Louis Ferdinand Céline:une pensée médicale( Télécharger le fichier original )par David Labreure Université Paris 1 panthéon sorbonne - DEA Histoire et philosophie des sciences 2005 |
2.3 :LES PREMIERS TRAVAUX POUR LA SDN:LA MISSION AMERICAINE :
Ces premiers écrits auxquels on peut accéder dans le numéro III des Cahiers Céline (NRF Gallimard) sont en fait une série de rapports commandés par le docteur Rachjman au docteur Destouches lors de sa mission d'accompagnement de médecins latino américains à travers les Etats-Unis, mission dont nous avons déjà parlé. Ces rapports sont intéressants dans ce qu'ils montrent un souci d'analyse et un véritable intérêt pour ce que nous appellerions « politiques de santé ».Destouches, fasciné par l'Amérique, anglophile depuis longtemps, trouve là un premier terrain d'observation qui va anticiper d'une part certains des plus beaux passages du Voyage au bout de la nuit mais aussi la réflexion qui ne cessera de s'affiner sur les problèmes d'hygiène et de santé publique. Cependant, Destouches n'émet aucune idée, aucun programme médico-social quelconque. Le docteur Destouches observe, accumule les expériences sans, pour l'instant, les interpréter. Le ton reste ainsi relativement neutre. Ces textes sont donc à différencier de certains écrits ultérieurs beaucoup plus intéressants du point de vue des idées personnelles et d'une véritable « vision » hygiéniste. La première étape du voyage est la Louisiane, du 12 au 21 mars 1925.Louis et les autres médecins sont accueillis par le président du conseil de santé et emmenés dans plusieurs villages pour s'enquérir des « conditions agricoles, industrielles et sociales ».Ils observent la population en général, la population blanche comme la population noire. Si la première semble en relative bonne santé, l'état général de la seconde est plus mystérieux. La mortalité est nettement supérieure chez les noirs. Destouches constate dans son rapport que la préoccupation de la population aux questions d'hygiène est plutôt correcte. Il vérifie cela à l'abondance des articles dans les journaux ou au recensement des activités incitatrices à l'hygiène à l'école. Destouches salue le développement de cette préoccupation sur le continent européen : « En Amérique, ces qualités n'ont fait que se développer »33(*).Un bémol, cependant : la vaccination n'est pas totalement rentrée dans les moeurs aux Etats-Unis. Elle est même déconseillée. Cela peut s'expliquer par la présence de nombreux « charlatans/ devins »34(*) parmi les médecins américains. Cet état de fait n'est « pas explicable par la raison »35(*) mais est probablement imputable à la religion selon Destouches. En ce qui concerne le paludisme, il est peu présent en ville : les habitants vivent dans une relative prospérité matérielle donc respectent plus l'hygiène que les ruraux. Un fait notable pour le docteur Destouches est que l'on se sert de l'hygiène pour attirer de nouveaux habitants dans les villes afin de contribuer à leur développement. La seconde étape du voyage est Detroit,dans les usines Ford 5 au 8 mai 1925 :Ce premier rapport sera réutilisé ultérieurement ,avec certaines modifications ,dans une conférence à la société de médecine de Paris ,en 1928.Céline transposera ensuite cette visite dans les usines Ford dans le Voyage au bout de la nuit,ce qui montre à quel point cette visite l'a marqué...L'entreprise Ford,à l'époque,incarne la réussite,le capitalisme et la production de masse aux Etats-Unis et Céline va se montrer admiratif de l'organisation sanitaire des usines : la mécanisation très poussée des moyens de production nécessite une moindre force physique pour l'accomplissement du travail , les ouvriers agissant de façon mécanique,à raison d'un ou deux gestes répétés autour d'une machine ; l'entreprise emploie ainsi un grand nombre de vieux, d'handicapés ou de malades, dont « l'état de santé (...) destine à l'hôpital plutôt qu'à l'industrie »36(*).Céline décrit une visite médicale avant embauche où ne se présentent que des éclopés, malades aussi bien physiquement que mentalement. Sont ainsi embauchés un bon nombre de ce que Céline nomme « nerveux ».Un des médecins de l'usine lui dit d'ailleurs que des animaux feraient le travail tout aussi bien : « Le médecin chargé des admissions nous confiait d'ailleurs que ce qu'il leur fallait ,c'était des chimpanzés,que cela suffisait pour le travail auquel ils étaient destinés »37(*).Une anecdote reprise dans le Voyage au bout de la nuit, exception faite que c'est un chauffeur de taxi qui lui explique « que ce qu'il trouvait bien chez Ford c'est (...) qu'on y embauchait n'importe qui et n'importe quoi »38(*).Céline décrit ensuite le service social. Ce service a pour but principal « d'éviter les départs d'ouvriers mécontents »39(*).Il n'existe pas d'assurance maladie, puisque les malades travaillent ni d'assurance vieillesse pour la même raison. Les accidents sont pris en charge par l'Etat et non par l'entreprise. La rentabilité de la masse productive a ainsi rendu inutile que l'on s'occupe individuellement de l'ouvrier ; il n'y a, par exemple, plus de visite médicale. Le service social est réduit au minimum : il ne compte que douze employés, dans le but de « faire des économies »40(*).L'hypothèse de Céline est que l'on a supprimé les services d'hygiène, de santé pour augmenter la rentabilité de l'entreprise et « rassurer les actionnaires par des économies massives »41(*).L'augmentation du nombre de machines, la mécanisation nécessitent moins d'ouvriers spécialisés. Il devient donc inutile, en terme de rentabilité, de faire attention à leur santé. Céline ne semble étrangement pas scandalisé ou indigné par cet état de fait : « Cet état des choses,à tout prendre au point de vue sanitaire et même humain ,n'est point désastreux quant au présent »42(*). Toutefois, l'avance de Ford se situe surtout en matière technologique, du point de vue de l'outillage. La projection sur l'avenir semble moins réjouissante et Céline imagine un « Henry Ford vaincu par ses propres ingéniosités, dirigeant seul avec quelques hommes chimpanzés cette monstrueuse usine »43(*).Son constat final montre un certain désabus : « Chez Ford, la santé de l'ouvrier est sans importance, c'est la machine qui lui fait la charité d'avoir encore besoin de lui »44(*). Un troisième rapport d'un intérêt moindre,si ce n'est en ce qu'il diffère complètement de la vision fordiste ,nous est parvenu,il s'agit de celui concernant le service sanitaire de la compagnie Westinghouse à Pittsburgh qui représente une branche très diversifiée et hautement spécialisée de l'industrie électrique. La formation d'un nouvel ouvrier est longue et coûteuse, d'où l'intérêt de réduire le turn over, les absences pour maladies et les accidents du travail ; ici, le rendement de l'entreprise va être amélioré par l'intermédiaire, précisément, de la prise de certaines mesures sanitaires et sociales. Le service sanitaire va ici être lié à la politique de débauchage de l'entreprise. Celle ci licenciait ses employés au bout d'une seule année, les remplaçant automatiquement par d'autres. Le service sanitaire va être un moyen de garder l'ouvrier par le développement, notamment, d'un système d'assurances. Une assurance maladie a été crée, ainsi qu'une assurance vieillesse, ayant pour effet direct, semble-t-il une baisse substantielle des accidents dus à l'inattention, crée notamment par la peur de l'invalidité pour cause de maladie, de vieillesse ou de pauvreté ou par des problèmes physiques, comme la tuberculose ou certaines maladies vénériennes. On a également développé la vente d'actions aux ouvriers à un tarif préférentiel, un crédit d'habitation et un restaurant coopératif Cette organisation sanitaire est ingénieuse et intéressante en terme de rentabilité pour l'entreprise car celle-ci, moins mécanisée que les usines Ford, a besoin d'une main d'oeuvre valide et en bonne santé : « Le système est intéressant pour ces industries où la main d'oeuvre joue un grand rôle dans la production »45(*). C'est d'ailleurs essentiellement dans le contraste saisissant avec la politique pratiquée dans les usines de Detroit que réside l'intérêt principal de ce rapport. L'intérêt et la précision des constats de Céline à propos de l'organisation des usines Ford se distingue fortement de la neutralité de ton utilisée dans ce rapport,sans doute parce que le terrain de la production de masse ,de l'industrialisation qui se développe ,intéresse déjà plus le futur hygiéniste ... : « En somme, nous nous trouvons chez Westinghouse devant une institution sanitaire à la fois ingénieuse et logique peut être un peu trop rationnelle comme tout ce qui est conçu par l'élite intellectuelle américaine, mais qui doit, je crois, concourir dans une mesure assez grande à faire réaliser les économies qu'on en attend »46(*). Les thèmes contenus dans le rapport sur l'entreprise Westinghouse ne seront pas réutilisés par la suite. Celui ci est moins dramatique, moins angoissant que le rapport Ford. Il convient toutefois de préciser, à la lecture des ces rapports que Céline se place toujours du point de vue de l'employeur, jamais du point de vue du malade... Une visée « économiste », voire « rentabiliste » que l'on retrouvera plus tard. Ces premiers textes ne contiennent qu'en germe les véritables réflexions de Céline sur l'hygiène et la médecine sociale. Les thèmes seront reprécisés ultérieurement et d'une manière complètement différente. Il ne s'agit là que de rapports, dont le contenu favorable, d'une certaine manière, aux dispositifs de santé en vigueur dans ces entreprises ne laissent augurer en aucune façon des vigoureuses dénonciations du fordisme dans le Voyage au bout de la nuit. Ils sont précieux toutefois dans le sens où ils sont un véritable socle des préoccupations futures de l'hygiéniste Destouches. * 33 L.F Céline, «Louisiane » (1925) in Cahiers Céline III, Paris, Gallimard, p.114 * 34 Ibid p.115 * 35 Ibid p.115 * 36 L.F Céline, « Note sur l'organisation des usines Ford à Detroit » (1925) in Cahiers Céline III, Paris, Gallimard, p.123 * 37 Ibid p.123 * 38 L.F Céline, Voyage au bout de la nuit, Paris, Folio Gallimard, 1932, p.224 * 39 L.F Céline, « Notes sur l'organisation sanitaire des usines Ford à Detroit » (1925) in Cahiers Céline III, Paris, Gallimard, p.128 * 40 Ibid p 128 * 41 Ibid p 128 * 42 Ibid p 129 * 43 Ibid p 130 * 44 Ibid p 130 * 45 L.F Céline, « Notes sur le service sanitaire de la compagnie Westinghouse à Pittsburgh » (1925) in Cahiers Céline III, Paris, Gallimard, p.135 * 46 Ibid, p135 |
|