Louis Ferdinand Céline:une pensée médicale( Télécharger le fichier original )par David Labreure Université Paris 1 panthéon sorbonne - DEA Histoire et philosophie des sciences 2005 |
1.2 : LE PERSONNAGE SEMMELWEIS:« On me l'avait racontée...parce que j'ai fait mes études à Rennes (...) et j'avais un brave professeur d'obstétrique qui m'avait raconté l'histoire de Semmelweis, bon. Ah ben j'ai dit nom de dieu tiens voilà une affaire que je vais raconter et puis ça va me faire une thèse ,j'avais le droit. Alors j'ai fait cette thèse, et, ben mon Dieu, elle a passé, et le bonhomme c'était le professeur Brindeau, qui était musicien et qui dit : « Ah ben il est fait pour écrire cet homme là »199(*).Louis Destouches a choisi de devenir médecin en racontant une histoire comme c'est en racontant sa propre histoire qu'il deviendra Louis Ferdinand Céline. Une amie de Céline explique ainsi ce choix : « L'histoire de Semmelweis était faite pour lui. Il ne goûtait que le désastre »... Anticipation flagrante des gloires et déboires du futur écrivain, La vie de Semmelweis est transparente d'autobiographie célinienne et pose les bases du drame de toute sa vie. Il semble dresser un véritable autre lui-même : enfance petite bourgeoise commerçante près du peuple, études non conformistes mais pragmatiques... Le futur Céline élargit les expériences morales, les aspirations de son héros à l'image de sa propre vie : « Vraiment c'est chaque fois la même infirmité, le même entêtement stupide dans la routine aveugle et sourde autour de l'enfance d'un être exceptionnel...Personne ne se doute... personne ne les aide. »200(*).La thèse en médecine est d'emblée une communion avec un personnage qui fascine, envoûte et hante L.F.Destouches. Les deux hommes ont la vocation médicale. C'est un fait. Ils étaient pourtant destinés à autre chose : Semmelweis pour le droit, Céline pour le commerce comme le voulait son père. La médecine va s'imposer à eux comme une évidence : pour Semmelweis c'est à la vue d'une dissection, pour Destouches lors de son premier voyage en Afrique en 1916 puis lors de ses tournées hygiénistes en Bretagne, pour la fondation Rockefeller : « Il alla vers elle (la médecine) tout naturellement. Le droit ne le retint pas longtemps »201(*) .Nous avons vu aussi que le jeune Destouches baignait dans un environnement familial largement aseptisé. On prenait bien garde de ne rien faire qui pourrait gâter la pureté d'une dentelle, notamment du point de vue des odeurs. C'est dans ce conditionnement là qu'il faut aussi chercher l'intérêt de Céline pour Semmelweis. Né à Buda, en Hongrie, le 18 juillet 1818, Ignace Philippe Semmelweis est le quatrième fils d'un père épicier. Il fit ses études au lycée de Pest puis quitta Budapest pour apprendre d'abord le droit, puis la médecine à Vienne. Il eut des maîtres prestigieux ; Skoda en clinique, « un homme de tout premier plan, jouissant d'un grand renom, qu'il méritait »202(*) et Rokitansky en anatomie pathologique .Ce dernier, note Destouches, fut peut être encore plus important pour le jeune étudiant en médecine : « Un autre homme (...) enrichit la pensée de Semmelweis d'une méthode scientifique indispensable, ce maître fut Rokitansky »203(*).De nature dépressive,sensible aux moqueries de certains de ses camarades étudiants qui raillent son fort accent hongrois,Semmelweis décide de rejoindre Budapest avant la fin de ses études,en 1839.Après quelques mois,il retourne à Vienne. Reçu docteur en médecine au printemps de 1844, intéressé, comme beaucoup de médecins du XIX è siècle, par la botanique, il soutint une thèse d'une douzaine de pages intitulée La Vie des Plantes. Semmelweis oriente ensuite ses études vers l'obstétrique. Nommé maître en chirurgie le 10 janvier 1846, il devint peu après l'assistant titulaire du professeur Klin qui régnait sur un des deux grands pavillons de la Maternité de la ville de Vienne. L'autre pavillon était dirigé par le professeur Bracht. Céline décrit, dans un style inimitable, la « danse macabre » de la fièvre puerpérale dans les maternités de la capitale autrichienne : « Dans les deux pavillons, la fièvre, un instant menacée, triomphe...impunément, elle tue, comme elle veut, où elle veut, quand elle veut (...) la mort conduit la danse, tout clochette autour d'elle »204(*). Cette véritable hécatombe fauchait un pourcentage effrayant de jeunes femmes atteintes par cette fièvre des accouchées. Montrant les premières impressions du chirurgien hongrois dans les pavillons de l'hôpital de Vienne, Destouches revit de l'intérieur sa tristesse et sa révolte : « L'âme d'un homme y va fleurir d'une pitié si grande, (...) que le sort de l'humanité en sera, par elle, adouci pour toujours »205(*). Il fallait un destin exceptionnel pour que la fascination s'exerce. Il fallait une opposition, un conflit, des péripéties à son héros...Cette péripétie s'appellera Klin, un des deux chefs de l'obstétrique à Vienne, que Céline décrit comme un « pauvre homme, rempli de suffisance et strictement médiocre (...) à jamais criminel et ridicule devant la postérité »206(*), débordant de haine contre Semmelweis et qui n'aura de cesse de lui nuire. Klin et la plupart des autres médecins invoquèrent plusieurs raisons pour expliquer cette spectaculaire recrudescence : surpeuplement des salles, vétusté des bâtiments et autres influences épidémiques. Mais comment, se disait Semmelweis, la fièvre puerpérale pouvait elle être si sélective, ne toucher que l'hôpital et non les autres quartiers de Vienne ? Semmelweis, avec perspicacité, mit au jour pour la première fois le rôle de la transmission du « processus pathogène » : constatant que les étudiants en médecine qui venaient examiner les femmes sur le point d'accoucher après avoir disséqué des cadavres, ne s'étaient pas lavés les mains,Semmelweis les désigna comme responsables .Il remarqua ainsi que s'exhalent des relents cadavériques des mains des professeurs, assistants, étudiants qui pratiquent des dissections sur les cadavres et que c'est ainsi qu'ils se rendent au chevet des femmes en couches. Il en conclut qu'il devait y avoir un agent invisible, causant la mort et que l'on devait éviter de transférer cet agent de la salle d'autopsie à la salle d'accouchement: « Je maintiens que la fièvre puerpérale est produite par l'infection apportée chez la femme par une matière organique animale décomposée. Ce n'est pas une maladie spécifique, c'est une pyohémie, une infection du sang, et le porteur (...) de cette matière en décomposition, c'est la main, le doigt, les draps, les éponges »207(*) disait il dans la préface de son traité d'obstétrique. Il constata que les femmes examinées par les élèves sages-femmes, qui n'avaient pas accès à la salle d'anatomie, étaient beaucoup moins souvent atteintes par la fièvre puerpérale. Il nota également que les femmes qui accouchaient dans la rue, de peur de mourir à l'hôpital, étaient épargnées par la maladie. Si on meurt moins chez Bartch, c'est que ,chez lui, le toucher est exclusivement pratiqué par des élèves sages-femmes alors que chez Klin les étudiants procèdent à la même manoeuvre chez les femmes enceintes sans aucune douceur et provoquent par leur brutalité une inflammation fatale. Semmelweis propose que les sages-femmes dont le stage s'accomplissait chez Bartch soient échangées avec les étudiants de Klin et que soit engagé le combat pour que les étudiants et les médecins accoucheurs se lavent les mains avec une solution de chlorure de chaux avant d'examiner les patientes, bien que cette mesure ne corresponde à aucune exigence scientifique à l'époque : « Les mains des médecins, des sages-femmes, des infirmières (...) doivent être lavées et désinfectées dans ma solution de chlorure de chaux pour ne pas infecter les parties génitales des femmes enceintes et surtout des femmes en travail »208(*).L'échange étudiants-sage femmes eut lieu. L'évolution de la mortalité est d'emblée spectaculaire. En mai 1847, celle-ci monte chez Bartch à 27 %, soit 18 % de plus que le mois précédent. La mort suit les étudiants, les statistiques de Bartch deviennent angoissantes et Bartch, « affolé », renvoie les étudiants d'où ils venaient. La démonstration était faite, à présent, et avec certitude, que les étudiants jouaient un rôle de première importance dans ce désastre. La prophylaxie était née, Semmelweis devenait le précurseur de l'asepsie, affinée, plus tard, par Pasteur. A partir de 1847, il interdit formellement aux étudiants en médecine de quitter les salles de dissection sans s'être lavé les mains. Dans le mois qui suivit l'application de cette mesure, la mortalité tombe de 12 % à 3%.Semmelweis étendit alors ses formalités de désinfection à toute personne ayant été au contact d'une malade, d'instruments de chirurgie ou de pansements, il ordonne l'isolement des femmes malades : la mortalité tombe à 1%.Semmelweis fait part de son observation à son Maître Klin, auquel il demande de se soumettre également au lavage systématique des mains. Sans doute vexé, Klin révoqua son assistant sans ménagement. Semmelweis s'éloigne alors à Venise avec son ami Markusovsky. A son retour à Vienne, il peut se faire engager chez Bartch comme assistant surnuméraire par recommandation d'un de ses Maîtres. Il apprend la mort de son ami Kolletchka professeur d'anatomie, des suites d'une piqûre anatomique. La nécropsie avait montré une suppuration des méninges, de la plèvre, du péritoine, les mêmes observations qui avaient été faites sur les cadavres des femmes mortes de fièvre puerpérale, observe immédiatement Semmelweis. Puisque Kolletchka, pensa-t-il, est mort des suites d'une piqûre cadavérique, ce sont donc les exsudats prélevés sur les cadavres qui doivent être incriminées dans le phénomène de contagion. Au mois de juin, entra dans le service de Bartch une femme qu'on avait crue gravide d'après les symptômes mal vérifiés. Semmelweis à son tour l'examine et découvre chez elle un cancer du col utérin et puis, sans songer à se laver les mains, il pratique le toucher successivement sur cinq femmes à la période de dilatation. Dans les semaines qui suivent, ces cinq femmes meurent de l'infection puerpérale typique. "Les mains, par leur simple contact, peuvent être infectantes" écrit-il. Chacun désormais, ayant disséqué ou non dans les jours qui précèdent, doit se soumettre à une désinfection soigneuse des mains par la solution de chlorure de chaux. Dans le mois suivant, le résultat est spectaculaire; la mortalité s'abaisse pour la première fois au chiffre record de 0,23 %. La découverte ne connut point le succès qu'on pouvait supposer...Des communications sont faites à l'Académie des sciences par Skoda, ou à la Société de Médecine par le professeur Hebra, tous deux favorables à Semmelweis qui, jalousé et persécuté, n'arrive pas à faire reconnaître sa découverte par ses collègues qui considèrent le lavage des mains comme contraignant et inopportun. Hebra déclara même : « Quand on fera l'histoire des erreurs humaines, on trouvera difficilement des exemples de cette force et on restera étonné que des hommes aussi compétents, aussi spécialisés, puissent, dans leur propre science, demeurer aussi aveugles, aussi stupides. » 209(*).Ce à quoi Klin répondit : « Monsieur Semmelweis prétend que nous transportons sur nos mains de petites choses qui seraient la cause de la fièvre puerpérale. Quelles sont ces petites choses, ces particules qu'aucun oeil ne peut voir ? C'est ridicule ! Les petites choses de Monsieur Semmelweis n'existent que dans son imagination ! ». De cabale en cabale, Semmelweis - qui n'était pas un grand diplomate - est révoqué en mars 1849 et doit quitter Vienne pour Budapest. Dans la mélancolie et la misère, il y pratique la médecine générale puis il reprend, en 1851, un service d'obstétrique en qualité de médecin chef honoraire de la Maternité de Saint-Roch, dirigée par le professeur Birley mais il ne parviendra jamais à faire accepter sa découverte. En juillet 1858, il est nommé professeur d'obstétrique théorique et pratique à l'Université de Pesth. Après avoir prononcé quelques discours et écrit des articles, il publie, en 1861, l'exposé complet de sa doctrine : L'Etiologie de la fièvre puerpérale, son essence et sa prophylaxie. L'ouvrage reste sans écho. Méconnu, Semmelweis adresse des lettres ouvertes à différents médecins, dont une, particulièrement virulente à l'encontre de ses collègues obstétriciens : « Assassins ! Je les appelle tous ceux qui s'élèvent contre les règles que j'ai prescrites pour éviter la fièvre puerpérale »210(*). On ne peut manquer d'être frappé par la conclusion de Semmelweis : La thèse de 1924 reste d'abord l'histoire d'une persécution, d'un échec. Elle se conclut par une démission : Semmelweis, ironie du sort, périra d'une infection. Traqué par ceux qu'il comptait sauver de la mort, détesté par les étudiants, les médecins et les malades, Semmelweis perd santé et raison. Il meurt de cette même infection qu'il avait combattue toute sa vie. Céline ne connut pas le sort tragique de Semmelweis mais il vivra les mêmes conditions de « paria pourri » .Il sombrera dans un délire de persécution assez voisin. On pourrait même établir un rapprochement entre certains passages de la « trilogie allemande » (Féerie,Rigodon,D'un château l'autre) et de Semmelweis,où Céline représente Semmelweis « plongé dans une sorte de verbiage incessant,dans une réminiscence interminable au cours de laquelle sa tête brisée parut se vider en longues phrases mortes » .En effet,les attaques de la meute des adversaires de Semmelweis à la fin de sa vie rejoint le propre délire de persécution de l'écrivain Céline,trente cinq ans plus tard ,où celui-ci se voit cerné,poursuivi,attaqué par ses détracteurs. La postérité, toutefois, reconnut les mérites de Semmelweis et sa perspicacité : Carl Hempel, dans ses Eléments d'épistémologie211(*), en fait l'exemple introductif de son chapitre sur la recherche dans les sciences... * 199 L.F Céline, Interview avec Francine Bloch, 1959, in Cahiers Céline VII, Paris, Gallimard pp.427-428 * 200 L.F Céline, Semmelweis, Paris, Imaginaire Gallimard, 1999, p.33 * 201 Ibid. p.38 * 202L.F Céline, Semmelweis, Paris, Imaginaire Gallimard, 1999, p.39 * 203Ibid p.39 * 204Ibid p.62 * 205Ibid p.33 * 206L.F Céline, Semmelweis, Paris, Imaginaire Gallimard, 1999, p.49 * 207I.P Semmelweis, Die Aetiologie, der Begriff und der Prophylaxis der Kindbettfiebers, cité par J.Thuiller dans La Vie passionnée de Semmelweis,Paris, éditions Josette Lyon,1996,p.240 * 208I.P Semmelweis, Die Aetiologie, der Begriff und der Prophylaxis der Kindbettfiebers, cité par J.Thuiller dans La Vie passionnée de Semmelweis,Lyon,1996,éditions Josette p.240 * 209 Dr Hebra, Cité par L.F Céline in Semmelweis, Paris, L'imaginaire Gallimard, 1999, p.76 * 210 I.P Semmelweis, cité par L.F Céline in Semmelweis, Paris, L'imaginaire Gallimard, 1999 p.87 * 211 Voir à ce propos les pages 5 à 13 de l'ouvrage, Editions Armand Colin, Paris, 1966 (1996) |
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