Conclusion générale - Nostalgie et
innovation en synergie
«Regret attendri ou désir vague accompagné de
mélancolie »313, la nostalgie est un sentiment qui ne
semble pas a priori inciter à l'action : si désir il y a, il
reste vague. Pas de quoi générer des évolutions : la
nostalgie est regret, regard vers le passé ; l'innovation est pari,
nécessairement à risque, sur l'avenir.
Dans sa Theorie der wirtschaftlischen EntwicKlung
(Théorie de l'évolution économique), parue en 1
91 2, Joseph Schumpeter nous donne une définition
magistrale de l'innovation: « La forme et la manière de
l'évolution au sens donné par nous à ce terme sont alors
fournies par la définition suivante : exécution de nouvelles
combinaisons. Ce concept englobe les cinq cas suivants :
-fabrication d'un bien nouveau [...]
-introduction d'une méthode de production nouvelle
[...]
-ouverture d'un débouché nouveau [...]
-conquête d'une nouvelle source de matières
premières ou de produits semi- ouvrés [...]
-réalisation d'une nouvelle organisation
[...]»314
Si nous nous risquons à transposer cette approche, non
plus à l'industrie, mais aux services, plus particulièrement aux
chemins de fer touristiques, le résultat nous semble intéressant.
En effet :
-l'installation ou la réutilisation, à des fins
autres que le transport, de voies ferrées par les exploitants des
chemins de fer touristiques constituent selon le cas « la fabrication d'un
service nouveau » ou bien « l'introduction d'une méthode de
production nouvelle » d'un service ancien, à savoir la prestation
de service ferroviaire
-l'appel aux touristes au lieu des voyageurs, pour
remplir les « petits trains » traduit « l'ouverture d'un
débouché nouveau »
-les locomotives et matériels anciens que l'on va chercher
de plus en plus loin ne représentent-ils pas quant à eux «
la conquête d'une nouvelle source de matières premières ou
de produits semi-ouvrés » nécessaires à la prestation
ferroviaire touristique ?
-« la réalisation d'une nouvelle organisation
» se concrétise dans le monde des « petits trains » par
la prégnance des structures associatives et la fédération
des intervenants (FACS puis FACS-UNECTO enfin FACS et UNECTO).
313 Définition du Petit Larousse
illustré, édition 1996, p 703.
314 Schumpeter (1999), p 94-95.
Mais, à notre avis, les ressemblances avec
l'évolution économique selon Joseph Schumpeter ne
s'arrêtent pas là :
-L'innovation s'épanouit en-dehors du circuit
économique établi. Nos « petits
trains » apparaissent en-dehors des exploitants
attitrés (SNCF), à côté dans le cas de constructions
nouvelles, ou bien sur les décombres de l'infrastructure ferroviaire.
-Les «petits trains » éclosent par
grappes, comme autant d'innovations. Nous avons parlé de la «
première vague », puis de la « seconde vague ».
-La destruction créatrice, ne la
retrouvons-nous pas dans la « sélection naturelle » des
projets, dans la natalité et la mortalité des exploitations,
parfois aussi dans les montages, démontages et remontages de
réseaux entiers ?
-La figure de l'entrepreneur nous semble
également bien présente. Ecoutons ce que Schumpeter nous dit de
l'entrepreneur : « Il y a d'abord en lui le rêve et la
volonté de fonder un royaume privé [...] Puis vient la
volonté du vainqueur. D'une part vouloir lutter, de l'autre vouloir
remporter un succès pour le succès même [...] La joie enfin
de créer une forme économique nouvelle [...]l''exploitant pur
et
simple' vient avec peine à bout de sa journée de
travail, notre entrepreneur, lui, a un excédent de force [...] il
apporte des modifications à l'économie, il y fait des tentatives
hasardeuses en vue de ces modifications et précisément à
raison de ces difficultés. Il se peut là aussi que la joie pour
lui naisse de l'oeuvre, de la création nouvelle comme telle [...] Ici
non plus on n'acquiert pas des biens pour la raison et selon la loi de la
raison »315. « La volonté du vainqueur »,
« la joie [...] de créer une forme économique nouvelle
» nous semblent bien présentes chez nos entrepreneurs des chemins
de fer touristiques. On nous rétorquera qu'il n'y a guère chez
eux (quoique dans quelques cas on puisse légitimement se poser la
question) « le rêve et la volonté de fonder un royaume
privé ». Certes, mais « c'est seulement dans la
première des trois séries de motifs que la
propriété privée est un facteur essentiel de
l'activité de l'entrepreneur. Dans les deux autres cas il ne s'agit pas
de cela, mais plutôt de la façon, précise et
indépendante du jugement d'autrui, qui mesure dans la vie capitaliste la
'victoire' et le 'succès', et de la façon dont l'oeuvre
réjouit celui même qui lui donne forme, et dont elle se comporte
à l'épreuve »316. Il y aurait donc parmi la
troupe des entrepreneurs place réservée pour les associatifs dont
l'objectif n'est pas de « fonder un royaume privé », mais qui
se plaisent dans la création ou la re-création des « petits
trains ».
315 Schumpeter (1999), p 135-136.
316 Idem, p. 136.
Les chemins de fer touristiques ont ainsi
révélé un certain nombre de personnalités : des
hommes prenant des risques qui n'ont rien à envier à ceux pris
par les entrepreneurs317, des hommes bravant l'adversité
voire les moqueries, des hommes empreints d'une « vision », des
hommes enfin mobiles pour être là où il fallait être.
Des hommes dont certains ont gagné par la réussite de leurs
chemins de fer touristiques une reconnaissance certaine.
Voilà donc la surprise : la nostalgie que rien ne
prédisposait à l'action a donné naissance à
un micro-secteur des chemins de fer touristiques marqué
du sceau de l'innovation schumpetérienne.
Certes, déjà, grands et petits trains se sont
caractérisés par de fortes capacités à innover tout
au long de leur histoire. Ils ont su en quelque sorte dépasser
par leur dynamisme propre un cadre technique et réglementaire
rigide. Et depuis un demi - siècle, le développement des
chemins de fer touristiques traduit un phénomène comparable :
apparition par vagues, nouvelles organisations, vie quasi biologique,
innovations touristiques. C'est que leurs protagonistes, les passionnés
de trains, ont su dépasser leur nostalgie des trains d'autrefois pour
passer à l'action. Avec de l'ancien, ils ont su faire du
nouveau. S'adapter pour créer et développer de vrais
produits touristiques.
Toutefois, cette synergie entre nostalgie et innovation
n'est pas acquise d'avance. Elle se remet en jeu tous les jours. Les
tendances au repli sur soi continuent presque partout à exister et elles
peuvent même s'avérer dominantes au sein de certains
« petits trains ». Refuser, consciemment ou
inconsciemment, de s'adapter au monde tel qu'il est (et non pas tel que l'on
voudrait qu'il soit) condamne au déclin, à l'exploitation
confidentielle voire à la disparition. A une
époque où le touriste est sans cesse sollicité, où
les pouvoirs publics font preuve d'une exigence croissante, les chemins de fer
touristiques doivent s'ouvrir : leur intégration dans des réseaux
(UNECTO, prescripteurs touristiques, organismes chargés du patrimoine,
présence auprès des décideurs) leur fera partager puis
adopter les meilleures pratiques. Car la professionnalisation constitue
une impérieuse nécessité pour amorcer le cercle vertueux
de la croissance. Ce pari n'est pas hors de portée : ailleurs
les chemins de fer touristiques prospèrent, avec des effets induits sur
les économies locales bien supérieurs à ceux
observés chez nous.
C'est que, au carrefour de l'industrie lourde (le chemin de fer),
des prestations de services modernes (le tourisme), de la conservation
patrimoniale (préservation des
patrimoines anciens) les chemins de fer touristiques sont
un phénomène hybride. La rencontre entre amateurs,
animés d'une passion toute légitime, prestataires touristiques
exigeant professionnalisme, collectivités territoriales responsables du
bien collectif, exploitants ferroviaires traditionnels soucieux de
préserver l'acquis débouche, comme c'est souvent le cas dans les
innovations, sur des conflits. Des blocages demeurent, qu'il faudrait lever.
Car ce tableau d'ensemble finit par nuire à la
crédibilité des chemins de fer touristiques. C'est dommage : car
ils sont la preuve que nostalgie et innovation peuvent faire bon ménage.
Ils proposent une précieuse réconciliation entre notre
passé et notre avenir. Ils sont finalement bien plus intéressants
qu'il n'y paraît à première vue.
Aussi, formons le voeu que nos « petits trains »,
ouverts sur le monde, conscients de leurs faiblesses mais aussi de leurs
atouts, soient pris au sérieux par l'ensemble de leurs interlocuteurs.
Enfin.
Annexes,
Sources,
Tab/eaux, graphiques et cartes,
Tab/e des matières
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