants de cette harmonie. On les
consulte pour le choix des terrains à défricher, pour
l'attribution d'un champ à un étranger. Cette harmonie est
manifeste dans la notion de propriété, qu'il s'agisse de la
terre, de ses produits ou du gibier de chasse. L'appropriation de certains
biens n'est pas laissée à l'initiative individuelle.
Les animaux tués (surtout les grandes bêtes :
panthère, buffle, etc.) sont remis aux aînés de
l'équipe des chasseurs. Les distributions de viande ne créent pas
seulement des obligations réciproques, mais elles sont aussi le moyen de
renforcer le prestige individuel ou collectif, de réaffirmer
publiquement des liens de parenté, et s'assurer la faveur de l'opinion
publique. Le don provoque le contre-don selon un système de circulation
coutumier. Rien n'est laissé aux initiatives privées ; il faut
suivre un ordre senti comme harmonieux et dont les séquences sont
complémentaires.
On remarque que, malgré l'évolution moderne qui
apporte chaque jour de sensibles modifications, la forêt «primitive
conçue comme une entité sacrée, échappe par sa
nature même à toute spéculation visant son achat, vente ou
même une simple mise en gage» (Michel Alliot : Droit foncier et
reforme agraire en Afrique tropicale, 1963, p. 345). La forêt n'est
pas envisagée comme une propriété mais comme une sorte
d'usufruit transmissible par héritage (Kouassigan Adjété,
1973, p. 12).
Les changements dus aux contacts avec l'occident affectent,
note le même auteur, le plus souvent le côté matériel
de la question que son côté psychologique. La forêt, c'est
le lieu des forces de fécondité. Il est évident que
l'homme se meut dans le monde ambiant de la nature comme dans un monde qui
l'interpelle et que lui-même interpelle, il est dans une situation de
dialogue et se comporte en locuteur.
La relation mutuelle homme-nature ne peut s'éclairer
qu'en se situant dans la perspective d'une réflexion
sémiologique. D'ailleurs, tout ce qui a été dit de
l'oralité nous y amène. La nature est un réservoir de
signifiants et le lieu où se manifestent des signes ; elle fournit,
rituellement ou accidentellement, des supports physiques qui véhiculent
des informations.
Cela suppose une connaissance intime de la nature comme
demeure et comme propriété d'un partenaire contenu de la
mémoire patrimoniale sont dévoilés. Au plan
général de la recherche, en débouchant sur la
sémiologie et toute l' «ethnologie des symboles » nous y
invite, il est par-là même impliqué l'existence de
personnes qui communiquent et le sens des textes n'apparaît plus
seulement comme le froid dépôt qui doit dévoiler une
histoire et une culture, mais comme les témoins d'une communication
vivante, tantôt contingente, tantôt réglée
rituellement, qui dévoile une histoire et une culture à travers
un imaginaire. La langue se trouve intégrée dans une
anthropologie qui, par essence, est synthétique, car le sens des textes
manifeste les liens qui les attachent à la société et
à la culture. L'homme se comporte donc, dans la nature, comme un
locuteur. Il peut se charger lui-même des messages
spécialisés, s'il a été investi d'un certain
pouvoir au cours d'une préparation initiatique ; sinon, il s'adresse
à un personnage intermédiaire.
Le chasseur s'adresse au fauve blessé pour en conjurer
le regard. Les devises constituent sans doute la réserve la plus
significative de ces textes par lesquels on saisit la psychologie de l'homme
africain et sa sensibilité de locuteur. La criée des devises
(kombo) en est un exemple manifeste.
Les devises des animaux se profèrent
lorsqu'on les rencontre ou, pour certains, lorsqu'on les interroge au cours
d'une divination. Les devises des plantes se disent au moment
de leur récolte ou de leur consommation.
C'est une manifestation de politesse que de proclamer la
devise d'un lieu-dit, pour celui qui y pénètre ou
l'aperçoit de loin. On proclame la devise de l'animal à la chasse
dans le but de le flatter ou de le propitier. Il est enfin des circonstances
où l'homme sent qu'il y aurait un danger à prononcer le vrai nom
des Puissances. L'homme se meut dans la nature comme au milieu d'une
communauté de personnes ; la nature apparaît comme le lieu
privilégié qui fournit aux locuteurs une réserve de
signifiants. Nous avons vu qu'il n'en oublie pas pour cela les mobiles
pratiques qui motivent ses mouvements. On ne saurait dire qu'il n'est pas
adapté aux buts utilitaires qu'il se fixe.
En fait l'efficacité qu'il recherche implique qu'il
tienne également compte de tous les moyens nécessaires, et, parmi
ceux-ci, il en est qui sont propres à l'attitude d'un locuteur, à
l'attitude d'un homme qui, par un geste ou une formule significative, se met en
communication avec l'autre, invisible, souvent infraconceptuel, mais
néanmoins présent et familier. Dans le cadre de ces
correspondances, le comportement des Pové nous semble marqué de
deux façons : soit qu'il intègre, d'une manière diffuse,
un message au sein d'un comportement global, soit qu'il ait le sentiment
d'avoir reçu un message qu'il n'a pas su lire, mais dont il
éprouve néanmoins les effets. Les messages qui sont transmis
à travers la nature signifiante, que leur rôle soit d'information
ou d'injonction, ne sont pas compris de tous.
En ce qui concerne plus particulièrement le rôle
de l'injonction, il faut bien voir que celle-ci est contraignante. Or comment
un individu, n'ayant pas prêté attention au message qui s'est
offert à lui au cours de ses travaux dans les champs, de ses marches
dans la brousse, peut-il prendre conscience qu'il a rompu un interdit ?
L'homme pové de la campagne est intimement lié
à la nature ambiante. Il l'est du point de vue d'une technologie
mécanique. Il l'est aussi d'un point de vue spirituel en ce sens qu'il
appréhende la nature comme l'intermédiaire
privilégié entre lui et une communauté de puissances. Son
rapport au monde, aussi pragmatique qu'il soit, influe sur ses comportements et
il se comporte le plus souvent comme un locuteur, mais un locuteur pourvu d'un
langage fonctionnellement et formellement adapté aux correspondances
qu'il perçoit à travers sa sensibilité. La nature ne se
définit pas comme un ensemble mécanique de possibilités,
mais comme un ensemble par lequel sont signifiées des
intentionnalités multiples. Il ne se plie pas à des
nécessités, mais il obéit à des injonctions et des
prescriptions, et il y répond par des souhaits, des louanges et des
interrogations. Et ce dialogue est d'autant plus riche qu'avançant en
âge, il accroît le dépôt de ses propres
expériences, lequel est une sagesse. En fin de compte, de quel homme
avons-nous parlé ? Existe-t-il encore ? Nous en sommes persuadé.
Mais il ne faudrait pas l'imaginer comme séculairement figé. Nous
avons parlé au début d'une technique d'existence, d'une
manière d'être fondamentalement. Or, là où les
conditions anthropologiques et matérielles sont autres, dans l'Afrique
contemporaine, on doit s'attendre à ce que l'existence philosophique
connaisse des mutations. Celles-ci ne seront pas nécessairement, du
moins pas partout, des désintégrations.
Dans son livre la parole chez les Dogon,
Geneviève Calame-Griaule écrit :
«Dans le monde ainsi créé, tout est
«signe» et rien n'est gratuit, c'est-à-dire que chaque
parcelle de matière renferme un message destiné à l'homme.
La créature humaine est en situation dans un univers à son image,
dont tous les éléments sont en rapport avec une certaine vision
qu'elle a d'elle-même et de ses problèmes ; la culture dogon est
en effet un «humanisme». L'homme cherche son reflet dans tous les
miroirs d'un univers anthropomorphique dont chaque brin d'herbe, chaque
moucheron est porteur d'une «parole». C'est ce que les Dogon nomment
«parole du monde ». (Geneviève Calame-Griaule : Les
devises des Dogon, 1941).
Mais que l'on ne trompe pas. Cette vision quelque peu
passéiste risque de cacher la dynamique de la société
Pové. En effet, «l'homme n'entre pas sur la scène
écologique comme le ferait un autre organisme dont les relations avec
les autres organismes se situent au strict niveau des caractères
physiques... Il introduit un facteur super-organique, celui de la culture, qui
affecte la totalité du réseau vital au comme il est
affecté par ce dernier. » (Cresswell, 1975, p.33) Il poursuit que
le facteur culturel est lui aussi le produit d'adaptations passées
à des conditions naturelles souvent différentes de celles
auxquelles l'homme doit faire face puisqu'il est rarement resté dans son
milieu d'origine. La société pové connaît du fait
des contacts avec les forestiers blancs des changements et le caractère
sacré de la forêt coexisterait avec une autre valeur la valeur
marchande des essences forestières. Ce qui nous amène à
dire que le caractère sacré de la forêt est mise en mal
dans une coexistence entre sacré et données économiques.
En effet, les «rapports entre l'homme et les écosystèmes
dans le monde bantu ont connu des modifications, une évolution. »
(Makuba Kabala, 1985, p. 49). Ces changements ont fait l'objet de plusieurs
recherches, soit spécifiques, soit de manière diversifiée.
Cet auteur nous fait observer que «les changements étaient lents,
on assiste à l'heure actuelle à des bouleversements brutaux.
» (Makuba Kabala, op. cit. p. 53). Il recommande de prendre en compte non
seulement le facteur temps, mais encore la vitesse et l'intensité de ces
changements. Dans son analyse il montre que compte tenu des interactions entre
l'homme et la nature et les influences externes, particulièrement fortes
de nos jours, ces rapports sont fortement ébranlés. La limite que
nous décelons dans cette analyse, c'est que l'auteur ne nous
présente pas dans quel sens se transforme cette relation
homme/forêt, quel est l'impact de ces changements dans les dire et les
faire, dans le rapport à la terre, en un mot dans les pratiques et les
représentations des peuples.
Mais qu'en est-il des forestiers ? La première analyse
nous fait voir que le forestier est intéressé seulement par
l'apport économique de la forêt. Mais le récit que nous
avons recueilli nous montre que le forestier fait aussi une lecture culturelle
de la forêt. Nous ne nous intéressons pas à la
superposition ou la prégnance de telle ou telle instance par rapport
à telle autre instance. Ce qui nous amène à dire que
chaque acteur respectif a avec la forêt des rapports particuliers dont la
culture est le fondement ; le contexte d'utilisation produit des points de vue
qui sont soient convergents, soient divergents, mais toujours avec cet
élan culturel en dernière instance.
La même critique va également à l'endroit
de Pierre Philippe Rey qui, dans son ouvrage Capitalisme et
néocapitalisme ..., ne nous fait pas la démonstration des
changements intervenus à la suite de l'introduction du capitalisme au
Congo. De la page 476 à la page 497 de son ouvrage, il analyse la
situation de l'exploitation forestière. Il analyse les changements des
rapports populations autochtones et la forêt dus au contact avec
l'Occident et les peuples, mais il ne présente pas les nouveaux rapports
à l'écosystème, il ne met pas en lumière la
prégnance du capitalisme dans les schèmes de pensée des
populations dans leurs structures inconscientes. Il ne s'intéresse
qu'aux aspects visibles, alors que dans notre entendement les aspects
invisibles doivent être interrogés pour visiter l'inconscient
structuré par les rapports à l'écosystème. (Rey
Pierre- Philippe, 1972, 526 p.).
Claude Meillassoux, pour sa part, dans son ouvrage
Terrains et théories écrit que «Pour comprendre la
portée des transformations des sociétés africaines, il
faut se donner des points de repère à partir de la dialectique
inhérente au système considéré et celle qui
naît de leurs relations. ». Il poursuit «Ni les
idéologies, ni la religion, ni les systèmes de parenté
sont suffisants pour expliquer par quels efforts physiques et intellectuels,
dans la pratique ces populations vivent, survivent et parviennent à
affirmer leur personnalité culturelle » (C. Meillassoux, 1977, p.
10)
Il récuse dans son analyse l'accent qui est trop mis
sur l'idée que la société africaine se structurerait
à partir des rapports fonciers. Cette analyse est illusoire, car dit-il
cette vision est matérialiste. « L'illusion écologique aussi
peut être qui conçoit les hommes primitifs comme directement
rivés à la nature, alors qu'ils sont hommes parce qu'ils la
dominent » (C. Meillassoux : Terrains et
théorie, 1977, p. 10). Même si cette analyse est pertinente,
l'on ne peut se taire et mettre entre parenthèses l'analyse de la
manière ou des mécanismes mentaux qui permettent à ces
hommes de dominer la nature. La question en effet que l'on pourrait poser par
rapport à une telle analyse est celle de savoir ces peuples dominent la
nature à travers quels mécanismes ? L'ouvrage ne nous donne
aucune réponse. Il ne nous restitue pas la prégnance dans
l'inconscient des hommes des changements qui interviennent du contact entre
deux cultures. N'y a-t-il que l'aspect conflictuel (d'un côté les
dominés et de l'autre les dominants) qui peut tout expliquer ? Nous
sommes plutôt d'avis que le conflit peut avoir pour fondement les
significations qui touchent au système de croyances d'un peuple.
L'économie n'est qu'un penchant, la recherche du sens mérite tout
aussi important d'étudier.
Jacques Pouchepadass fait une analyse de l'impact de la
colonisation à travers le prisme des politiques forestières
imposées par les colons. Il démontre que l'agent exogène
de la perturbation disposait de moyens d'action sans commune mesure avec ceux
des populations locales. L'Occident a considéré la forêt
des colonies comme un obstacle qu'il fallait absolument soumettre afin de mieux
l'exploiter. Il cherchera à domestiquer, il apporte avec lui son
écologie. Il montre que le forestier ne s'intéresse qu'à
un nombre limité d'arbres, ce qui n'est pas le cas des populations
autochtones qui, elles, en utilisent un grand nombre. Pour lui, l'histoire en
tant que science ne rester indifférente face à la
problématique des enjeux de la forêt dans leur dynamique. Il
écrit à ce propos
« l'historien, dans ce domaine a un rôle
à jouer. Il peut d'abord réunir des données subsistantes
sur les situations passées d'équilibre de longue durée
entre société et environnements dans une région
donnée, et sur les facteurs de rupture de ces conditions de
stabilité. » (1993, p.7)
Il poursuit que les études doivent
révéler ce qu'était la part de l'idéologie, des
choix des valeurs à la base des politiques environnementales
européennes qui s'affirment aujourd'hui ». Mais le fait que les
populations autochtones aient su gérer les ressources naturelles de
façon avisée, comme le montrent plusieurs études ou
à travers la pratiques qui consistent à ériger des
forêts en forêts sacrées ou bois sacrés, etc. ne
suffit pas, il faut lire les sens dans lequel une culture change au contact
d'une autre culture.
En effet pour Anne Bergeret,
« ... les séquelles de la colonisation, les
forestiers d'aujourd'hui, modelés, continuent à ne pas être
en mesure de dialoguer avec les autochtones qui peuplent les milieux forestiers
tropicaux. Les sciences humaines, et plus particulièrement l'histoire,
demeurent toujours absentes de la foresterie tropicale. Mais après tout,
le dialogue n'est le dialogue n'est pas leur problème : pour lui,
l'enjeu essentiel est de garder le pouvoir sur un territoire, un
périmètre, un espace si petit soit-il, où ils sont et
demeure les maîtres. » (Anne Bergeret, Discours et
politiques forestières, 1993, p. 23)
Ce qui intéresse les colons c'est la valeur ou mieux
l'utilité du bois : bois propres, etc. La forêt dans le contexte
va revêtir plusieurs enjeux : politiques mais de pouvoirs ; les
écologistes s'y mettront pour sensibiliser les autorités
sur les effets d'une exploitation non planifiée. Pour eux la forêt
est un gage de bonne santé, il favorise la pluviométrie, la
pureté de l'air dont la diminution rend l'esprit excitable,
l'énerve. Cette vision est partagée par J. Dybowsky Inspecteur
Général de l'Agriculture et Directeur du Jardin Colonial qui
prédisait la disparition des essences commercialisables. (J. Dybowsky :
Le Jardin colonial, 1900). Ici c'est la valeur utilitaire de la
forêt qui est mise en avant. Alors que ce qui nous semble fort important
c'est la grille de lecture qui permet d'accéder à la
compréhension et l'appréhension des conflits qui naissent de la
cohabitation de deux cultures, même de manière limitée dans
le temps. il n'y a que
L'Etat post-colonial en récupérant les
politiques forestières du colonisateur et les droits qui organisent
l'exploitation va se comporter comme le forestier de cette époque, car
la forêt appartient aux Noirs et ce sont les Blancs qui la vendent. Que
lisons-nous dans ces textes : une exclusion des populations autochtones des
ressources forestières.
La législation gabonaise en la
matière mentionne que les terres comprises dans 5 km sont
propriétés des autochtones, cette loi trouve son origine dans ce
qui est appelé les réserves forestières et leur corollaire
les cantonnements des indigènes ou avec les aires
protégées qui ne protègent que les essences utiles
à l'exploitation. Les réserves forestières et le
cantonnement forestier sont les deux faces d'une même politique faire en
sorte que les indigènes d'une part et les services forestiers d'autre
part soient chacun en ce le concerne dans son territoire. P. Foury
résume à ce propos que «les réglementations en
vigueur n'assurent que la conservation du capital forestier, qui se
résument aux essences cotées dans le commerce » (P. Foury,
1935, p.35) Les forestiers d'aujourd'hui, écrit Anne Bergeret
«modelés par la foresterie d'origine coloniale, continuent à
ne pas être en mesure de dialoguer avec les autochtones qui peuplent les
milieux forestiers tropicaux. » (Anne Bergeret, 1993, p. 43) Elle constate
par ailleurs que les sciences sont absentes de ce débat. La protection
de l'environnement n'entre pas dans nos préoccupations primaires mais
nous l'évoquons pour situer le point de départ des relations
forestier/forêt en dehors de leurs terres d'origine.
Notre analyse se veut dynamique en partant la vision
antérieure perception de la forêt post-coloniale en
intégrant les enjeux respectifs des uns et des autres.
Le point de vue des botanistes repose pour
l'essentiel dans la même perspective. En effet, Aubreville qui est
forestier et botaniste entreprendra des études sur plusieurs territoires
de l'Afrique. Tout au long de son exploration il ne s'intéresse jamais
aux usages indigènes de la forêt encore moins aux relations
profondes entre cet espace et le Noir, même s'il préconise la
protection des bois sacrés. Nous remettons en cause le concept de
forêt primaire au sens où elle n'a jamais été
exploitée, car cet espace, dans son acception signifierait qu'il
n'appartient à personne ou comme le dit Aubreville «les
forêts primaires sont celles dans lesquelles les indigènes n'ont
jamais exercé d'autre droit de jouissance que celui de quelques usages
secondaires, tels la récolte de fruits et menus produits. Elles ont donc
indubitablement le caractère de forêts vacantes et sans
maître » (Aubreville, 1937, pp. 106-107) Or dans l'acception
négro-africaine en général et pové en particulier,
la notion de terres vacantes n'a pas de sens, toute terre appartient à
un clan, un lignage, etc. avec des limites géographiques bien
définies.
Au-delà de ces analyses, les analyses de Cresswell et
autres sont très pertinentes. En effet, la partie Ecologie nous
révèle les enjeux de l'environnement suite au contact entre deux
culturels. Il écrit que «l'attitude des colons mérite aussi
attention : ils apportèrent avec eux leur écologie : les arbres
locaux, nonobstant la botanique, se virent baptiser «hêtres »,
«chênes », pommier » ou peuplier », les poissons
«carpes » ! (R. Cresswell et al., 1975, p. 32)
Il tire une conclusion et pose une question «Il y eut
concurrence en matière de territoire, en matière de ressources
naturelles exploitables ; il y eut aussi conflit culturel mais les sources
mêmes de cette forme de l'affrontement n'avaient-elles point des racines
écologiques ? » (R. Cresswell et al., 1975, p. 32).
HYPOTHESES
Nos hypothèses sont à saisir à trois
niveaux qui constituent aussi l'armature de notre réflexion. On
interroge successivement les Relations suivantes
I Pové/Forêt,
II Forestiers/ Forêt
II Forestiers/Pové.
Et par rapport à cette trilogie, on peut émettre
les hypothèses suivantes :
· Hypothèse de départ :
la forêt est, contrairement à ce pense culturelle et non
naturelle.
Relation I : I
Pové/Forêt
· Pour les Pové la forêt serait
sacrée. Le caractère sacré se lirait à travers les
faire des Pové : rites, les danses, les associations, etc.
· L'occupation de l'espace se fait selon certaines
modalités : claniques, lignagères, etc.
Relation II : Forestiers/
Forêt
· Pour les forestiers, seule la valeur économique
de la forêt compterait.
· Les forestiers auraient vis à vis de leurs
forêts la même image qu'a le Pové de la sienne.
Relation III :
Forestiers/Pové
· Le conflit qui existerait entre les Pové et les
forestiers serait un conflit de perception de la forêt.
· Les Pové voudraient aussi devenir
forestiers.
· Malgré cela, la forêt n'a pas perdu son
caractère sacré.
Toute science doit dit Emile Durkheim définir les mots
ou les concepts qu'elle manipule. « L'analyse des concepts, nous exige J.
F. Mbah, représente aussi un aspect important de notre tâche.
» (J. F.Mbah, 1987, p.150). Aussi allons nous tenter de définir les
concepts que nous avons implicitement dans la formulation de notre sujet.
Une lecture que nous faisons s'effectue à travers les
représentations qui débouchent sur les pratiques de chaque
acteur. C'est pourquoi il est nécessaire de définir les concepts
de représentation et de pratique.
Le concept de représentation
Selon le dictionnaire Le Larousse, la représentation
est l'action de rendre sensible quelque chose au moyen d'une figure, d'un
symbole, d'un signe. Ainsi l'écriture par exemple est la
représentation de la langue parlée. La représentation est
aussi une image, une figure, un symbole. Elle est un signe qui
représente un phénomène, une idée. (Larousse, 1995,
p. 835)
Sur le plan philosophique, la représentation est ce
pourquoi un objet est présent à l'esprit (image, concept). Pour
la psychologie, la représentation est une perception, une image mentale,
etc. dont le contenu se rapporte à un objet, à une scène,
etc. du monde dans lequel vit le sujet.
Toutes ces définitions mettent en scène un
objet et un acteur. La représentation met face le Pové et le
forestier, chacun selon des rapports spécifiques, à la
forêt. Pour le Pové et le forestier, la représentation se
rapporte à l'image que renvoie la forêt dans leurs «esprits
».
Le concept de pratique
La pratique est, selon le même dictionnaire, ce qui
s'attache aux faits, par opposition aux théories, c'est un exercice
d'application commode, d'application ou d'utilisation facile, efficace, qui
concerne l'action morale.
La pratique est le fait d'avoir, d'exercer une
activité concrète. Elle se réfère à
l'application des règles, des principes en rapport avec une
activité. Elle est aussi le comportement habituel, la façon
d'agir. Sur le plan philosophique, la pratique est une activité
concrète historiquement déterminée des hommes.
Par rapport à notre thème, la pratique se
réfère à toutes les activités (manuelles) qui
mettent en contact physique l'acteur (Pové et forestier) avec la
forêt. Pour le Pové, c'est la pratique des plantations, des soins.
Pour le forestier, c'est la coupe et la mise en vente des essences
forestières.
Démarche
méthodologique
La méthode se réfère à l'objet.
Notre démarche méthodologique doit nous permettre de nous saisir
de la profondeur de notre objet. Ce qui nous intéresse pour analyser le
système de valeurs et des autres référents ce sont les
proverbes (tsava), les devinettes (tsésa), les
sobriquets (kombo), etc. mais par rapport à leur dynamique car
«le progrès paraît être synonyme d'oubli, le produit
d'une sorte d'amnésie, sélective qui ne retient du passé
que ce qui sert au développement des sociétés dont
l'eschatologie est essentiellement matérialiste, ... » (Michel
Alliot, op. cit., 1963, p. XXL)
La société pové oscille entre les deux
mondes ce qui n'est pas le cas des forestiers), le passé,
déjà structuré par la tradition, le futur, encore informe
mais revêtu du puissant attrait de la séduction inhérente
à tout ce qui est nouveau. Mais le fait d'osciller nous amène
à dire que la coexistence de ces deux mondes doit interpeller des
interrogations. Notre démarche sera hypothético-déductive,
en ce sens nous partirons des théories aux faits. Ce qui nous importe
c'est «l'exposé fidèle des contextes sociaux de collecte des
données » (Jean-Emile Mbot, RGSH, n°4)
Comme techniques de collecte de l'information, nous ferons
usage de l'observation documentaire à travers la
consultation des documents notamment les publications officielles, les
journaux, etc. d'où il sera extrait des informations factuelles.
L'entretien nous servira à chercher
les informations qui n'apparaissent nulle part ni chez les forestiers et encore
moins chez les populations pové. Cette technique nous servira car les
populations, notamment pové, auxquelles nous avons affaire sont dans
leur majorité analphabètes.
L'observation directe sera très utile
dans la mesure où elle nous permettra de vérifier les dire et les
pratiques des uns et les autres. Celle-ci se fera en situation car nous
recommande Koumba Mamfoumbi Les devinettes, les proverbes seront recueillis
«en situation au cours d'une circonstance donnée, bien
déterminée » c'est-à-dire au cours des palabres, des
séances de bwyty, nyèmbè, de conte, etc.(Koumba
Manfoumbi Monique, 1997, p. 46)
Comme technique de traitement des donnes, l'analyse
qualitative mettra en relation les logiques des variables et les
catégories de données et même quantitative à travers
le nombre de mètres cubes et de pieds de bois coupés.
L'analyse de contenu se fera sur la base des
textes oraux et écrits que nous aurons collectés tout au long de
notre enquête.
La méthodologie propre à l'écologie sera
convoquée pour mieux nous saisir de notre objet d'étude. Frake
nous recommande que «pour décrire un comportement culturel, on doit
définir ce qu'il faut connaître pour réagir de façon
culturellement appropriée dans un contexte socio-écologique
donnée... » (cité par Cresswell p. 40). La méthode
ethnoscientifique (ethnobotanique et ethnozoologie) seront sollicitées.
Nous aurons à inviter nos enquêtés sur le champ de la
taxinomie, de la nomenclature des végétaux, animaux et autres
éléments constitutifs du milieu dit naturel, en
s'efforçant de rester fidèle à la perception que chaque
acteur a de ces derniers.
Au-delà de ces exigences nous tenterons de lire ou
mieux d'interroger quelques naturalistes afin qu'ils fournissent
l'interprétation scientifique des données recueillies, puisque
l'anthropologie se veut extensive dans ses analyses. On s'inspirera de la
démarche de Steward qui consiste à lire la relation entre le
milieu et les techniques d'exploitation ; les types de comportement
impliqués dans l'exploitation d'un milieu et enfin la mesure où
les types de comportement associés à des modes d'utilisation du
milieu naturel. Nous y ajouterons un autre aspect, c'est celui qui va consister
à intégrer le sens dans lequel change une culture au contact
d'une autre culture par rapport à l'exploitation de
l'écosystème.
Champ de l'étude
Notre zone d'étude se situe dans la Province de
l'Ogooué-Lolo (qui couvre une superficie de 25.380 km2), plus
précisément dans le canton Lolo-Wagna. Cette zone couvre une
superficie de 3000 km². Les populations qui l'habitent sont les
Pové, les Nzébi, les Pygmées et les Bakélé.
Il est limité au nord-est par le canton
Ogooué-Aval, au nord-ouest par la Réserve de la Lopé, au
sud par le canton Offoué et à l'ouest par la capitale provinciale
Koula-Motou. (Voir carte n° Livre Blanc de la Province de
l'Ogooué-Lolo.)
En ce qui concerne les caractéristiques de la
forêt, c'est «la forêt sempervirente qui domine largement,
toutefois le long des axes routiers principaux existe une formation
végétale différente de plantations, jachères et
forêt secondaire » (Livre de l'Ogooué-Lolo, p. 15)
Le canton est dominé par un relief très
accidenté qui dont le mont Iboundji constitue le point culminant.
Le recensement de la population de 1993 fait un
décompte de 2.944 habitants. Le nombre de village est de 32 (Recensement
général de la population 1993, pp. 56-57). Les Pové
affirment pour les uns que leur canton comprend 54 villages, alors d'autres
avancent que le canton comprend 85 villages. Les raisons de ces
différences sont justifiées par le fait que les populations
pové de l'Offoué ne reconnaissent pas comme les ressortissants de
ce canton, mais comme ressortissants du canton Lolo-Wagna. De plus les anciens
villages sont comptabilisés comme existants. (Annexe
découpage des Pové et découpe de
l'administration).
Limites de l'étude
Les limites se situent à deux niveaux :
théoriques et pratiques.
Sur le plan théorique, il n'y a pas
d'étude qui traitent de notre thème et encore moins sur le Gabon.
Sur le plan pratique, l'absence d'ouvrages, l'accès
difficile à l'information, le fait d'être locuteur nous ont
amené à faire un effort supplémentaire pour ne pas tomber
dans les préjugés. En effet comme l'écrit J. F. Mbah
«il n'existe pas de recherche neutre ou indépendante d'une
élaboration théorique et idéologique. L'enquête
sociologique a toujours soit une intention apologétique, soit critique
» Nous chercherons tout au long de notre analyse à être
critique, car comme le disent P. Bourdieu la distanciation est plus
qu'impérative en sciences sociales (Le métier de
sociologue)
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