III.
PROBLÉMATIQUE.
Dans l'état actuel
des recherches, il serait prématuré de formuler avec
subtilité, une véritable problématique. Il s'agit pour le
moment dans notre démarche, de présenter brièvement un
certain nombre de thèmes et de questions, censés guider notre
travail de recherche.
L'étude de
l'opposition et la résistance anticoloniales soulève une
série de questions essentielles. Puisque l'historiographie coloniale du
continent africain, glorifie dès le départ,
l'épopée de la conquête et s'attache à rabaisser les
Africains en les décrivant sous les traits les plus négatifs.
C'est une idée communément reçue et largement
répandue dans la littérature coloniale. Il va de soi que la
résistance à la domination coloniale est aussi minimisée
et qualifiée de mouvement éphémère.
« Le continent africain apparaît comme une sorte de terre
vide de toutes règles politiques où la sauvagerie, l'ignorance,
et la misère se donnaient libre cours »6(*). Les défenseurs de
la domination coloniale décrivent les rebellions comme des
réactions primitives et irrationnelles ou encore les attribuent à
l'agitation de la minorité assoiffée de sang. Aujourd'hui cette
opinion est largement contestée et sérieusement mise en cause par
les chercheurs de l'histoire du continent noir.
Les recherches et travaux
réalisés prouvent l'existence d'une opposition contre l'influence
et la domination française. En Grande Comore, les soulèvements
populaires, les manifestations spontanées, le refus de travailler ou de
s'acquitter de l'impôt, les désobéissances civiles, les
attaques à main armée, les fuites, les migrations,
l'indifférence, sont entre autres, les moyens d'expression du
mécontentement de la population vis-à-vis de la colonisation. La
résistance devient un thème fécond en réflexion et
s'impose dans l'historiographie du continent Africain. Il en est de même
pour les Comores qui subissent, non sans peine l'épreuve coloniale aux
conséquences multiples.
Période sombre de
l'Histoire, la colonisation multiplie les interventions militaires,
périlleuses et violentes qui bouleversent l'ordre traditionnel de
l'Afrique. L'Archipel des Comores n'échappe pas à ces
transformations qui vont profondément modifier la structure sociale,
politique et économique de l'Archipel en particulier l'île de
Ngazidja. Divers récits de voyages et témoignages qualifient les
Comoriens d'hommes qui aiment faire la guerre. A leur tête des
« sultans batailleurs » par référence
à l'ouvrage de FAUREC. U7(*), ils aiment se battre, d'abord entre eux, ensuite
contre toute présence étrangère. Certes la succession des
guerres et des incursions malgaches affaiblissent considérablement la
Grande Comore, mais ne l'empêche pas de réagir contre la
conquête et la domination coloniale.
Jusqu'à sa
colonisation, la Grande Comore n'a jamais été soumise à
une seule autorité politique. Cette situation nous renvoie bien l'image
d'une société divisée, en proie aux antagonismes,
subissant les régimes sultanesques. Elle témoigne
précisément de l'incapacité des autorités
successives à rétablir l'ordre et à unifier l'île.
Les Comores sont par la suite, livrées aux convoitises des puissances
européennes. C'est sur les traces des pirates malgaches que les
Européens et notamment les Français vont intervenir
indirectement aux Comores, pour s'installer définitivement en
commençant d'abord par l'île de Mayotte en 1841.
La colonisation
française vient s'ajouter dans un climat de grande tension entre
l'ensemble de l'Archipel et ses voisins malgaches, ainsi qu'entre les
différents sultanats de la Grande Comore. Les différentes sources
relatent bien l'existence de ces antagonismes qui affaiblissent les pouvoirs
des sultans et la société. A cela s'ajoutent d'autres enjeux
géopolitiques et stratégiques de l'Archipel sur lesquels la
France va jouer pour légitimer sa mission colonisatrice. Vue sous cet
angle de guerres et d'insécurité permanentes, les Français
apparaissent comme porteurs de la civilisation, du progrès et surtout de
la paix. Mais « les blancs ont apporté la paix entre les
communautés mais pas au sein des
communautés »8(*)
La rencontre de la France
impériale avec les îles aux parfums est à la fois
rusée et violente. Ignorer le coté violent de la
pénétration française, revient à falsifier
délibérément l'événement. A ce sujet,
Hervé CHAGNOUX H et HARIBOU A9(*) dégagent bien les éléments d'un
scénario commun :
« ...Un sultan
en difficulté demande l'aide d'une puissance
étrangère ; il en vient à concéder (aux
pouvoirs réguliers ou à des aventuriers) des terres qui ne lui
appartiennent pas ; les habitants de l'île se soulèvent
contre cette évolution, les autorités française
interviennent alors directement pour rétablir l'ordre, de crainte que
d'autres puissances ne s'installent dans l'archipel, de soulèvements en
répressions et l'autorité coloniale en vient à assumer
l'essentiel des pouvoirs ; des rapports de commissions d'enquête
reconnaissent enfin et déplorent les abus des aventuriers, ou
l'engagement excessif de l'administration coloniale... ».
Sur les conseils de Jules
Ferry, Léon Humblot devient rapidement l'allié du Sultan Said Ali
et le cosignataire d'un traité où le sultan s'engage à ne
donner son pays à un autre pays que la France et le traité de
1885 fait obstacle à toute intervention étrangère dans
l'île. Son Altesse donne à Léon Humblot le droit
d'exploiter l'île et lui confère toute facilité de
réaliser ses projets.10(*) Le traité est préparé par
Humblot lui-même, il est examiné et modifié puis
approuvé par le ministre des Affaires Etrangères. Il est
signé le 5 novembre 1885 à Moroni, à bord de l'aviso le
Boursaint, d'un côté, par le sultan de la Grande Comore
et ses ministres, et de l'autre par le commandant du Boursaint, les
officiers et par Léon Humblot.
Ce dernier va servir de
tête de pont à la France pour prendre possession de Ngazidja.
Léon Humblot, est né en 1852 à Nancy (en France). Fils
doué d'un Maraîcher, il devient jardinier du Museum d'Histoire
Naturelle, envoyé souvent à Madagascar pour des recherches
botaniques.11(*) L'objet
de son voyage en Grande Comore s'inscrit dans le cadre d'une étude sur
la faune comorienne. Un voyage qui se transforme en une vraie aventure qui
bouleverse sa vie et le destin de la Grande Comore. La ruse n'est qu'une des
multiples facettes de l'impérialisme colonial français.
La brutalité et la
violence interviennent bien avant les premières contestations contre la
présence française. Elles ne font que s'amplifier lorsque les
Français interviennent militairement pour aider le Sultan Said Ali
à se maintenir au trône, lors de la bataille qui l'oppose au
sultan Msafoumou d'Itsandra en 1883. Puis elle effectue des
démonstrations militaires pour mater les soulèvements populaires
contre la signature du traité du 5 novembre 1885, une convention
particulièrement défavorable à son pays et à son
peuple. Ce traité est un des trois modes d'acquisition de territoires,
dont se sert l'impérialisme colonial, à savoir les traités
bilatéraux, les traités euro-africains et les guerres de
conquête. Selon HUGON A ?12(*) la France conclut plus de 200 traités
similaires entre 1880 et 1890. Leurs statuts, ajoute t-elle, étaient de
nature beaucoup plus qu'ambiguë :
« ...traité d'alliance ou d'amitié pour les
Africains, ils sont présentés en Europe, comme des traités
de protectorat par lesquels les Africains abandonnent leur
souveraineté... souvent obtenus dans de conditions suspectes voire
frauduleuses, ces accords ont rarement la valeur légale
souhaitable... »
A propos de ce traité
du 5 novembre 1885,VERIN P. ajoute que « sans doute il ( le
sultan Said Ali13(*)) fut victime d'un dol ou du moins d'une
escroquerie à l'amitié de la part de
d'Humblot »14(*). Il suffit de lire les mémoires du sultan Said
Ali, écritS en exil, pour se rendre compte à quel point le sultan
regrette d'avoir fait confiance en son associé Léon
Humblot.15(*)
Les interventions vont se
traduire plus tard, par le recrutement et l'envoi d'hommes et armes pour
maintenir l'ordre colonial à chaque fois que les
événements socio-politiques et économiques l'exigent et
ce, durant toute la période coloniale. BOAHEN A16(*) explique pourquoi certains
peuples en Afrique acceptent rapidement la domination européenne. Car
ils considèrent qu'elle fait partie d'un ordre irrésistible,
d'où ils peuvent tirer de nombreux avantages, essentiellement la paix,
des innovations passionnantes ( chemin de fer, route, lampe et tout ce qu'ils
pouvaient acquérir ou expérimenter en ville...). C'est là
que se pose l'épineuse question de la collaboration. Elle suscite bien
des interrogations sur les raisons qui font que des communautés
acceptent l'ordre colonial. Il est certain que la peur d'éventuelles
répressions est sans conteste, l'une des causes majeures de cette
soumission aux exigences coloniales. La défense des
intérêts est aussi au coeur de ce choix qui incite des individus
ou un groupe à s'allier au parti des colonisateurs, répondant
ainsi à leur appel à la collaboration.
La littérature
coloniale veut que les Africains en général aient accueilli les
colonisateurs à bras ouverts. Une idée largement contestée
aujourd'hui, comme l'écrit KI-ZERBO J :
«...Ceux-ci,
à part quelques roitelets sanguinaires qui les opprimaient, auraient
accepté la conquête européenne les bras ouverts, ou du
moins, presque sans broncher, comme des lapins dans un clapier. En fait, il y
eut beaucoup plus de lions que de lapins... »17(*)
Des Comoriens, on dit qu'ils
acceptent la colonisation comme une nécessité. C'est plutôt
une fatalité inhérente à la situation géographique
de l'Archipel. Nous retiendrons ici les termes de Hubert Isnard qui
déclare que : « Par leur position
géographique, les îles Comores semblaient destinées
à subir la colonisation. Ce fut d'abord celle des peuples musulmans qui
leurs apportèrent leur civilisation, puis celle, brutale et
précaire des Sakalava, et enfin celle des
européens. »18(*) Dans tous les cas il est évident que
l'instauration de la colonisation ne s'est pas faite sans difficultés.
Et les événements qui accompagnent la colonisation de l'île
le prouvent. Les Comoriens font preuve d'une grande détermination dans
la lutte contre l'oppression coloniale. De son côté la France est
résolue à apporter la « civilisation » aux
indigènes. A ce sujet, Alfred de Vigny ne laisse pas trop le choix
aux peuples colonisés, il écrit : « Si
l'on préfère la vie à la mort, on doit
préférer la civilisation à la barbarie. Nulle peuplade
dorénavant n'aura le droit de rester barbare à coté des
nations civilisées ».19(*) Le problème est de savoir quelles
définitions donne t-on ici à la « barbarie »
et à la « civilisation ».
Hantise des colons et de
l'administration française, les révoltes répandent
l'horreur de la colonisation. Elles ne cessent de se reproduire sporadiquement
d'un lieu à l'autre, d'une ville à l'autre, et souvent tous les
prétextes sont bons pour extérioriser le mécontentement,
perpétuant l'effervescence et la colère chez les Comoriens, et
l'inquiétude chez les administrateurs et colons. La répression ne
décourage pas ces mouvements spontanés nés de la tension
constante entre administrateurs, colons et indigènes. A coté des
révoltes la colère indigène s'exprime également par
: l'indifférence, la passivité et la fuite vers les lieux
difficile d'accès, les migrations vers Mayotte, Madagascar et vers la
cote est africaine...etc Ces réactions laissaient croire à la
résignation, à cause de la suprématie de l'armée
des colonisateurs.
Mais cette paix n'exprime,
pour les Comoriens, que le silence de l'impuissance et du désespoir. Les
réactions continuent à s'exprimer par l'apathie,
l'indifférence. Les indigènes se réfugient dans les
croyances religieuses. L'Islam s'oppose à toute domination
étrangère non musulmane. Il est incontestablement une arme de
lutte et de mobilisation populaire, mais aussi une réponse
adressée à la colonisation. Elle creuse un
fossé entre le monde africain et le monde européen. Un
fossé que DESCHAMPS H19(*) qualifie d'invisible et qui sépare
Français et indigènes. La foi islamique se maintient très
vivement avec l'orgueil du vrai croyant à l'égard des
infidèles. C'est, ajoute t--il, une valeur de propagande très
puissante qui peut être une caisse de résonance parfaite pour la
diffusion du mot d'ordre opposé au colonialisme. L'Islam qui a,
jadis, gagné les Comores par le biais de l'Afrique orientale,
sert donc de prétexte au rejet de la domination de « l'homme
blanc ». Comme tout peuple opprimé par la domination
et les exactions coloniales, les Comoriens, surtout l'élite, se
tournent vers la vie religieuse. Le dénuement dans lequel le nouveau
régime plonge la majorité de la population favorise l'expansion
et le renforcement de l'Islam dans l'île. Il le place dans une position
de facteur potentiel d'une résistance passive. Le contexte psychologique
stimule ainsi le développement des confréries en Grande Comore
mais aussi dans l'ensemble de l'Archipel. L'islam est la religion officielle
des Comores. Elle constitue le véritable ciment de la civilisation
comorienne et sa pratique rythme la vie quotidienne.
Si céder le pays
à l'administration coloniale est un mal nécessaire pour les
Comoriens, il n'en est pas de même pour la religion, car renier l'Islam
est pour eux une chose inadmissible. Au moment des révoltes, des
religieux (mwalimu) sont identifiés parmi les plus influents
meneurs des révoltes et des mouvements de contestation. Ils l'ont
payé cher lors des répressions coloniales. Les sanctions dont ils
ont fait l'objet se voulaient exemplaires pour contenir l'effervescence. En
dépit d'un siècle de domination coloniale, l'Islam demeure la
religion officielle du pays .
Mis à
l'épreuve par ce changement brusque, les Comoriens choisissent de
recouvrer leur souveraineté. Bien des chefs n'acceptent aucun compromis
et préfèrent mourir sur le champ de bataille. Certains sont
exilés de force ou contraints au bannissement plutôt que de
renoncer sans se battre pour l'indépendance de leur pays. Les chefs de
guerre qui ont combattu et les chefs spirituels qui ont incarné cette
résistance deviennent de véritables héros. Aussi entend-on
souvent dans l'histoire comorienne, parler de farouches opposants comme
Hachimou19(*) qui meurt
assassiné le 20 juin 1889 près de la ville Niyoumamilma ( dans la
province de Mbadjini). Massimou et Mtsala périssent lors des
affrontements opposant les rebelles aux forces de l'ordre colonial en 1915,
dans la province de Oichili et Dimani en Grande Comore. Selon GUEBOURG J
L20(*), ce sont deux
révoltés, originaires de la province de Mboudé au nord-est
de Ngazidja, qui se rendent chez leur père dans la province de Dimani au
centre - est de l'île. De retour des émeutes de Djomani, leur
intention est d'inciter la population au soulèvement.
C'est dans les
stratégies et les tactiques qu'ils adoptent pour atteindre leurs
objectifs que les pratiques de résistance diffèrent. La
stratégie de l'affrontement est une des formes courantes pour certains
sultans de la Grande Comore, dont le plus marquant est le sultan Hachimou.
Pendant que Said Ali le Sultan Tibe, après avoir mal manié l'arme
des négociations avec les Français, va recourir aux armes
diplomatiques et juridiques, plus tard il va vraisemblablement avoir recours
aux armes. Said Ali, le « protégé » des
Français, croyait pouvoir utiliser à ses fins le blanc, sans
mettre en péril sa propre indépendance et par conséquent
sans faillir à l'honneur. Il devient victime de sa trop grande
habileté. Erreur sur erreur, il conduit l'île aux mains des
colonisateurs.
La stratégie de
s'allier avec le blanc pour vaincre le voisin est une pratique bien
répandue en Afrique.20(*) Nous la retrouvons en Grande Comore. Pour le sultan,
s'allier avec le voisin contre le blanc, ou s'allier avec le blanc contre son
voisin est une pratique fréquente de leur politique. Notons seulement
que certes, le blanc est un étranger, parfois l'infidèle, mais il
n'est pas l'héréditaire ennemi du sultanat voisin. C'est ce qui
justifie, à coup sûr, les nombreuses interventions indirectes des
puissances européennes, (France et Grande Bretagne) présentes
dans l'Océan Indien, qui apportent leur aide aux différents
sultans. A cela s'ajoute l'action manquée des Allemands, qui ont
momentanément soutenu le prince Hachimou dans le Mbadjini au sud de la
Grande Comore. Cette tentative échoue rapidement mais elle stimule les
hostilités contre les Français. Hachimou, sultan de la province
de Mbadjini au sud de la Grande Comore, obtient le soutien des Allemands dont
le Docteur Karl Schmidt fait flotter le drapeau sur la ville de Shindini
(Mbadjini), au sud de la Grande Comore. Une alliance qui ne fait pas long feu,
mais qui affecte quand même l'action des rebelles Mbadjiniens, et fait
monter d'un cran la vigilance des Français en Grande Comore à
l'égard des autres nations européennes. Le quai d'Orsay parvient
à persuader l'Allemagne à se désintéresser
rapidement de Ngazidja, en renonçant à toutes prétentions
sur les possessions allemandes du Tanganyika. Même si à
l'époque, il n'existe pas un sentiment de conscience nationale, il y'a
incontestablement un antagonisme affiché à l'égard des
colonisateurs.
Mais les Comoriens doivent
faire face à un problème aussi important, celui de la
capacité à résister et à se battre.
L'inégalité des rapports de force est incontestable. D'un
coté une France triomphante, et technologiquement dominante. De l'autre
une île politiquement éclatée et pratiquement faible. La
résistance comorienne est limitée par l'infériorité
en hommes, mais aussi par une infériorité technologique. Les
Comoriens ne disposent pas d'armes sophistiquées pour affronter le
péril. Et l'introduction tardive des armes à feu n'a pas aboli
pour autant l'usage de la sagaie et du bouclier. Le manque d'armes modernes est
encore à l'époque, le lot des insurgés.21(*) Les bombardements
effectuées à maintes reprises par la Marine française pour
mater les soulèvements populaires sont, à l'époque,
inconnus dans l'art de la guerre chez les Comoriens. Les forces coloniales
jouissent de l'avantage d'un armement sophistiqué, dont
l'efficacité meurtrière et dissuasive, est indiscutable.
Le véritable enjeu de
la résistance, est le rétablissement de la souveraineté,
pour les sultans déchus et pour les classes aristocratiques
dépourvues de leurs richesses. L'arrivée des Français
saccage un mode de vie, et une organisation traditionnelle qui ne subsistent
qu'à l'abri d'une barrière fragile. Les classes sociales
dirigeantes perdent leur autorité, d'où une irritation des chefs
et des notables, gardiens de la tradition. Irritation qui prend la forme de
xénophobie. Elle est entretenue par les anciens sultans
mécontents et les anciennes classes dirigeantes, les sorciers
(walimu)22(*)
dont l'influence malgré tout, demeure importante. Les premiers
révoltés viennent de ces éléments
dépossédés ou amoindris.
La spoliation
foncière fait monter l'effervescence et le mécontentement
à leur paroxysme. Nommé sultan sanguinaire, Said Ali se voit
reprocher d'avoir vendu l'île aux blancs. La spoliation foncière
réduit les Comoriens à la portion congrue. Elle fait grossir les
rangs de malheureux indigènes dont le seul salut pour survivre, est
d'aller s'engager chez les colons. Le travail dans les plantations est
insupportable pour les Comoriens qui ne sont pas habitués aux mauvaises
conditions de travail. Ceux qui s'y engagent sont maltraités et
perçoivent un salaire de misère. Les journées de travail
sont très longues et exténuantes. Les sanctions et les punitions
sont monnaie courante. La geôle, le fouet, l'amende sont
fréquemment utilisés pour punir les mauvais travailleurs et les
paresseux.
«...Ils ne veulent
pas aller s'engager dans les plantations où il leurs faudrait travailler
à la tâche. Il est pénible d'avoir à constater que
ce n'est pas sans raisons que les gens répugnent à l'engagement,
ils ne sont pas toujours bien traités sur les habitations, surtout par
les agents noirs et le recrutement devient de plus en plus difficile [...]
C'est pénible à constater, mais il est bien difficile de n'avoir
recours à des moyens énergiques pour vaincre la paresse des
noirs...23(*) ».
Ce n'est pourtant pas
seulement à cause des conditions de travail que les Comoriens s'en
désintéressent. Dans un rapport du 23 février 1908,
adressé au ministre des Colonies par le résident de Mayotte, il
apparaît que la nature est du coté des Comoriens à qui elle
ne demande pas trop d'effort pour subvenir aux besoins alimentaires. Et le
Comorien n'éprouve donc pas le besoin de travailler dur, en tout cas
comme l'entendent les colons. « ...L'indigène à qui
la douceur du climat n'impose aucune obligation et qui vit au maigre produit de
son champ n'éprouve pas toujours le besoin de travailler, en tout cas de
travailler longtemps... »23(*) Ainsi se pose le problème de recrutement de
la main d'oeuvre, car cette « paresse » et le refus de
travailler des Grands Comoriens génèrent de sérieuses
difficultés. Elles résultent également du fait que Said
Ali s'est fait prier pour prêter son concours au directeur de la
société Humblot. Il ne respectait pas les engagements
visés par l'article IV23(*) du traité de 1885. A toutes les
réclamations de Humblot, le sultan répond que le résident
Weber est la seule autorité compétente. D'autres Comoriens
choisissent la voie du banditisme pour échapper au travail forcé
et à l'impôt, ils deviennent des voleurs ambulants qui
apparaissent et disparaissent rapidement à la moindre alerte. Cet
état de fait va jouer également un rôle moteur dans les
retards et dans l'acquittement de l'impôt, derrière la mauvaise
foi que ces derniers mettent dans les tâches qui leur sont
dévolues par la colonisation.
La question de la terre
qui se pose dès la signature du traité de 1885, demeurera au
coeur des clivages entre l'administration française, les colons et les
Comoriens. Au début du XXème siècle, la
colère de la population, centrée sur la question foncière,
aboutit à des rétrocessions progressives de terres, après
d'âpres poursuites contre la société de la Grande Comore.
Le sultan said Ali est le premier à donner l'exemple, en intentant un
procès contre la société Humblot, ce fut l'un des grands
procès de l'Histoire coloniale française.24(*)
Partout en Afrique la
résistance anticoloniale est un fait divers, sans aucune incidence car
sans importance. Pourtant ce n'est vraiment pas le cas, la résistance a
bel et bien eu lieu, avec des variations en fonction du pays. En Grande Comore
les émeutes et autres actions violentes sont spontanées et
brèves. A la différences des autres pays africains, Madagascar
par exemple, où la violence de la résistance est présente
de façon permanente et fait de nombreuses victimes.
Si la résistance est
telle qu'elle est décrite : des mouvements
désorganisés, isolés et spontanés, sans lendemain,
elle ralentit quand même le processus colonial et, à chaque fois
que c'est possible, elle déstabilise les institutions coloniales
locales. Sinon comment expliquer le fait que la prise de possession de
l'Archipel soit si lente et difficile à prendre forme ? La
pénétration française aux Comores s'échelonne sur
une longue période de 70 ans, allant de 1841 à 1912. En Grande
Comore le traité de 1885 marque le point de départ de la prise de
l'île. La progression de l'influence française est lente et son
investissement dans l'ensemble des îles en 1886 ne traduit pas leur
pacification. Cette lenteur n'atteste-elle pas les difficultés
rencontrées par la colonisation ? Comment interpréter les
contestations et les soulèvements des Comoriens qui expriment leur
colère à l'égard de nouveau régime ? C'est
dire que d'un côté, sur le terrain les obstacles sont
considérables, et de l'autre les hésitations et embarras que
suscite l'impérialisme en métropole sont importants. Cette
domination est marquée dans son ensemble, par des négociations
laborieuses et des affrontements sanglants. La colonisation de l'île de
Ngazidja suscite autant d'interrogations que nous allons énoncer, et
tenter ensuite d'y répondre, suivant un enchaînement
thématique de notre plan de travail.
Dans quel contexte la Grande
Comore allait-elle faire face à la progression française ?
Pourquoi et comment les relations entre la Grande Comore et l'Europe, notamment
la France, subissent-t-elles un bouleversement aussi radical au cours de la
fin du XIXème siècle ? Comment le système
colonial s'installe-t-il en Grande Comore et quelles mesures politiques et
économiques, sont adoptées pour étayer ce
système ? Quel est l'impact de la rencontre de ces deux
civilisations dans le climat politique, social et économique de
l'île ? Dans quelle mesure les Comoriens étaient-ils
prêts à résister à la colonisation ? Comment
l'ont t-ils fait face, avec quels moyens et avec quels résultats ?
Quels intérêts incitent différents personnages comoriens
d'origines sociales différentes à la résistance ?
Autant d'interrogations qui
guident notre réflexion sur la recherche et la connaissance du
passé colonial de la Grande Comore. Il est judicieux de noter que la
succession thématique et les questions que nous nous posons ici, restent
à compléter et ou à modifier en fonction des recherches.
Néanmoins, ces thèmes et interrogations constituent pour nous,
une sorte de guide pour orienter et approfondir notre travail.
* 6 KI-ZERBO J, Histoire de
l'Afrique Noire, Hatier, Paris 1999.
* 7 FAUREC U, l'Archipel
aux sultans batailleurs, Imprimerie officielle, Tananarive, 1941.
* 8 ILLIFE J, Les
Africains, histoire d'un continent, Flammarion, Mayenne, 1997.
* 9 CHAGNOUX H & HARIBOU
A, Les Comores, PUF, Paris, 1950,.
* 10 Voir annexe, Article II
du traité commercial entre Said Ali et Léon Humblot signé
en novembre 1885.
* 11 CHAGNOUX H & HARIBOU
A. op. Cit.
* 12 HUGON A,
Introduction à l'Histoire de l'Afrique contemporaine, Armand
Colin, Paris 1998.
* 13 Said Ali, fils de Said
Omar (ex ministre du sultan Salim d'Anjouan), et de la princesse Amina
Mogné M'kou et petit fils de Mogné M'kou (lui même sultan
tibe de Ngazidja). Il est né en 1855 en Grande Comore, dernier sultan
Tibe de la grande Comore.
* 14 VERIN P, Les Comores,
Karthala, Paris, 1994.
* 15 SAID A,
Mémoire, ma vie racontée par moi même, Imprimerie
de l'Avenir, Diego - Suarez, 1894.
* 16BOAHEN A A, Histoire
générale de l'Afrique, l'Afrique sous domination coloniale
1880-1935, Présence Africaine/ EDICEF/UNESCO, Paris, 1989.
* 17 KI-ZERBO J,
Histoire de l'Afrique Noire, Hatier, Paris, 1999.
* 18 ISNARD H,
« Les Comores », in Cahiers d'Outre-Mer N°
21, Bordeaux, janvier-mars 1953.
* Citation d'Alfred de Vigny, in,
PRILLAUD N, La France colonisatrice, CID Editions, Nantes, 1983.
* DESCAMPS H, La fin des empires
coloniaux, PUF, Paris, coll. Que- sais -je ? Paris 1969.
* 19 Hachimou ben Ahmed
Mougne M'kou, dernier sultan de Mbadjini au sud de Ngazidja, il appartient
à la lignée M'dombozi qui a régné dans cette
province. Il est assassiné avec son compagnon d'arme le sultan de la
province de Oichili, Mfaoumé M'madjouani.
* GUEBOURG J L, La grande Comore,
des sultans aux mercenaires, l'Harmattan, Paris, 1994.
* 20 JEAN S-C,
Résistance et collaboration en Afrique Noire, EHSS, Paris
1982.
* 21 GERARD B, Les
Comores, Delaroisse, Boulogne Billancourt, 1974.
* 22
« Sorcier » est le non attribué aux hommes,
détenteurs des connaissances religieuses. Il ne s'agit pas des personnes
pratiquant la sorcellerie et qui opèrent des maléfices.
* VINCENT, « Les
Comores », in Bulletin de la Société de
Géographie Commerciale de Paris 1887-88, Ecole Coloniale, Paris
1888, Tome X.
* CAOM, MAD, Série
géographique Carton n° 410 Dossier n° 1007.
* 23 Voir le traité en
annexe
* 24 CAOM, MAD, Série
Géographique Carton n° 328, dossier n° 853.
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