Chapitre 3- Deux vagues de pionniers.
Qui sont les acteurs principaux du mouvement en faveur des
chemins de fer touristiques, véritable lame de fond qui, entre 1957 et
2006, sur un demi-siècle, fait passer le nombre de chemins de fer
touristiques de sept à près de quatre-vingts ? Nous y voyons
d'abord des hommes144 confrontés à des
évènements tels que la fermeture d'un réseau
d'intérêt local, d'une ligne secondaire, l'abandon d'une machine
à vapeur, d'un matériel ancien...Le tout dans un contexte
d'avènement d'une société de loisirs.
Qu'ils soient de la première ou de la seconde vague, il
est intéressant de noter d'emblée la mobilité
géographique assez répandue des pionniers et des amateurs
qui suivent les chemins de fer touristiques dont ils s'occupent. Nous
y voyons logiquement l'effet de la passion. Nous y reconnaissons
également, dans certains cas, la conséquence du
désintérêt relatif des habitants de proximité
immédiate145.
Autre aspect, qui peut à première vue sembler
anecdotique, mais qui correspond à une réalité : les
chemins de fer touristiques sont, au moins en partie, une affaire de
famille. Le virus ferroviaire se transmet de père en fils. Et
les uns comme les autres trouvent parfois leur futur conjoint parmi les
amateurs de l'autre sexe !
1- Les oeuvres d'hommes (un peu) excentriques
Les hommes, toujours passionnés, parfois excentriques,
sont vus d'un oeil tantôt amusé, tantôt agacé, par
leurs contemporains.
En Gironde, un certain Jacques Millet prend des
soins à Arcachon et pendant sa convalescence arpente les dunes du
Cap-Ferret. Dans le sable, le trajet est pénible. Apprenant que divers
chemins de fer ont existé sur la presqu'île146, il se
met en tête de rebâtir un chemin de fer entre Bélisaire et
la plage océane147. Une fois guéri, il se met au
travail. En 1952, après moultes pérégrinations, le Tramway
du Cap-Ferret fait ses premiers tours de roue, en attendant l'inauguration
officielle de 1954.
144 Au sens d'être humain mais également
valable pour le genre, car les femmes sont très nettement minoritaires
dans le milieu des amateurs ferroviaires.
145 Un exemple : plus de la moitié des membres de
l'Association des Chemins de Fer de Haute-Auvergne n'habite pas dans le
département du Cantal. Certains viennent même
régulièrement de la région parisienne (à 500 Km)
pour participer à l'exploitation du train.
146 La revue Connaissance du Railcomporte
dans son numéro 69 (juillet-août 1986), p 4-14, une étude
détaillée relative aux différents tramways ayant
existé autour du Cap-Ferret.
147 Aujourd'hui, elle se nomme « la plage du
Petit Train ».
En Charente-Maritime, voici le Docteur Pol Gala.
Médecin militaire et passionné de trains, il rêve de faire
revivre la défunte ligne qui reliait Royan à Ronce-les-Bains.
Mais cela s'avère impossible. Il se replie alors à quelques
Kilomètres de là, sur l'île d'Oléron, et y fait
construire un chemin de fer touristique en voie de 60, le P'tit Train de
Saint-Trojan, inauguré en 1963.
2- Des Lyonnais entreprenants
Mais l'aventure d'un groupe de pionniers lyonnais, qui a aussi
ses « figures de proue », est peut-être la plus riche
en filiations. Nous sommes en 1957. « Une trentaine de copains du
'grand Lyonnais' »148 crée le Groupement Auxiliaire des
Exploitations Ferroviaires (GAEF), une dénomination qui constitue tout
un programme à elle seule ! La bande de jeunes se fait les dents en
essayant de sauver le réseau de montagne Annemasse - Sixt149
(Haute-Savoie). C'est un échec :
« l'exploitant en place comme les élus locaux
souhaitent s'en débarrasser »150. La mode du moment est
à l'automobile, et en conséquence tout ce qui circule sur fer est
ringard.
Les amateurs ne se découragent pas pour autant. En 1961,
ils ont enfin « leur » chemin de fer : à Meyzieu, dans la
banlieue lyonnaise. C'est un petit train en voie de 60, qui parcourt 1,4 Km
pour relier l'arrêt du car à la plage d'une base de loisirs. Il
est à vapeur. L'affaire n'est pas simple pour autant. La proposition
faite par les amateurs en 1959 à M. le Maire de Meyzieu est
acceptée, mais il faut attendre l'expropriation d'une butte de terre.
Le CFTM (Chemin de Fer Touristique de Meyzieu),
Société Anonyme, connaît le succès :
matériels anciens et visiteurs affluent, jusqu'au jour de 1967 où
le nouveau maire de Meyzieu prie nos amateurs, au titre d'une installation
précaire et révocable, d'aller jouer au train
ailleurs151.
148 Pour reprendre l'expression de Ricaud, Royer
(2002), p 4.
149 Dahlstrôm (1989), commentaire image 280 : «Bien
qu'étant encore compétitive et dotée d'un potentiel
touristique important, elle succomba en 1959 à la vague
déferlante de phobie envers les réseaux secondaires ».
150 Ricaud, Royer (2002), p 4. Les informations
relatives au chemin de fer touristique de Meyzieu sont prises à la
même source.
151 Bien plus tard, le Chemin de Fer Touristique de Meyzieu a en
quelque sorte ressuscité : son matériel circule désormais
sur le Chemin de Fer Touristique du Haut-Rhône, à Montalieu
(Isère).
Leur regard se porte alors sur le Chemin de Fer du
Vivarais, dont la fermeture intervient fin octobre 1968. Une section
de cet ancien réseau, Tournon - Lamastre (33 Km) ouvre en touristique
dès juin 1969152. Entre temps, la société CFTM
(Chemin de Fer Touristique de Meyzieu) est devenue...la société
CFTM (Chemins de Fer Touristiques de Montagne). Or, la dimension est toute
autre : entre 1,4 Km en voie de 60 et 33 Km en voie métrique, il y a une
différence d'échelle ! Et des paris sur le succès qui
engagent le patrimoine personnel de certains membres. Loin de rester
indifférent à tous ces efforts, le Conseil Général
de l'Ardèche prête main forte en octroyant un prêt à
taux zéro aux audacieux. Marc Dahlstrôm relève que le
Chemin de Fer du Vivarais, version touristique, « dès le
départ a connu un succès
immense ». Il devient « un haut lieu du tourisme
ferroviaire en Europe »153.
3- La « première vague »
déferle
Un peu partout en France, les amateurs s'activent. Dans un
premier temps, c'est l'urgence qui prime : il faut sauver du ferraillage
locomotives, voitures, wagons. Nos amis des chemins de fer rachètent,
stocKent, réparent... Dans un second temps, l'idée vient à
l'esprit des amateurs : pourquoi ne pas redonner vie, autrement dit, refaire
à nouveau circuler ces matériels historiques ?
Une « première vague » de
création de chemins de fer touristiques prend appui sur les
décombres des anciens réseaux secondaires ou
agro-industriels. En voici une chronologie.
1966 : l'Association du Musée des Transports de Pithiviers
(Loiret) réutilise un réseau ferré destiné au
transport des betteraves
1967 : le Chemin de Fer d'Abreschviller (Moselle) fait revivre un
réseau forestier dans le massif vosgien
1969 : l'Association Bordelaise des Amis des Chemins de Fer
(ABAC) exploite la ligne Sabres - Labouheyre qui dessert le tout jeune
Ecomusée de Marquèze (Landes).
1970 : le Chemin de Fer de la Vallée de l'Ouche,
reconstruit à écartement plus réduit sur une plate-forme
ferroviaire existante, est créé
1971 : le P'tit Train de la Haute-Somme (Somme) redonne vie
à un réseau mi betteravier, mi stratégique
1972 : le réseau dit « des bains de mer de la Somme
» est sauvé, sans même avoir eu le temps de fermer. Il
devient le Chemin de Fer de la Baie de la Somme (CFBS)
152 Une autre partie de l'ancien Chemin de Fer du
Vivarais est aujourd'hui préservée par l'association « Voies
Ferrées du Velay ». Il s'agit de la section Dunières -
Saint-Agrève.
153 Dahlstrôm (1989), p 244 pour les deux
citations
-1975 : le Chemin de Fer Touristique du Tarn (CFTT),
véritable reconstruction d'un réseau disparu, est
inauguré
-1976 : le Musée des Transports de la Vallée du
Sausseron (MTVS, Val d'Oise) ouvre ses portes. « Pour la première
fois, on va reconstruire toutes les installations d'un dépôt et
d'une gare de départ et ensuite reposer une ligne à voie
métrique sur une ancienne plate-forme de chemin de fer
départemental » relève Claude Wagner154. -1980 :
le « Train des Pignes » du Groupe d'Etude pour les Chemins de Fer de
Provence (GECP) organise ses premiers voyages nostalgiques sur le réseau
du Chemin de Fer de Provence
-1988 : le Chemin de Fer minier de la Mure (Isère) est
repris en exploitation touristique.
Hélas, tous les réseaux susceptibles de
présenter un intérêt touristique et/ou historique ne sont
pas sauvés. Parmi les perdus (et regrettés) voici:
-le Réseau Breton avec ses 393 Km de voies, « le
plus bel ensemble ferroviaire à écartement métrique du
continent »155, « La Mecque des fanas de secondaires
»156 disparu en 1967
-le CFD Lozère fermé en 1968. L'AJECTA, autre
association très active, qui existe encore de nos jours157,
veut en récupérer une portion de 8 Km pour une exploitation
touristique. Le Conseil Général de Lozère, d'abord
favorable, finit par lâcher le
projet158
-le P.O Corrèze arrêté dans toutes les
activités en 1970
-les Tramways de la Corrèze (TC), abandonnés
dès 1959. Ils constituaient « le dernier tramway à vapeur
français, qui aurait pu devenir un extraordinaire train touristique
»159.
Quelles sont les raisons premières de ces
échecs ? 160 Nous en voyons principalement deux :
-l'absence (ou le nombre insuffisant)
d'amateurs. « Chaque sauvegarde a pu être
réalisée par la constitution d'un groupe motivé. La
disparition intégrale du Réseau Breton à voie
métrique résulte de l'absence d'un tel groupe en Bretagne au
début des années 70 »161.
154 Dahlstrôm (1989), préface de C.
Wagner, p. 3.
155 Ricaud, Royer (2002), p 190.
156 Dahlstrôm (1989), p 1 7.
157 Elle possède un musée ferroviaire
dans la rotonde de Longueville et organise des trains spéciaux.
158 Ricaud, Royer (2002), p 47.
159 Dahlstrôm (1989), p 14. Toutefois, il existe
un projet de reconstruire à des fins touristiques une section de ce
réseau.
160 Au-delà des raisons premières, le lecteur
gardera à l'esprit les réflexions du chapitre
précédent portant sur le « milieu » des amateurs
ferroviaires.
161 Bouchaud, Cheveau (1999), p 270.
-l'absence de soutien des pouvoirs publics.
L'attitude du Conseil Général de l'Ardèche qui a
joué un rôle actif dans la préservation du Chemin de Fer du
Vivarais contraste avec celle du Conseil Général de Lozère
dont le soutien au projet présenté a finalement fait
défaut.
4- ...suivie de la « seconde vague
»
Malgré les échecs, le mouvement des chemins de fer
touristiques est bel et bien engagé. Les bases physiques (les
réseaux d'intérêt local) de ces premières
créations étant en grande partie épuisées, la
dynamique se poursuit d'une manière différente dans les
années 1980 et 1990. Nous parlons donc d'une « seconde
vague ». Cette fois, ce sont les nombreuses
fermetures de lignes secondaires SNCF qui suscitent des vocations de sauvetage.
Les chemins de fer touristiques fleurissent à nouveau, mais sur
des portions de lignes secondaires SNCF, à voie normale. Cette
« seconde vague » n'est pas entièrement épuisée
aujourd'hui. Elle correspond, en gros, dans notre typologie, aux chemins de fer
touristiques d'animation locale162. Autre
« versant » de cette vague: les locomotives
SNCF préservées, à vapeur notamment, qui assurent
épisodiquement des trains spéciaux sur le Réseau
Ferré National.
Comme la première, cette « seconde vague
» a elle aussi ses « figures de proue ». Un seul
exemple parmi bien d'autres : l'auteur a rencontré M.
Jean-Michel Piernetz. Cadre SNCF, désormais à la
retraite, il fait ses premières armes touristiques sur
l'infortuné Chemin de Fer Touristique du Rabodeau (à voie
normale), dans les Vosges. Un échec ne l'arrête pas. En 1983 il
fonde l'ATM (Autorail Touristique du Minervois, basé à Narbonne,
encore à voie normale), premier cas en France d'utilisation d'une
infrastructure SNCF par une association. En 1997, nous le trouvons aux confins
du Cantal et de la Corrèze, instigateur du « Gentiane
Express »163 (toujours sur voie normale)
exploité par l'ACFHA (Association des Chemins de Fer de Haute-Auvergne)
dont il est aujourd'hui le Président. Toute une « carrière
» menée sur voie normale, entre grands et «petits trains
», à travers les régions de France !
162 Voir infra, Cinquième partie,
Chapitres 6 et 7.
163 Parcours : Bort-les-Orgues,
Riom-ès-Montagnes, Lugarde (39 Km) sur l'ancienne ligne de montagne
Bort-les-Orgues - Neussargues.
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