3.2.3.3.- 1946 : une révolution sociale
La victoire successive sur l'Allemagne nazie et sur le Japon
militariste en mai et en aout 1945 met fin à la deuxième grande
guerre du siècle et fait souffler sur le monde d'alors un vent
libérateur. Dans ce contexte international, notre pays, dès les
premiers jours de l'année suivante, est fortement secoué par une
poussée revendicative pour la conquête des libertés
démocratiques et la promotion des droits sociaux en faveur des
majorités historiquement marginalisées (Michel Hector, 2006,
p235). Ainsi conduit, sous le gouvernement de Lescot, dans une situation
socioéconomique et politique critique, la révolution, ou pour
certains, le mouvement de 1946.
Ernst Bernardin écrit :
58 Ernst A. Bernardin, Histoire Economique et
Sociale d'Haïti de 1804 à nos jours : l'Etat complice et la
faillite d'un système, Imprimerie Le Natal, P-au-P, 1998, p177.
58
C'était un baril de poudre que la moindre
étincelle pouvait faire éclater. L'occasion fournie par la
fermeture du journal La Ruche. Un groupe d'étudiants hostiles au
régime de Lescot rallia d'autres secteurs d'opposition et lança
un mot d'ordre de grève le 7 janvier 1946. (...) le 10 janvier, la
grève fut générale. [...] Le mouvement se mua rapidement
en insurrection et déchoucage contre le gouvernement58.
»
Pourtant, de portée nationaliste et socialiste, cette
crise de 1946 amène au pouvoir la nouvelle bourgeoisie noire
portée par la toute nouvelle idéologie noiriste alors en plein
zénith. Ce n'est pourtant que le remplacement d'une bourgeoisie par une
autre et le sort des paysans et des ouvriers n'en est pas
amélioré pour autant (N. Baggioni-Lopez, 2009, p55).
3.2.3.3. La période duvaliériste
Le pouvoir duvaliériste apparait aujourd'hui dans
l'histoire d'Haïti, comme celui qui aura connu la plus longue durée
et plus fortement marquée les consciences. Par sa nature
particulière, il constitue l'un des phénomènes politiques
les plus effroyables de l'époque contemporaine (E. Charles, 1994). Il
est sans doute le personnage le plus emblématique de l'histoire
d'Haïti du XXe siècle. Incarnant la malice politique, la politique
raciale, le choc noir-mulâtre, la soif de pouvoir, la violence
démesurée et le messianisme politique, Duvalier est le
résumé de l'histoire d'Haïti. (R. Saint Louis, 2009, p111).
Issu d'un milieu modeste, est le produit de l'élévation de la
petite bourgeoisie noire, il entre en politique au début des
années 1950. En 1957, il se porte candidat, et son accession au pouvoir
est dû aux différentes crises qu'a confrontées le pays (M.
R. Trouillot, 1986).
Mettant en place une administration de l'espace qui lui est
propre et un système répressif singulier, François
Duvalier érige un système propre qui lui a permis d'assurer la
mainmise et de contrôler son pouvoir, a lui seul. Les Tontons macoutes,
ou Volontaires de la Sécurité Nationale, dévoués au
service de leur chef, sont prêts à tout faire pour lui garder le
pouvoir, faisant de violence un devoir et la répression l'ordre du
système. Et pendant ce temps, l'économie agricole du pays se tend
à se détériorer. Les systèmes de production et de
cultures mis en place allaient miner l'écosystème sous la double
influence de la structure agraire et la migration. Il faut aussi ajouter que,
si les paysans sont très attachés à la terre, ils ne sont
toutefois pas propriétaires. Contraint à survivre, la population
rurale accorde peu de temps aux écosystèmes pour se
régénérer, conséquemment, dès que la terre
ne leur permettait pas de
59
satisfaire leur besoin, les exploitants migraient vers les
villes ou dans les zones peu dégradées. Parallèlement, le
duvaliérisme a aussi contribué à la rapide
dévastation de la couverture forestière, la proportion de la
couverture végétale sur l'ensemble du territoire continuait
à se régresser : 30 % en 1940, 21,6 % en 1945, 10 % en 1970 et 4
% en 1986 (Lahens, 2014).
L'économie sans croissance ne pouvait pas créer
des emplois comme mesure d'accompagnement de la croissance
démographique. Elle ne pouvait pas sauver les masses paysannes et
urbaines en péril et conduire au rééquilibrage
socioéconomique. L'ensemble de la production agricole a connu une baisse
annuelle de - 0,6 % alors que la population a augmenté de 2 %. Les
tentatives d'industrialisation et de modernisation de l'économie des
années 1970 se sont soldées par des échecs. Dans son livre
L'Économie haïtienne et sa voie de développement,
Pierre-Charles montre comment les « bases structurelles » de
l'économie haïtienne ont été dans l'incapacité
de provoquer un cycle continu de développement (Pierre-Charles, 1993 ;
Joachim, 1979, cites par Pierre, 2014). Suivant ses propos, « ces bases
sont constituées par une agriculture stationnaire et primitive, par
l'absence d'oeuvres d'infrastructure, par une industrie débutante
incapable de se développer. Voilà pourquoi l'on assiste, mis
à part la répression politique caractéristique, à
la migration (interne ou externe) excessive (Hurbon, 1987 ; Paul, 2008 ; Noel,
2012 ; J. Duval, 2013) de cette période, du phénomène de
boat people, fuite des cerveaux vers l'extérieur, l'Amérique du
Nord surtout.
Tableau 7
La population haïtienne selon la résidence
suivants les recensements respectifs
Secteur de
résidence
|
|
1950
|
1971
|
1982
|
2003
|
|
Effectif
|
%
|
Effectif
|
%
|
Effectif
|
%
|
Effectif
|
%
|
Urbain
|
|
377.355
|
12,2
|
880.551
|
20,3
|
1.042.102
|
20.6
|
3.204.965
|
40,42
|
Rural
|
|
2.719.265
|
87.8
|
3.449.440
|
79,7
|
4.011.089
|
79,4
|
4.724.083
|
59,58
|
Total
|
|
3.097.220
|
100
|
4.329.991
|
100
|
5.053.191
|
100
|
7.929.048
|
100
|
Source : IHSI, Recueil se statistiques sociales, vol. 1
:19 et recensements de 2002, Résultats préliminaires in MPCE,
Carte de Pauvreté d'Haïti, Port-au-Prince, 2004, p8.
60
Graphe 3
Evolution de population urbaine par la
migration
100
90
80
70
60
50
40
30
20
10
0
1950 1971 1982 2003
ville campagne
L'analyse des données du tableau et la courbe du graphe
nous permet de constater une migration rapide, qui a tendance à
être doublée à chaque période. Ainsi, nous pouvons
observer la progression de la population urbaine au détriment de la
population rurale.
Si le gouvernement a tenté quelques reformes, les
statistiques nous montrent clairement que la réforme économique
engagée par le régime s'est soldée par un échec. La
production a chuté. La pauvreté rurale s'est aggravée. La
paupérisation urbaine s'est accélérée ; selon la
Banque mondiale (...) le salaire minimal des ouvriers en 1984 était
inférieur de 21% à ce qu'il était en 197159.
Cependant, l 'une des grandes leçons à retenir, en dehors du
désastre économique, c'est que les charges de corruption contre
le duvaliérisme sont exagérées et sans fondement
statistique. François Duvalier a laissé le pays avec des
réserves nationales brutes de $4 millions, une balance des paiements de
$11 millions et une relativement légère dette extérieure
(publique) de $40 millions (13 % du P11B de 1970). Remarquons, à titre
de comparaison, que la dette extérieure du pays représentait 24 %
du P11B en 2006 et 21 %en 2008 (R. Saint-Louis, 2006, p.125)
Dans une telle situation (problèmes structurels, crises
politiques, déficit en capital humain, déficit en investissement,
...) d'une économie aussi fragile, il est plus qu'évident que
sous-développement surgit et se développe rapidement.
59 HURBON, L., Comprendre Haïti. Essai sur
l'État, la nation, la culture, 1987, p26.
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