Louis Ferdinand Céline:une pensée médicale( Télécharger le fichier original )par David Labreure Université Paris 1 panthéon sorbonne - DEA Histoire et philosophie des sciences 2005 |
1.3 : UNE BIOGRAPHIE PARTICULIERE:Il ne faut pas aller plus loin que la préface originale de Semmelweis pour en trouver la première originalité :« Dans ce moment où notre profession paraît subir, (...) un renouveau d'agaceries de la part d'un certain nombre de flatteurs publics, (...) au moment où chaque profane (...) prétend dévoiler nos tares (...) il nous a été agréable de consacrer notre thèse de Doctorat à la vie d'un grand médecin »212(*).Dans cette préface, Céline commence par dénoncer ceux qui critiquent un peu trop facilement la profession médicale,critique portée généralement par des non médecins ,des « profanes ».C'est bien le futur docteur Destouches qui défend ici le corps médical auquel il va bientôt appartenir,avec véhémence et acharnement,sur un ton polémique , contre ces « faciles satyres qui croient nous fustiger »213(*).Ce premier texte préfaciel présente un Destouches divisé,qui se sent tenu de se défendre .Mais quels sont ces détracteurs imaginaires ,en dehors de la sphère professionnelle qui ne parleraient pas son langage et à qui il refuserait de répondre ? Tout se passe comme si on avait déjà, à l'entrée de Semmelweis, les principales composantes d'un scénario de persécution avec un Céline répondant à d'obscurs bonimenteurs, innommables et indéfinissables. Sa thèse sera d'abord un éloge de Semmelweis : on sent dès ces premières lignes que le docteur Destouches lui voue une admiration extrême : « La pensée médicale (...) la seule véritablement humaine (...) s'est illustrée très lisiblement dans chaque page de son existence »214(*).Semmelweis sera l'exemple parfait d'un médecin entièrement dévoué à son art, qui fera don corps et âme de son existence pour pratiquer. Il va être la meilleure réponse aux innombrables détracteurs que compte la médecine à son égard : « Qu'il nous suffise de demander à d'autres sectes professionnelles de produire des exemples humains aussi sincères, aussi lumineux que celui de P.I Semmelweis »215(*).A cette époque, Céline ne couve pas encore derrière l'étudiant en médecine Destouches : le « nous » est très présent pour défendre les médecins et exprimer son attachement au corps médical. Il est l'un des leurs, à part entière. La thèse commence par un coup d'éclat,un « morceau de bravoure »216(*) comme le dit Emile Brami dans la biographie qu'il consacre à Céline :au début ,un tableau d'histoire, l'horreur de la révolution, l'Europe accouchant douloureusement d'une nouvelle ère .Le vocabulaire, le ton et le lyrisme peuvent faire penser à Victor Hugo : « Mirabeau criait si fort que Versailles eut peur .Depuis la chute de l'empire romain, jamais semblable tempête ne s'était abattue sur les hommes, les passions en vagues effrayantes s'élevaient jusqu'au ciel (...)L'humanité s`ennuyait, elle brûla quelques dieux, changea de costumes et paya l'histoire de quelques gloires nouvelles »217(*).Ce qui semble intéresser Céline ,ici, c'est la fièvre qui s'empare des peuples tourmentés, ce qu'il nomme « cet immense royaume de frénésie »218(*) .La principale fonction de ce prologue pourrait être de montrer les interactions entre le destin collectif (de l'Europe) et le destin de Semmelweis. Le narrateur affirme d'abord que le médecin hongrois naît dans cette époque de « convalescence » qui succède à la furie des peuples, mais il démontrera finalement que le délire regagne la collectivité dans les dernières années de Semmelweis pour accomplir le destin de celui-ci. La façon dont l'Histoire réfléchit ou infléchit le cours de l'histoire de Semmelweis annonce la projection du délire du sujet célinien sur la scène historique. Il apparaît ainsi que la place de l'Histoire dans Semmelweis n'est pas loin d'annoncer l'intrication de l'histoire de Céline et de l'histoire européenne avant et pendant la seconde guerre mondiale. Dans la préface de 1936, Céline avertit son lecteur qu'il ne devra pas « se laisser rebuter par les chiffres, les détails ou les explications minutieuses ».Est ce parce que c'est sur ces informations que le biographe semble le moins rigoureux ? A lire La vie et l'oeuvre de Philippe Ignace Semmelweis 1818-1865, on est frappé par certains écarts existant entre les affirmations de l'auteur et les faits historiques. On serait même tentés de croire à des affabulations de la part de Céline ou tout du moins une vision très romancée et exagérée de son existence réelle. Cette hypothèse est, en effet, assez séduisante...Elle est néanmoins erronée : Céline s'est bien renseigné sur la vie de Semmelweis. Non pas pour en faire une présentation fidèle mais pour créer une variante personnelle qui exprimerait ses propres aspirations et conceptions de l'humanité. La thèse prend ses sources dans des ouvrages de langue allemande et de langue anglaise, ainsi que dans le discours commémoratif d'un professeur français, Adolphe Pinard (1906) et,très certainement ,dans l'article de L.Hahn dans le Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales de Dechambre. Ces ouvrages auraient pu servir de base suffisante pour réaliser une thèse correcte et fidèle sur la vie de Semmelweis, mais le fait est que la « version Céline » fait peu de cas de cette riche bibliographie. Le titre même comporte une erreur initiale : L'inversion des prénoms de Semmelweis (Ignace Philippe et non Philippe Ignace).Peu importent les raisons de ce tour de passe-passe, le fait même de l'inversion témoigne d'une nonchalance à l'égard des faits, en tout cas d'une grande autonomie de l'écrivain avec le sujet de sa thèse. Dans un article de L'année Céline 91 sur « Médecine et littérature », Judith Karafiah a relevé nombre d'écarts de types divers : manipulation des dates (notamment la date de naissance de Semmelweis que Céline situe le 18 juillet, ce qu'aucune biographie antérieure ne confirme...), Omission de certains événements importants et ajout de scènes de pure fiction : la volonté de persécution, l'auto inoculation, le suicide. Il a même bâti un épilogue truqué, une version mythifiante. On peut également douter de la véracité scientifique de certains chiffres comme ceux, notamment, de la mortalité : Céline avance des « séries mortuaires de 96 pour 100 chez Klin »219(*).Il s'agissait d'une exagération : la biographie de Pinard avance un chiffre compris entre 16 et 31 pour 100, ce qui est déjà énorme. Ce genre d'exagérations, d'inexactitudes sera tout à fait courant chez l'écrivain Céline. Loin de respecter l'être réel de son modèle, il l'a chargé de projections réellement subjectivistes. Céline ne fut pas le seul écrivain à être inspiré par la vie de l'obstétricien hongrois : F.G Slaughter, lui aussi médecin et écrivain, décrit en ces termes, dans Semmelweis cet inconnu, les derniers jours de Semmelweis : « Sa femme et ses amis s'inquiétaient pour sa raison et commençaient à le surveiller de près, craignant que dans un moment d'excitation il mit ses jours en danger. Son humeur s'assombrit encore (...) Enfin, le médecin de l'asile découvrit une plaie infectée de la main droite, très vraisemblablement consécutive à une intervention obstétricale. La blessure se gangrena... La mort s'en suivit le 13 août 1865 ».Le futur docteur Louis Destouches, lui, dramatise largement l'évènement : « Vers deux heures on le vit dévaler à travers les rues, poursuivi par la meute de ses ennemis fictifs. C'est en hurlant, débraillé, qu'il parvint de la sorte jusqu'aux amphithéâtres de la faculté. Un cadavre était là sur le marbre (...) Semmelweis, s'emparant d'un scalpel (...) incise la peau du cadavre (...) Il accompagne ses manoeuvres d'exclamations et de phrases sans suite...Les étudiants l'ont reconnu, mais son attitude est si menaçante que personne n'ose l'interrompre (...) Par un geste plus saccadé que les autres, il se coupe profondément. Sa blessure saigne. Il crie...Il menace (...) Comme Kolletchka naguère, il vient de s'infecter mortellement »220(*). En réponse à la thèse de Louis Destouches, le professeur Tibérius de Györy, dans un ensemble de rectifications à la version abrégée, Les Derniers jours de Semmelweis, rétablit quelques vérités de chiffres, de faits et de dates. Outre la fameuse exagération concernant les chiffres exacts de la mortalité due à la fièvre puerpérale, il souligne que les collègues de Semmelweis ne se sont jamais tournés a priori contre lui. Il nie, en outre l'existence d'affiches, de « manifestes » que Semmelweis aurait affichés sur tous les murs de Vienne. Enfin, la scène finale est, selon de Györy, une pure et simple invention. Guido Ceronetti dégage, à juste titre, deux moments importants dans la « tragédie Semmelweis » : La découverte de Semmelweis d'une part et sa fin misérable d'autre part. Car c'est bien d'une tragédie dont il s'agit. Une tragédie non seulement humaine mais aussi biologique, subordonnant les hommes à des puissances qui les dépassent de loin .Ce sont bien ces deux moments qui font passer Semmelweis d'une vie normale à un statut de mythe. Les falsifications, exagérations et autres erreurs de chiffre ne sont là que pour accentuer le côté déjà dramatique de la vie de Semmelweis, lui donner plus de relief. Il faut aussi voir comment les erreurs statistiques viennent à l'appui de la thèse de la persécution : pour montrer que c'est volontairement que les prescriptions de Semmelweis ne sont pas respectées et que l'accoucheur se trouve seul contre les « mesquineries » et les « bassesses ».Certains évènements,nous l'avons vu ,ont été passés sous silence par Céline et cette manoeuvre entre dans le même esprit :il ne dit pas que Semmelweis a refusé,en 1857,une chaire d'obstétrique à l'université de Zurich. De même il ne fait aucune allusion au fait qu'il ait été nommé, en juillet 1858, professeur d'obstétrique théorique et pratique à l'université de Pesth. Pourtant,à la fin du récit,Céline fait comme si il avait été question de cette nomination :il parle des cours de Semmelweis,transformés en « longs développements injurieux »221(*) et mentionne que la Faculté ,ayant constaté que Semmelweis était atteint de troubles de la personnalité, « décida de lui trouver un remplaçant »222(*).Comme pour la lecture des romans,il faut donc se garder de donner une interprétation trop restrictive de ses transpositions mais ne pas oublier de mettre l'accent sur le fait que dans chaque récit célinien,on trouve cette continuité fantasmatique et affabulatrice : Semmelweis s'accorde bien aux autres oeuvres de Céline dans cet ordre de la persécution. * 212 L.F.Céline, Semmelweis, Paris, L'imaginaire Gallimard 1999, p.23 * 213 Ibid.p.23 * 214 L.F.Céline, Semmelweis, Paris, L'imaginaire Gallimard 1999, p.23 * 215 Ibid, p.24 * 216 E.Brami, Céline, Paris, Ecriture, 2002, p.278 * 217 L.F.Céline, Semmelweis, Paris, L'imaginaire Gallimard, 1999 , p.27 * 218 Ibid.p.27 * 219L.F.Céline, Semmelweis, Paris, L'imaginaire Gallimard, 1999, p.55 * 220 Ibid pp 96-97 * 221 L.F Céline, Semmelweis, Paris, L'imaginaire Gallimard, 1999 ,p.93 * 222 Ibid p.96 |
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