Émergence en Physique, Biologie et
Sciences
Cognitives : Vers une Compréhension
Globale
Pedro CONTRî PRADO
Mémoire du Master 1 Recherche LoPhiSS dans la
spécialité « Philosophie des Sciences » de
l'Université Panthéon-Sorbonne Paris 1 UFR de Philosophie,
sous la direction de Anouk BARBEROUSSE
à ma chère mère
Résumé 4
1. Introduction à l'émergence 5
L'émergence en physique 12
2.1 Les dunes de sable comme exemple 19
3. L'émergence en biologie 26
3.1 La cellule comme exemple 30
4. L'émergence en philosophie et en sciences cognitives
39
4.1. La causalité descendante 39
4.2. La dynamique co-émergente en opposition aux
thèses dualistes et monistes 49
5. Conclusions 55
Résumé
Dans ce travail, j'explore le concept d'émergence
dans trois domaines différents : physique, biologie et sciences
cognitives. Cette exploration graduelle de l'émergence vise à
comprendre la relation corps- esprit comme une dynamique co-émergente.
On expose l'étude des phénomènes émergents aux
divers disciplines, en essayant de trouver de principes généraux
pour l'émergence, ainsi qu'en exposant quelques problématiques
conceptuelles qui peuvent être résolues avec une changement
d'ontologie sur la façon par laquelle l'émergence a lieu. Les cas
physique et biologique servent à établir une image plus claire de
l'émergence, ce qui permet de fonder une compréhension plus
profonde sur la façon par laquelle les niveaux d'organisation
supérieur et inférieur interagissent mutuellement. En effet,
cette reconnaissance peut guider une direction de recherche plus fructueuse
pour comprendre la relation entre le cerveau et l'esprit.
1. Introduction à l'émergence
Le mot émergence existe aussi bien en anglais
qu'en français depuis le XVe siècle, mais dans la vie
quotidienne le mot s'utilisait seulement pour parler, par exemple, d'un rocher
qui émerge de l'eau à marée basse. Néanmoins, ce
qui nous intéresse dans ce travail c'est l'émergence comme
concept qui a été introduit pour expliquer la vieille
constatation d'Aristote que le tout n'est pas simplement la somme de ses
parties. L'émergence peut être considérée
essentiellement comme une thèse qui reconnaît la difficulté
de réduire quelques propriétés aux éléments
constituants, mais aussi qui veut rendre intelligible comment ces
propriétés se manifestent, ainsi que la façon par laquelle
elles sont reliées causalement avec ces constituants.
En 1862, dans son oeuvre « A System of Logic
», J.S. Mill considérait le phénomène de la vie
comme le résultat d'une juxtaposition et interaction de ses parties
constitutives, mais il ne trouvait pas une explication directe seulement en
termes d'effets physiques. Il a donc introduit la distinction entre un effet
homéopathique et un effet
hétéropathique, en caractérisant le premier comme
un effet dont l'effet total peut toujours être décomposé en
la somme des causes individuelles des effets constitutifs, comme par exemple
une force résultante peut se décomposer en la somme de plusieurs
forces. En opposition, un effet hétéropathique serait le
résultat d'une dynamique composée par plusieurs actions causales,
mais qui ne peut pas se décomposer simplement dans l'étude des
résultats
des actions causales individuelles, dont Mill considéra
l'exemple du phénomène du vivant.
Quelques penseurs britanniques ont par la suite
développé les idées de Mill en caractérisant ces
types de phénomènes comme émergentes. Ce concept
a commencé à attirer l'attention des philosophes comme S.
Alexander et A.O. Lovejoy, entre autres, qui ont transmis aussi leur
intérêt à des biologistes comme L. Morgan et R. Sperry.
Malgré une grande croissance en popularité au début du
XXe siècle, dans les années 1930 à 1960 le
concept d'émergence a été attaqué par des
philosophes influents des sciences comme C. Hempel et E. Nagel, qui soutenaient
l'idée que le concept classique d'émergence était confus
et incohérent, parfois en l'associant au néo-vitalisme [1]. Mais
l'idée d'émergence refusait de mourir, et après une longue
série de transformations et adaptations aux nouvelles
découvertes, il est maintenant très présent dans la
discussion sur des phénomènes comme la vie et la conscience, et
aussi dans une relation importante avec les connaissances qu'on a sur
l'auto-organisation [2]. Dans ce parcours, il est évident que quelques
restes idéologiques historiques continuent à être cause du
débat sur la façon de penser l'émergence, dont il est
très courant de trouver plusieurs considérations
ontologiques1 d'un phénomène émergent qui
peuvent se placer encore soit dans l'extrême du réductionnisme,
soit dans l'extrême du dualisme.
1 Dans ce travail, on considérera par le terme
ontologie, l'ensemble des suppositions (plutôt implicites) sur
les types d'existence des phénomènes. Souvent ces derniers se
portent sur la vraie existence d'un phénomène par
rapport aux autres, comme par exemple la supposition ontologique que les
parties sont plus réelles que le tout.
De façon générale, on parle d'un
phénomène d'émergence quand on trouve un niveau
d'organisation à une échelle supérieure qui
présente une certaine nouveauté, ou qui ne peut pas
être prédit à partir des règles qui gouvernent le
niveau sous-jacent. Voici quelques exemples typiques de processus
émergentes: la liquidité d'un fluide à partir de
l'interaction de ses molécules, la cristallisation à partir de
certains arrangements d'atomes, ou la formation des symétries d'un
flocon de neige à partir de la condensation des petites gouttes d'eau ;
ou encore des cas plus polémiques, comme le comportement
économique global d'un marché financier à partir des
actions des agents individuels, ou l'organisation d'une ville à partir
des comportements individuels de ses habitants.
Le fait qu'on a un très grand panorama de
phénomènes avec de degrés de complexité assez
divers, qui néanmoins sont caractérisés tous comme
étant des phénomènes émergents,
suggère de faire aussi une gradation et une distinction des
différents types d'émergence. Aussi bien en science qu'en
philosophie, on distingue deux types d'émergence : émergence
faible et émergence forte [3]. On dit qu'un
phénomène de niveau supérieur est faiblement
émergent par rapport au niveau inférieur si les
propriétés du phénomène émergent peuvent
être expliquées par des règles locales du niveau
inférieur directement ou à travers une simulation
numérique. Inversement, un phénomène est fortement
émergent si on ne peut pas expliquer même en principe les
propriétés au niveau supérieur à partir simplement
des relations dans la dynamique locale. Tandis que la science a mis l'accent
sur
l'étude de l'émergence faible, la philosophie
l'a fait sur le concept d'émergence forte.
Il est très avantageux de commencer par remarquer
quelques propriétés générales sur les
phénomènes émergentes, qui peuvent nous donner une
idée plus claire sur sa formation et structure :
1) L'émergence est un phénomène qui
apparaît typiquement dans systèmes complexes et
auto-organisationnels.
2) Une propriété émergente surgit de
l'interaction des éléments d'un ensemble ou réseau, dont
aucun des éléments n'a cette propriété, et
maintient une certaine autonomie par rapport au niveau sous- jacent.
3) L'émergence apparaît spontanément de
la dynamique du système. Il n'existe pas un agent qui contrôle
l'organisation de manière individuelle.
4) La dynamique locale fait émerger une
propriété globale du système, et il apparaît que
cette propriété globale a une influence sur la dynamique
locale.
Si l'ensemble de ces propriétés ne peut pas
être considéré comme une définition précise
qui s'applique à n'importe quel phénomène émergent,
il nous aide à en avoir une idée qui ne soit pas trop vague. Pour
ce qui concerne une définition plus rigoureuse, la question de
caractériser très précisément ce qui est une
propriété émergente est encore débattue,
essentiellement car la définition de l'émergence est
très souvent posée en termes
métaphysiques qui sont précisément la cause du
débat. Par exemple, M. Bedau propose une caractérisation d'un
phénomène émergente qui repose sur deux facteurs [4]:
- Un phénomène émergent est
dépendant des processus sous-jacents.
- Un phénomène émergent est
autonome par rapport aux processus sous-jacents.
Cette caractérisation est encore plus
générale que la liste des quatre propriétés
exposée antérieurement, et elle reflète très bien
la contradiction apparente à laquelle l'émergence doit faire
face. Évidemment, pour le faire, il faut préciser ce que veulent
dire dépendance et autonomie dans ce contexte, puisque
la façon par laquelle on interprète ces termes est centrale dans
la discussion sur la question si le phénomène émergent
peut se réduire au niveau sous-jacent, ou pour fournir une explication
à l'interaction causale entre niveaux. Néanmoins, le fait
d'essayer de partir d'une définition de l'émergence qui soit
très précise, suppose qu'on comprend déjà bien le
phénomène de l'émergence. Il me semble qu'il sera plus
sensé d'utiliser une démarche dans laquelle on commence avec une
idée générale et qu'on raffine notre interprétation
des termes en parallèle avec l'approfondissement de notre
compréhension.
Une autre manière de caractériser
l'émergence est aussi très souvent exprimée en termes
épistémologiques. Habituellement on parle d'émergence en
relation aux nouvelles propriétés qui ne surgissent de
rien d'autre que l'interaction d'un grand nombre de composants dans un niveau
inférieur, et qui d'ailleurs ont un pouvoir causal sur la dynamique
locale qui les a fait émerger, mais qui ne peuvent
pas être expliqués simplement en termes
de l'interaction de ses composants. Ainsi, si bien on reconnaît la
difficulté d'expliquer le phénomène émergent
seulement en termes du niveau d'organisation sous-jacent, on s'intéresse
à rendre compte de la façon par laquelle ces deux niveaux
d'organisation interagissent entre eux, en nient qu'il a des causes
fondamentalement occultes qui donnent lieu aux propriétés
émergentes. De cette sorte, puisque un réductionniste voudrait
expliquer ces propriétés émergentes seulement en termes de
la dynamique constitutive, et qu'un dualiste dirait que ce sont deux niveaux
d'organisation radicalement différents sans pouvoir rendre compte de
leur relation causale, l'émergence est une thèse au milieu, ou
peut-être au-delà, du réductionnisme et du dualisme. Plus
explicitement, le fait qu'il existe une nouveauté et une
autonomie dans les propriétés au niveau
supérieur, ainsi que la difficulté de prévoir ces
propriétés en regardant seulement la dynamique locale, s'opposent
à la thèse réductionniste. De l'autre côté,
le fait que les propriétés émergentes se manifestent
causalement à partir de la dynamique locale mais qu'elles peuvent avoir
un effet causal sur cette dynamique s'oppose à la thèse
dualiste.
Néanmoins, comme on l'a déjà dit,
aujourd'hui on trouve plusieurs conceptions qui pensent l'émergence avec
de fortes suppositions ontologiques de manière qu'elles peuvent classer
l'émergence dans un plan toujours réductionniste ou dualiste,
même si elles sont moins fortes qu'auparavant. Si la supposition
ontologique pour le réductionniste est d'attribuer une vraie
existence seulement au niveau d'organisation fondamentale, le dualiste
s'oppose à cette vision en supposant
que les deux niveaux ont un statut d'existence mais
essentiellement différent. Par exemple, la vision standard de
l'émergence, appelé émergentisme, est une
façon de voir un phénomène émergent comme
étant épistémiquement irréductible mais
ontologiquement réductible au niveau sous-jacent [5], une thèse
également assez proche de ce qui est nommé physicalisme
non-réductif2. Néanmoins, on verra plus
en détail dans la section 4, que cette conception est
problématique, et que quelques philosophes même déclarent
que cette vision «...menace de s'effondrer soit dans un
réductionnisme, doit dans plusieurs formes plus graves du dualisme
» [1].
Pour pouvoir avoir une compréhension plus profonde sur
l'émergence, et pour essayer d'expliquer la relation entre le cerveau et
l'esprit en termes du concept d'émergence, il est essentiel de fonder
cette entendement d'abord dans l'étude de l'émergence dans des
dynamiques plus simples, comme le cas de la physique ou la biologie.
D'après avoir eu une compréhension solide dans ces cas, on
pourrait mieux s'aventurer à comprendre la relation cerveau-esprit.
2 Quelques autres philosophes, comme John Searle,
défendent que l'esprit comme propriété émergente du
cerveau, est ontologiquement irréductible, mais
épistémiquement réductible [6].
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