Chapitre 4- Chemins de fer et espace
La sensibilité parfois vive des élus aux enjeux de
la desserte ferroviaire64 s'explique certes par l'importance du
chemin de fer dans le désenclavement des zones rurales et par le service
public que l'on est en droit d'attendre de lui : circulation par tous temps,
tarifs adaptés pour les publics réputés fragiles. Mais
à notre avis ceci n'explique pas tout : il doit rester dans les «
gênes » des souvenirs de l'époque où
l'arrivée du chemin de fer bouleversait l'espace rural : des
quartiers « de la gare » sortaient de terre dans les bourgades
desservies, parfois même des cités entières poussaient,
notamment sur les lieux des noeuds ferroviaires65. C'est que les
villes nées du rail possèdent souvent leurs dépôts,
qui emploient des dizaines voire des centaines de cheminots et accueillent des
milliers de voyageurs qui passent une heure, un jour, une nuit, sans oublier de
consommer et de générer des emplois locaux.
Effets économiques certes, mais également effets
urbanistiques : « buffet de la gare », « hôtel de la gare
» ou « terminus », « avenue de la gare » : quelle
ville desservie par le rail (par le passé ou encore maintenant) ne
possède pas ces
« structures », finalement aussi incontournables que la
mairie ou l'église ?
C'est pourquoi le retrait progressif du chemin de fer de
l'espace rural ne se concrétise pas uniquement par la fermeture des
lignes secondaires. Un autre aspect, bien moins médiatique,
résulte de la fermeture de gares petites ou moyennes qui jalonnaient
autrefois le parcours des voies ferrées. Quand il traverse encore nos
campagnes, le chemin de fer ne s'y arrête plus guère. Deux
exemples suffiront pour s'en convaincre :
64 Par exemple la mobilisation des élus en
Lozère, pour sauver la desserte ferroviaire de Mende.
65 Arvant, Capdenac, Laroche Migennes, Neussargues
pour n'en citer que quelques-unes.
-Les TGV ne font halte que dans les grandes villes. Quelquefois,
pourtant, des gares ont été construites en rase campagne. Ainsi,
au milieu des champs de betteraves, voici la gare TGV « Haute-Picardie
» qui permet aux Amiénois et autres habitants de la Somme de
rejoindre le réseau à grande vitesse. On n'y trouve pourtant
aucun « buffet de la gare » (il est « remplacé » par
des distributeurs automatiques), et a fortiori aucun « quartier de la gare
». La campagne alentour reste désespérément vide.
Où sont les effets induits ? Ironie suprême, le transfert vers
Amiens se fait par autocar, alors qu'une voie ferrée « classique
», se dirigeant justement vers la capitale picarde, passe à
proximité immédiate de la ligne TGV mais n'y est pas
raccordée.
-Lorsqu'il était jeune étudiant, il y a une
vingtaine d'années, l'auteur empruntait une ligne de montagne (Aurillac
- Neussargues) pour se rendre à Clermont-Ferrand. Entre ces deux gares,
sur la petite soixantaine de Kilomètres du parcours, le train
s'arrêtait dans huit gares intermédiaires. Maintenant, il ne
stoppe plus que dans trois gares intermédiaires. Les cinq autres sont
fermées, vendues à des particuliers.
Il ne s'agit pas ici de regretter (quoique !) l'époque
où les omnibus s'arrêtaient partout et mettaient parfois à
rude épreuve la patience de ceux qui voyageaient de bout en bout de la
ligne. Il s'agit plutôt de constater que l'effet d'induction du
rail sur l'économie locale a fortement régressé.
Nous l'avons déjà dit, l'activité ferroviaire n'est pas
rentable en elle-même (ou si peu) mais elle le devient si l'exploitant
intègre en son sein une part des activités induites par les flux
(hôtellerie, restauration...). Le fait pour la SNCF de tourner le dos
à ces effets induits aboutit à une dégradation de la
rentabilité des activités ferroviaires, qui dans une
spirale « dépressive » contribue à hâter
la fermeture des lignes secondaires de moins en moins rentables66.
Nous verrons plus loin que les chemins de fer touristiques67 doivent
en quelque sorte reconstruire ces externalités pour, d'une part, amener
la rentabilité à un niveau acceptable et, d'autre part,
générer à nouveau un minimum d'effets positifs sur
l'économie locale.
66 Sans faire de jugement de valeur et sans vouloir
polémiquer, nous rajouterons que la SNCF cumulant un mode d'exploitation
coûteux et des frais de personnel élevés, son seuil de
rentabilité se fixe à un niveau élevé de trafic, ce
qui exclut de fait toute rentabilisation des lignes secondaires, et les
condamne à un abandon progressif. Même lorsque ces lignes sont
soutenues par les collectivités territoriales, la facture s'avère
élevée, puisque c'est toujours la SNCF qui exploite. La tentation
est parfois grande pour les collectivités de mettre fin au soutien
apporté au transport par rail.
67 Plus spécialement dans notre typologie : les
chemins de fer touristiques d'animation locale.
Conclusion - Une innovation qui fait son chemin ...de
fer
Natif du 1 9ème siècle sous sa forme
actuelle, le chemin de fer, grand ou petit, fait preuve une capacité
fascinante à dépasser résistances et obstacles, qu'ils
soient d'ordre technique ou d'ordre humain. Il possède potentiellement
une force structurante susceptible de modeler en profondeur non seulement son
environnement immédiat mais également les modes de vie des
populations. Les remises en causes dont il a fait l'objet, si elles ont parfois
causé son déclin, n'ont pas brisé son élan. Son
histoire est jalonnée d'une longue suite d'innovations. Et c'est
justement le propre des innovations de générer à la fois
résistances et conflits, pour les dépasser
ensuite68.
68 Le lecteur intéressé par les conflits
générés par les innovations pourra se reporter utilement
à Bouneau, Jung (2006).
Troisième parti
Le cadre de /'activité ferroviair
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