Michel Foucault ,Psychiatrie et médecine( Télécharger le fichier original )par David Labreure Université Paris 1 panthéon sorbonne - Ma??trise 2004 |
II : LES CONDITIONS D'EMERGENCE DE L'EXPERIENCE CLINIQUELe corps humain est l'espace d'origine et de répartition de la maladie, et c'est sur le corps et seulement lui que pourra s'effectuer l'expérience clinique. Ce qui nous paraît évident aujourd'hui ne l'était pas avant le début du XIX ème siècle : la médecine traditionnelle, celle que pratiquait, selon Foucault, un médecin comme Pinel (qui, paradoxalement sera une des premières personnalités de l'Ecole de Paris), était d'abord une classification hiérarchique des maladies en formules, genres et espèces à l'intérieur d'un tableau nosologique prévu à cet effet avec pour modèle les systèmes classificatoires de Linné ou Dagognet .Mise en oeuvre par Sydenham,c'est en effet dans la Nosographie philosophique de Pinel que cette médecine classificatrice trouvera sa forme la plus aboutie. La maladie n'était pas localisée sur le corps du malade mais dans les colonnes de ce tableau. Le problème de la localisation était selon Foucault un « problème subalterne » 48(*) à l'époque ;ici on va plutôt parler de ressemblances ,de différences et d'imbrications à l'intérieur du système de classification .Lorsque le regard est défini par un grand nombre d'analogies de formes, la maladie devient ce qu'on appelle à l'époque une essence ;c'est le règne de la « médecine des espèces » pour laquelle chaque maladie constitue une entité idéale placée dans un grand tableau ordonné ;la transmission des maladies se produisait quand ,par « sympathie »,certaines de leurs qualités se mélangeaient avec le type de tempérament du patient.On est ici très proche de la théorie de Galien sur les humeurs.On pensait que les environnements non naturels favorisaient le développement des maladies et qu'ainsi ,les populations paysannes étaient moins atteintes que les classes urbaines. Le malade était perçu comme un lieu de croissance et d'expansion d'une maladie « pure ». Celle ci serait altérée dans sa pureté par les particularités individuelles du malade : « à la pure essence nosologique (...) le malade ajoute comme autant de perturbations son âge, son mode de vie (...) qui font figure d'accidents »49(*).La médecine des espèces maintient ainsi le maximum de distance entre le médecin et le malade pour observer la maladie dans toute sa pureté et son essence. Pour identifier une maladie, il n'était donc pas obligatoire qu'un organe particulier soit affecté puisque celle-ci pouvait se déplacer d'un point à un autre à la surface du corps. L'intervention médicale elle-même représentait une impureté, un geste contre-naturel. L'hôpital est quant à lui considéré comme un lieu trouble, une entrave où la maladie risque de perdre sa pureté (par exemple au contact d'autres malades).Foucault va ensuite analyser la manière d'appréhender les épidémies de la fin du XVIII ème siècle : contrairement aux maladies, les épidémies n'étaient pas considérées comme des entités déterminées mais comme le produit du climat, de la famille et d'autres facteurs extérieurs. La perception de la maladie se fait de manière quantitative .Au lieu de classer les maladies, on multiplie les observations pour parvenir à une meilleure perception des remèdes et des causes à apporter. Foucault constate là l'éclosion d'un champ nouveau .En même temps, a lieu un contrôle social très strict avec une étroite collaboration entre la médecine et la police. Un acte illustre particulièrement cette mise en place aux yeux de Foucault, la création de la Société royale de médecine en 1776 : tout cela montre que ce qui est important maintenant, c'est la maladie elle même et non plus le malade. Par ailleurs,la médecine tend à se lier de plus en plus à l'Etat ; elle ne se limite plus seulement à des techniques, voire un art de guérison : la médecine s'attelle avant tout à une définition modèle d'un homme « en santé »50(*): les normes de santé deviennent collectives. La médecine intervient directement dans l'espace social. Ici s'esquisse une idée sur laquelle Foucault, comme nous le verrons , reviendra ultérieurement dans son oeuvre, même si l'on ne peut pas encore parler, comme ce sera le cas plus tard, de machine à guérir. En outre, ce nouveau regard passe par l'abandon des vieux codes du savoir de la médecine classique : Pour qu'émerge une nouvelle forme de savoir, il fallait que ces codes volent en éclats et qu'apparaissent de nouvelles modalités de savoir et de discours. Tout cela fut rendu possible aussi par un ensemble d'évènements. On assiste à une réorganisation du domaine hospitalier, au bouleversement de l'enseignement médical, à de nouvelles théories et pratiques scientifiques et à la montée des préoccupations sociales et économiques,à la redéfinition du statut social du patient ,soit à de nouveaux rapports entre la santé et le savoir : Tout concourt donc à une révolution, une rupture qui se prépare : « D'un seul mouvement,médecins et hommes d'Etat réclament en un vocabulaire différent (...) la suppression de tout ce qui peut faire obstacle à la constitution de ce nouvel espace »51(*) . M.Jay note dans l'ouvrage Foucault : Lectures critiques de Luce Giard, qu'il y a, chez Foucault, une fascination pour le regard dès le début de sa carrière qui coïncide avec son intérêt primitif pour Merleau Ponty (et notamment son ouvrage Phénoménologie de la perception), pour la psychologie existentielle de Binswanger et l'oeuvre de Heidegger. La maladie n'est plus une essence, elle devient visible ; l'hôpital va devenir le lieu privilégié d'observation et d'élaboration du savoir qui va permettre d'isoler les spécificités de la maladie. En outre, c'est à l'hôpital, seulement, qu'est possible la comparaison de plusieurs organismes malades entre eux, voire entre un organisme malade et un organisme sain. Ainsi, se dessine la possibilité véritable d'une lecture exhaustive de la maladie et s'affirme l'importance de l'oeil, diseur de vérité : L'expérience clinique est d'abord un regard : Foucault parle de la « souveraineté du regard »52(*).Le médecin va pouvoir, grâce à son « coup d'oeil » appréhender et maîtriser le réel. La refonte se fait donc au niveau du savoir lui même : l'oeil pénètre à l'intérieur du corps, le parcourt et isole ensuite les points communs ou les différences, se fixe sur les événements particuliers et anormaux. Ce changement « n'est pas à inscrire à l'ordre des purifications psychologiques et épistémologiques ;ce n'est pas autre chose qu'une réorganisation syntactique de la maladie où les limites du visible et de l'invisible suivent un nouveau dessin »53(*) . Ce regard n'est pas au coeur d'une évolution progressive mais d'une véritable révolution où tout change au même moment:les objets, théories, expériences, méthodes mais aussi le langage, c'est précisément ce que Foucault identifie dans le chapitre 5 de Naissance de la clinique intitulé « Des signes et des cas ».Dans sa première phase,la médecine clinique est une médecine des symptômes,qui considère les maladies comme un ensemble de phénomènes dynamiques,des mélanges de symptômes :Tout part du symptôme, qui est la forme visible de la maladie : il est sa « transcription première »54(*) , la toux, la fièvre etc... Le signe quant à lui va être quelque chose de purement linguistique : Signes et symptômes veulent dire la même chose mais le signe transforme le symptôme, qui est pure expression de la maladie, en élément signifiant par l'intermédiaire de la conscience ; c'est ce langage du signe qui va aider le médecin à développer une vision complète de la maladie. Cette perception rejoint celle de Condillac dans son Essai sur l'origine des connaissances humaines où il admet deux niveaux de connaissance, la sensation et la réflexion. Mais comme la connaissance n'est qu'une imparfaite correspondance entre les signes et les idées, elle doit être complétée par l'analyse, qui nous fait ainsi remonter au fond des choses. « La science est une langue bien faite » dira même Condillac. Dans l'expérience médicale, cette analyse nous renvoie au symptôme, premier signe de la maladie. En outre, cette dernière va se donner d'une part dans sa description précise (au niveau du langage) mais aussi directement et sans obstacle sur le corps du malade : « Il n'y a de maladie que dans l'élément du visible, et par conséquent de l'énonçable »55(*) :la clinique est une articulation entre le langage et la perception d'une part mais elle est aussi une ouverture à une lisibilité et une visibilité grâce à l'entrée d'autres champs comme le langage ou les probabilités que l'on fait lorsque l'on perçoit des « cas » (analogies ,fréquences, diversité des combinaisons) : « Connaître sera donc restituer le mouvement par lequel la nature associe » 56(*).En outre,l'importation d'une certaine forme de pensée probabilitaire en médecine permet à l'incertitude caractéristique de la médecine des espèces de devenir une valeur positive :chaque difficulté,chaque nouveau symptôme est ainsi enregistré et placé dans une nouvelle « série aléatoire indéfiniment ouverte »57(*) .Les tableaux taxinomiques de la médecine classique sont ainsi remplacés par des « continua temporels » qui tiennent de plus en plus compte de l'étude des cas. La clinique se trouve donc « devant la tâche de percevoir, et à l'infini, les événements d'un domaine ouvert. »58(*).Foucault va toutefois montrer les limites de ce nouveau mode de perception. Ayant ainsi défini la clinique, il en analyse aussitôt la défaillance voire l'échec : « C'est dans l'effort pour penser un calcul des probabilités médicales que l'échec va se dessiner et les raisons de l'échec apparaître »59(*) . En effet, si l'apparition de la science probabilitaire en médecine a bien constitué un progrès, le strict transfert d'un modèle purement mathématique et objectif à quelque chose d'aussi incertain que la science pathologique provoque nécessairement des confusions et pose problème. C'est là une des caractéristiques de l'analyse foucaldienne comme le note Christiane Sinding dans l'ouvrage de Luce Giard, Michel Foucault, lire l'oeuvre : « Foucault ne se contente pas d'analyser les conditions d'un progrès,mais toujours traque les illusions,les erreurs,les échecs dissimulés sous d'apparents succès » 60(*). * 48 Michel Foucault, Naissance de la clinique, PUF, Paris, 1963, p.3. * 49 Ibid. p.6. * 50 Michel Foucault, Naissance de la clinique, PUF, Paris, 1963, p.35. * 51 Ibid.pp.37 et 38. * 52Michel Foucault, Naissance de la clinique, PUF, Paris, 1963, p.88. * 53 Ibid.p.197. * 54 Ibid. p.89. * 55 Ibid. p.95. * 56 Michel Foucault, Naissance de la clinique, PUF, Paris ,1963 p.99. * 57 Ibid p.97. * 58 Ibid p.97. * 59 Ibid p.102. * 60 Luce Giard, Michel Foucault, lire l'oeuvre, Jérôme Million, Paris, 1992, p.68. |
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