CHAPITRE 3 :
Application pratique de la gestique de
l'interprète
2nd mouvement « Dark » d'All in
Twilight, Tôru Takemitsu
Chapitre 3 Application pratique de la gestique de
l'interprète
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« Composition gives proper meaning to the natural
streams of sound that penetrate the world. »
Tôru Takemitsu
Dans cet ultime chapitre de notre mémoire de recherche,
il s'agit d'explorer la pertinence des principes théoriques qui nous ont
permis de présenter les notions de geste musicien et de geste
musicologique, en les appliquant à un cas particulier : « Dark
», second mouvement d'All in Twilight - Four pieces pour guitar
de Tôru Takemitsu.
Cependant, si nous avions auparavant exposé les deux
dimensions de la gestique de l'interprète au sein de deux axes de
rédactions bien distincts par souci de clarté et de
méthodologie, cela n'aurait de sens d'agir de la même
manière ici. En effet, nous pouvons aisément concevoir - et la
finalité de notre étude est aussi de défendre cette
idée - que la réalité du travail du musicien ne
sépare pas ses recherches théoriques et pratiques, mais au
contraire les unit.
Par conséquent, nous tâcherons dans ce
troisième axe de proposer un travail préparatoire en vue d'une
performance artistique à venir, à travers une proposition
d'analyse des contours et du contenu de l'oeuvre. Celle-ci visera à
alimenter la conscience imageante de l'interprète, de même que
nous prendrons le soin d'émettre des hypothèses quant au possible
geste musicien ultérieur. Précisons enfin que ces
considérations seront - en partie, tout du moins - subjectives ; elles
auront en tout cas le mérite de nourrir notre propre geste musicien et
la performance musicale enregistrée sur le support vidéo
annexé à ce mémoire.
1. Etude des contours de l'oeuvre
1) Tôru Takemitsu (1930-1996) et All in
Twilight : brève présentation du compositeur et de
l'oeuvre
Il importe de préciser que notre intention dans le
paragraphe qui suit n'est pas de présenter une biographie exhaustive de
Tôru Takemitsu, mais d'exposer uniquement des éléments
pertinents à mettre en relation avec l'oeuvre sur laquelle nous
souhaitons nous pencher.
Chapitre 3 Application pratique de la gestique de
l'interprète
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D'après certains témoignages, Takemitsu s'est
plu à affirmer tout au long de sa vie que sa carrière
était le résultat de deux grands chocs musicaux auxquels il a
été confronté. Le premier, en 1944, correspond au moment
où celui-ci prît conscience qu'il souhaitait dédier sa vie
à la musique, lorsqu'il entend à la radio - alors qu'il se trouve
dans une base militaire - la chanson française Parlez-moi
d'amour. Le second choc correspond quant à lui au jour où le
compositeur japonais assista à un spectacle de marionnettes japonaises
(bunraku), ce qui révéla chez lui une volonté,
qu'il pensait d'ailleurs éteinte, d'étudier et de s'approprier la
culture traditionnelle de son pays natal. A ce propos, Takemitsu écrit
:
J'ai eu un grand choc en assistant au bunraku. Cela
faisait environ dix ans que j'avais commencé la musique. C'était
la première fois que je prenais conscience du Japon. [...]
Désormais j'ai commencé à étudier activement la
musique traditionnelle japonaise.104
Ces deux fragments de vie sont particulièrement
symboliques pour comprendre l'oeuvre et le style de Takemitsu, lequel cherche
notamment à établir - de diverses manières, comme nous le
verrons plus après - un lien intime entre Orient et Occident.
D'autre part, il paraît important de signaler qu'All
in Twilight ne constitue ni la première ni la dernière
oeuvre que Takemitsu ait écrite pour guitare. Citons en effet, parmi
huit autres oeuvres pour guitare seule, Folios (1974),
Equinox (1993) et In the woods (1995), ou encore les trois
pièces de musique de chambre avec guitare, Ring (1961) pour
trois guitares, flûte et harpe, Valeria (1965) pour violon,
violoncelle, guitare, orgue électrique et deux piccolos, et Toward
the sea (1981) pour flûte alto et guitare, et, enfin, sa
célèbre pièce pour guitare et orchestre, To the Edge
of Dream (1983).
En outre, ajoutons que le geste compositionnel de Takemitsu
dans All in Twilight est inspiré par l'oeuvre picturale du
même nom signée du peintre allemand Paul Klee. Nous pouvons
d'ailleurs percevoir ici la conception, chère à Takemitsu, d'une
oeuvre d'Art en tant que transversalité - en témoignent
d'ailleurs les nombreuses collaborations de ce dernier tout au long de sa vie,
tant avec des cinéastes, des plasticiens qu'avec des poètes.
104 Toru Takemitsu, Chosakushu [Textes choisis], Tome
I, Tokyo, Shinchosha, 2000, p. 244-245, tr. fr. Wataru Miyakawa, dans Toru
Takemitsu. Situation, héritage, culture., Paris, L'Harmattan, 2013,
p. 26
Chapitre 3 Application pratique de la gestique de
l'interprète
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2) Eléments stylistiques
généraux
a) Le langage de Takemitsu, entre Orient et Occident
Au sortir de la guerre, Takemitsu suit une formation musicale
quasi-autodidacte. Il étudie quelques années la composition avec
le compositeur japonais Kiyose, et se passionne pour la musique occidentale, en
particulier la musique française de Claude Debussy et d'Olivier
Messiaen. C'est à partir de 1952 et de son « choc du bunraku
» que Takemitsu intègre des éléments
stylistiques issus de la musique traditionnelle japonaise dans son propre
langage. L'élaboration progressive de son style poussera les
musicologues à parler, à partir des années 1970, d'un
« Takemitsu sound », présenté comme une tendance
stylistique généralisée dans ses compositions,
marquée par une irisation tonale perçue à l'écoute
mais n'utilisant pas réellement de rapports de tonique et de dominante.
Il s'agit d'une ambiguïté permanente entre modalité,
tonalité, et atonalité ; une synthèse de diverses
influences, en somme. Le compositeur japonais décrit sa propre position
de la manière suivante :
Etant un japonais qui fait de la musique européenne
[...] [d]e la même façon que j'aime ma propre tradition, je
ressens un grand respect et un amour profond à l'égard de la
tradition de la musique européenne. En apprenant la musique
européenne je veux relativiser la tradition de mon propre pays. Et, dans
la musique que je compose, je veux exploiter l'essence de la musique
traditionnelle japonaise et non l'utiliser en tant que matériau
superficiel. C'est la recherche de la couleur, de la particularité de la
forme et de la structure temporelle.105
Parallèlement, notons que la fascination de Takemitsu
pour le langage d'Olivier Messiaen et l'utilisation des modes à
transposition limitée va de pair avec un certain mysticisme autour du
nombre :
Par la totale simplicité des nombres, je cherche
à clarifier la complexité du rêve.je ne suis pas
mathématicien et c'est tout à fait instinctivement que je
réagis aux nombres, mais je pense que
lorsqu'on les saisit instinctivement, les nombres deviennent
davantage cosmologiques.106
Pour autant, il ne s'agit pas de comprendre le nombre comme la
base de lois strictes d'écriture musicale, mais plutôt comme un
moyen parmi d'autres de stimuler la créativité du compositeur,
car la finalité de l'oeuvre d'Art est, selon ses dires, uniquement
liée au monde sonore qui résulte de cette écriture :
105 Toru Takemitsu, « Musiques en créations »,
dans Festival d'Automne, Paris, Contre-champs, 1989, p. 64
106 Tôru Takemitsu, Confronting silence. Selected
Writings. Berkeley, Fallen Leaf Press, 1995, p. 102
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J'aimerais libérer les sons des règles communes
à la musique, règles étouffées à leur tour
sous des formules et des calculs. Je veux donner au son la liberté de
respirer.107
b) La recherche timbrale au coeur de l'esthétique de
Takemitsu
Une caractéristique essentielle de l'écriture
de Takemitsu réside dans le soin porté à la couleur
du son, c'est-à-dire la recherche de textures, de spatialisation,
de richesse de timbres, d'effets instrumentaux volontairement grotesques par
moments, également. Notons, en outre, que cette considération du
timbre n'échappe pas non plus à la volonté du compositeur
de concilier des éléments apparentés traditionnellement
à la fois aux cultures artistiques et musicales orientales et
occidentales.
On reliera sans peine cette idée avec l'utilisation
récurrente de la guitare classique dans les oeuvres du compositeur
japonais, tant en solo qu'en musique de chambre. Celle-ci est d'ailleurs
justifiée par Alain Poirier par le fait qu'il s'agit de «
l'instrument à cordes pincées le plus voisin [... du] koto
».108 L'utilisation des « bruits » est
également intéressante à saisir, des glissements de doigts
sur les cordes jusqu'à la respiration de l'instrumentiste. Ziad Kreidy,
dans son ouvrage consacré à Takemitsu, synthétise cette
conception particulière du timbre et de l'ensemble des composantes du
jeu instrumental pour parvenir à son enrichissement :
Les glissandos exagérés,
l'hétérophonie du gagaku, les « bruits » du biwa , la
respiration et la sonorité « sombre » du shakuhachi ,
l'intensité du silence du ma et du drame du nô ainsi que les
longues tenues d'accords envoûtant du shô sont les
éléments de la musique traditionnelle utilisés par
Takemitsu.109
c) Déambulation au coeur du jardin japonais :
une conception particulière de la forme chez Takemitsu
L'esthétique musicale de Takemitsu est intimement
liée à la relation harmonieuse qu'entretient l'Homme avec la
nature qui l'entoure, dans la conception extrême-orientale. La forme,
notamment, peut s'apparenter de façon régulière dans ses
oeuvres à une déambulation d'un promeneur au coeur d'un jardin
japonais. Ce dernier contemple
107 Toru Takemitsu, Confronting silence, op. cit., p.
4
108 Alain Poirier, Tôru Takemitsu, Paris, Michel
de Maule, 1996, p. 95
109 Ziad Kreidy, Tôru Takemitsu. A l'écoute de
l'inaudible., Paris, L'Harmattan, 2013, p. 32
Chapitre 3 Application pratique de la gestique de
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une reconstitution volontairement minimaliste de la nature,
où il ne distingue ni l'entièreté de la surface, ni la fin
du sentier.
De même en musique, les formes utilisées par
Takemitsu sont, dans l'immense majorité des cas, volontairement non
classées. Cependant, on retrouve de façon quasi-permanente des
formes cycliques ou tout du moins des réapparitions de certaines
sections, vues sous un autre angle. Ainsi l'auditeur, comme le
promeneur, a le sentiment de repasser au même endroit. Or, cet endroit
aura nécessairement changé après la première
écoute, d'une part car il l'a déjà observé, d'autre
part car l'éclairage n'est plus exactement le même
qu'auparavant...
3) Julian Bream, commanditaire et dédicataire
d'All in Twilight
S'intéresser à l'oeuvre, c'est également
s'intéresser à son commanditaire et à son
dédicataire, bien sûr, lorsqu'il y en a un. Or, il est
intéressant de noter que dans le cas d'All in Twilight, il
s'agit d'une seule et même personne : Julian Bream (n. 1933).
Nous pouvons aisément considérer le guitariste
international anglais comme le successeur d'Andrés Segovia (1893-1987)
dans le sens où tous deux ont permis - l'un dans la première
moitié du XXe siècle, l'autre dans la seconde - de
donner un nouveau souffle au répertoire pour guitare classique et ont
contribué à démocratiser leur instrument.
Remarquons que l'influence de Julian Bream a largement
dépassé le milieu de la guitare et lui a permis d'acquérir
une véritable place dans le milieu de la musique classique en
général. Cette aura, engendrée par un style
d'interprétation très personnel, avec une palette de timbres qui
reste peut-être encore à l'heure actuelle inégalée,
a motivé un très grand nombre de compositeurs non guitaristes
pour écrire pour cet instrument. Nous pourrons citer en exemple des
compatriotes anglais, bien sûr, tels que Benjamin Britten et son
Nocturnal after John Dowland, Alan Rawsthorne et son Elegy (que
Bream a d'ailleurs dû achever lui-même à la mort du
compositeur en 1971), William Walton et ses Five Bagatelles, Malcolm
Arnold et sa Fantasy for guitar, mais également des
compositeurs étrangers, européens (Frank Martin, Hans Werner
Henze, ...) et extra-européens comme le cubain Leo Brouwer ou,
justement, le japonais Tôru Takemitsu.
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Une écoute attentive voire même analytique de
Julian Bream, au travers d'enregistrements, d'entretiens, de master classes,
semble importante pour l'interprète qui souhaite se plonger dans All
in Twilight. Car signalons en effet que Takemitsu lui-même insistera
sur le lien intime existant entre son geste compositionnel et la relation qu'il
entretient avec les dédicataires de ses pièces :
J'écris pour des personnes qui comprennent bien ma
musique. [...] Lorsque j'écris pour une petite formation comme la
musique de chambre, je reste très proche des musiciens au point d'avoir
toujours en tête leur visage. J'écris pour eux comme une sorte de
cadeau personnel. Je n'interviens pas dans l'interprétation de ces
personnes, car ils me comprennent même mieux que
moi-même.110
Signalons enfin que Bream a réalisé la
première mondiale d'All in Twilight le 9 Octobre 1988 au Alice
Tully Hall de New York111 et a effectué un enregistrement en
studio en 1993 sous le label EMI Classics112.
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