CHAPITRE III : LA JUSTIFICATION DE L'INGERENCE
HUMANITAIRE
Comme on l'a déjà souligné dans le
chapitre précédent, la souveraineté signifie que les Etats
ne peuvent pas être juridiquement soumis à une autorité qui
leur soit supérieur. Or, si le principe de non ingérence
constitue l'un des principes fondamentaux des relations entre Etats, on peut se
demander si dans certaines situations, on ne pouvait pas accepter une exception
prenant la forme d'un droit d'ingérence humanitaire.
Il existerait donc un droit (voire un devoir) pour les Etats
et les organisations non gouvernementales à apporter une aide
humanitaire aux populations en détresse.70 Si le gouvernement
en place sollicite une telle intervention, celle-ci devrait se faire sans
problème même sans le consentement de l'Etat en cause, ce qui
semble peu compatible avec le principe de souveraineté.
De même, selon Mario Bettati, professeur de droit
international public et Bernard Kouchner, fondateur de Médecins sans
frontières et homme politique français, certaines situations
d'urgence peuvent justifier moralement un « devoir d'ingérence
» dans les affaires d'un Etat, remettant ainsi en cause le principe
universel de souveraineté des Etats. Si l'intervention humanitaire est
relativement peu « traumatisante » pour la souveraineté
étatique lorsqu'elle se limite à la fourniture de vivres, de
médicaments, voire à l'envoi de personnels civils
compétents pour faire face à certaines situations de
détresse précitées, il en va très
différemment si elle se traduit par un véritable recours à
la force armée pour faire cesser des violations graves et massives des
droits de l'homme dont un Etat se rendrait coupable vis-à-vis de sa
population.71
Ici, il est question des fondements juridiques de
l'ingérence humanitaire (Section 1) et de l'apport des violations des
droits de l'Homme dans la justification de l'ingérence humanitaire
(Section 2).
70 C., ROCHE, op. cit, p. 57.
71 PH., BRETTON, "Ingérence humanitaire et
souveraineté", Pouvoirs, revue française d'études
constitutionnelles et politiques, n°67, 1993, p.59.
35
Section 1 : La base juridique du droit
d'ingérence humanitaire
Dans cette section, nous allons nous référer
à la seule voie ouverte à la volonté des Etats pour
éviter l'émergence des conflits internationaux qui est le
règlement pacifique des différends ainsi que sur certaines
analyses du fond de la Charte des Nations Unies.
§1. Les moyens de règlement pacifique des
différends en droit international
Selon la Cour Internationale de Justice « CIJ », un
différend est un désaccord sur un point de droit ou de fait, une
contradiction, une opposition de thèses juridiques ou
d'intérêts entre deux personnes. La volonté d'inciter les
Etats à régler pacifiquement leurs différends a
été pour la première fois codifiée dans la
Convention de la Haye pour le règlement des conflits internationaux du
18 octobre 1907. Cette obligation se retrouve aujourd'hui dans la Charte des
Nations Unies (Art.2, §3 et art 33) et dans la déclaration relative
aux principes du droit international touchant les relations amicales et la
coopération entre les Etats du 24 octobre 1970 qui dispose que : «
Tous les Etas doivent régler leurs différends internationaux avec
d'autres Etats par des moyens pacifiques, de telle manière que la paix
et la sécurité internationales ainsi que la justice ne soient pas
mises en danger ».72
Usant de cette liberté, les Etats utilisent plus
volontiers les procédés politiques que les procédés
juridiques. Parmi ces derniers, ils accordent la priorité au
règlement non juridictionnel, dont les résultats ont une
portée contraignante, plutôt qu'aux procédures arbitrales
et juridictionnelles. Ces préférences marquées
découlent de leur volonté de préserver leur
souveraineté et aussi d'une raison de politique générale
qu'il convient de mettre en lumière immédiatement, car elle
éclaire d'un jour particulier toute la matière de la solution
pacifique des conflits internationaux.73
Pour le mode règlement non juridictionnel, seuls les
Etats intéressés sont en présence et il n'existe qu'une
seule voie ouverte à leur volonté pacifique : la
72 6ème
P., DAILLIER et A., PELLET, Droit international public,
LGDJ, éd. entièrement refondue, Paris, 1999, p.
788.
73 Idem, p. 789.
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négociation empruntant d'abord le canal diplomatique
pour aboutir à la conclusion d'un accord international.
Le canal diplomatique et la négociation reste la
méthode essentielle et première d'éliminer les
états de tensions entre les Etats.74
Mais le succès de la voie diplomatique dépend de
la bonne volonté des Etats et du rapport des forces en présence
qui invite parfois un des adversaires à céder «
volontairement ». La pratique internationale a défini un certain
nombre de procédés qui mettent en oeuvre le recours à un
tiers. Mais quels que soient ces procédés, aucun Etat n'est
obligé d'y recourir sauf par engagement exprès.
Parmi les modes de règlement non juridictionnel, on
distingue : le règlement inter-étatique et le règlement
dans le cadre d'une organisation internationale.
S'agissant du règlement inter-étatique on peut
citer : - Les bons offices et la médiation :
Ce sont deux techniques qui font intervenir des tiers, pour
aider à résoudre le désaccord. Le tiers peut être un
Etat ou une personnalité. Dans le cadre des bons offices, un tiers vient
offrir ses services pour aider les parties à débuter la
négociation, notamment en organisant la rencontre. Une fois le contact
établi entre les Etats intéressés et la négociation
commencée, le tiers se retire et n'intervient plus.
La technique de bons offices est généralement
l'intervention d'un Etat tiers provoquée ou spontanément offerte,
en vue de faciliter un arrangement entre les partis sans proposer directement
une solution du différend. Dans le cadre de la médiation, le
tiers va plus loin puisqu'il propose en plus une solution sans cependant
pouvoir l'imposer. Il peut aussi intervenir tout au long des
négociations pour aider les parties à trouver des points
d'accord.75
Contrairement aux bons offices, c'est l'intervention
spontanée ou provoquée d'un tiers qui propose en son nom les
termes d'une solution que les parties ne sont pas
74 3ème
P., REUTER et A., GROS, Traités et documents
diplomatiques, PUF, éd., Paris, 1976, p. 179.
75 C., ROCHE, op. cit, p. 100.
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tenues de suivre et qui n'est pas nécessairement
fondée sur des considérations juridiques.
- L'enquête et la conciliation :
Ce sont aussi deux techniques assez semblables et qui font
intervenir les tiers. L'enquête permet, avec l'accord des Etats
intéressés en application du principe de souveraineté, de
charger une commission d'enquête d'établir les faits à
l'origine du différend notamment leurs circonstances, leur nature... La
composition de la commission dépend de la volonté des parties. Le
rapport rendu par la commission n'a aucune portée obligatoire.
C'est-à-dire qu'il ne lie pas les Etas intéressés.
Dans les grandes organisations internationales modernes
(SDN-ONU), l'enquête est souvent une phase des procédures
engagées par ces organisations en faveur de la paix.76
L'expérience prouve d'ailleurs que les commissions d'enquête ont
toujours dépassé le stade de la simple déclaration des
faits.
La conciliation quant à elle permet d'aller plus loin :
comme précédemment, la commission de conciliation commence par
une enquête portant sur les faits. En d'autres termes, les commissions de
conciliation sont des commissions permanentes formées de nationaux des
parties et des nationaux d'Etats tiers et habilitées pour proposer
à un litige une solution non fondée nécessairement sur le
droit et non obligatoire pour les Etats intéressés. Leur
rôle est donc plus large que celui de la commission d'enquête ;
elles ne constituent qu'une forme de médiation, mais leur
originalité par rapport à celle-ci réside dans le
caractère non politique et quasi arbitral de la
commission.77
76 P. REUTER et A. GROS, op. cit, p.181.
77Ibidem.
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§2. L'article 2, §4 de la Charte des Nations
Unies
L'article 2§4 de la Charte des Nations Unies
prévoit que : « les membres de l'organisation s'abstiennent, dans
leurs relations internationales, de recourir à la menace ou à
l'emploi de la force, soit contre l'intégrité territoriale ou
l'indépendance politique de tout Etat, soit de toute autre
manière incompatible avec les buts des Nations Unies ».
C'est incontestable que cette disposition n'interdit pas
explicitement tout recours à la force dans les relations
internationales. Selon l'article 2§4, l'emploi de la force n'est pas
interdit mais seulement lorsqu'il est dirigé contre
l'intégrité territoriale, l'indépendance politique de
l'Etat visé ou lorsqu'il est incompatible avec les buts des Nations
Unies. L'interprétation de la dernière phrase de l'article
2§4 de la Charte, qui interdit tout recours à la force qui
s'opérait, dans les relations internationales, de toute manière
incompatible avec les buts des Nations Unies pose également de nombreux
problèmes.
Si l'on procède maintenant à la lecture du
corollaire de l'interdiction du recours à la force, qui est l'obligation
de régler pacifiquement les différends (article 33 de la Charte),
l'on verra qu'il n'y a rien dans l'article 2§4 qui peut affirmer qu'une
action peut enfreindre un but des Nations Unies. Les partisans de la doctrine
du droit d'ingérence humanitaire se fondent uniquement sur le texte de
l'article 2§4 pour soutenir leur thèse.
Or, le texte du troisième paragraphe du même
article dispose : « les membres de l'organisation règlent leurs
différends internationaux par des moyens pacifiques, de telle
manière que la paix et la sécurité internationales ainsi
que la justice ne soient pas mises en danger. Ainsi, selon les termes de
l'article 2§3, une réaction d'un Etat membre des Nations Unies,
même à des violations massives des droits de la personne, doit
s'effectuer de manière pacifique sans mettre en danger, ni la paix et la
sécurité internationales, ni la justice. Par ailleurs, l'article
33 de la Charte énumère les moyens pacifiques de règlement
des différends78 et complète l'article 2§4. Ici,
encore, la Charte ne prévoit aucune exception relative à une
intervention armée
78 La Charte des Nations Unies, art. 33.
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humanitaire. Par conséquent, on peut dire que la Charte
interdit expressément toute intervention armée
unilatérale, dans la mesure où elle menace la paix et la
sécurité internationales.
Certains auteurs, favorables à cette tendance du droit
d'ingérence humanitaire, mettent en exergue l'argument selon lequel une
intervention armée humanitaire respecte en soi l'objectif du maintien de
la paix. Ils considèrent qu'une intervention armée humanitaire,
en mettant fin à des violations massives des droits de la personne
humaine, empêche une évolution historique qui mènerait
à une menace ou à une rupture de la paix par l'Etat dictateur
visé.79
Cet argument est doublement critiqué sur le plan de
fait et sur le plan de droit. D'une part, sur le plan de fait, ce n'est pas du
tout évident que les violations massives des droits de la personne
humaine dans un Etat amèneraient à une menace ou encore moins
à une rupture de la paix. D'autre part, sur le plan juridique, la Charte
a bien pour préoccupation principale le maintien de la paix. On voit mal
comment la charte pourrait légitimer une rupture bien réelle de
la paix en invoquant une rupture hypothétique et
éventuelle.80
En effet, on constate que le but principal des Nations Unies
est le maintien de la paix et l'article 3§4, invoqué par la
doctrine favorable au droit de l'ingérence humanitaire, renvoie bien
à ce but. Les dispositions de l'article 2§4 de la Charte
interdisent bien tout recours à la force, même motivé par
des considérations humanitaires.
§3. L'ingérence humanitaire comme une
justification du maintien de la paix
En 1945, un système de sécurité
collective a été élaboré pour permettre à la
communauté internationale d'empêcher la naissance de conflits
armés ou d'y mettre fin rapidement. Paradoxalement, l'efficacité
des Nations Unies dans ce domaine est due à une autre procédure.
Le maintien de la paix et de la sécurité internationale est l'un
des buts principaux des Nations Unies.
79 K., TSAGARIS, le droit d'ingérence
humanitaire, Mémoire en vue de l'obtention du DEA en droit
international et communication (mention Droit international), Université
de Lille II, 2001, p.35.
80Idem, p.36.
40
En 1945, il a paru essentiel au rédacteur de la Charte
des Nations Unies de prévoir un système de sécurité
collective plus efficace que celui de la Société des Nations
« SDN ». L'idée étant alors que toute agression contre
un Etat membre des Nations Unies soit considérée comme une
agression contre la paix internationale et qu'elle devienne donc l'affaire de
tous les Etats.81
Pour que les Etats puissent renoncer à l'emploi de la
force dans les relations internationales, ils doivent avoir à leur
disposition des procédures pacifiques de règlement qui leur
donnent les garanties de justice qu'ils sont en droit d'attendre comme
contrepartie de la renonciation à la guerre. Ainsi, la Charte
précise bien que les Etats doivent utiliser les procédés
en dehors de l'organisation qu'offre le droit international positif
(négociation, enquête, médiation, conciliation) arbitrage,
juridiction, procédures régionales) avant d'avoir recours au
Conseil de Sécurité.82
En particulier, les conflits juridiques doivent normalement
être réglés par la Cour Internationale de Justice. La
procédure devant le Conseil de Sécurité n'a donc pas pour
objet de résoudre les questions sous l'angle de la justice ou du droit :
la préoccupation fondamentale ici est le maintien de la paix.
Comme on l'a déjà souligné au paragraphe
précédent, l'article 2§4 de la Charte des Nations Unies
prévoit que : « les membres de l'organisation s'abstiennent, dans
leurs relations internationales, de recourir à la menace ou à
l'emploi de la force, soit contre l'intégrité territoriale ou
l'indépendance politique de tout Etat, soit de toute autre
manière incompatible avec les buts des Nations Unies ».
De cette disposition, on constate que le but principal de
l'Organisation des Nations Unies est le maintien de la paix étant
donné que cet article interdit bien tout recours à la force,
même motivé par des considérations humanitaires. Sur le
plan de la définition du droit d'ingérence humanitaire et sans
s'interroger sur les fondements de la doctrine, on peut émettre
certaines réserves. Le droit d'ingérence humanitaire consiste
à légitimer une intervention armée afin d'aider une
population qui a besoin d'être secourue, même si l'Etat «
hôte » devrait s'y opposer. Les Etats ont depuis des siècles
tenté de justifier leurs interventions armées dans les affaires
intérieures des
81 C., ROCHE,
op. cit, p. 109.
82 6ème
CH., CHAUMONT, L'Organisation des Nations
Unies, PUF, éd. mise à jour, Paris, 1968, pp
64-65.
41
autres Etats par des motifs tels que la défense des
droits de l'homme, la défense des minorités, celles de leurs
ressortissants expatriés ou d'autres motifs d'humanité.
On pourrait dire que le contenu de cette définition du
droit d'ingérence humanitaire reste imprécis dans la mesure
où aucun Etat n'a le droit de mener une intervention armée
unilatérale pour quelques motifs que ce soient dans les affaires
intérieures des autres Etats sauf si cette décision
d'intervention est prise par l'organisation des Nations Unies.
L'article 2 alinéa 7 de la Charte des Nations Unies
quant à lui dispose que : « aucune disposition de la
présente Charte n'autorise les Nations Unies à intervenir dans
les affaires qui relèvent essentiellement de la compétence
nationale d'un Etat ni n'oblige les membres à soumettre des affaires de
ce genre à une procédure de règlement au terme de la
présente Charte ; toutefois, ce principe ne porte en rien atteinte
à l'application des mesures de coercition prévue au Chapitre VII
».
Progressivement, la place prise par la philosophie des droits
de la personne humaine dans les relations internationales a conduit à
s'interroger à nouveau sur le principe de non intervention
consacré dans la Charte des Nations Unies (art. 2§7). Dans ce
domaine, des intérêts s'affrontent souvent contradictoires : ceux
de l'Etat et ceux de l'individu auxquels se juxtaposent en droit international,
la dialectique opposant les droits de la personne humaine et la
souveraineté de l'Etat, cette souveraineté se traduisant dans les
rapports internationaux par le principe de non intervention. Il est peut
être nécessaire que cette disposition de la Charte des Nations
Unies soit réinterprétée.
Au lendemain de la seconde guerre mondiale, les
rédacteurs de la Charte étaient soucieux de l'indépendance
et de l'intégrité des Etats. Mais, le caractère humaniste
de cette Charte devrait permettre aux Nations Unies d'intervenir et faire
cesser les crimes commis au sein d'un Etat.83
Des définitions précises des crimes contre
l'humanité pourraient être données, définitions qui,
par leur précision empêcheraient toute interprétation
extensive. Lors de la conférence de Téhéran sur les droits
de la personne humaine en 1968, les
83 P., BUIRETTE, op. cit, p. 6.
42
Nations Unies se saisissent du problème de
l'application de ces droits en cas de conflits armés. Cette attitude est
totalement nouvelle : jusqu'alors, l'Organisation des Nations Unies n'avait
jamais pris en compte le droit international humanitaire, droit concernant les
conflits armés. Cela aurait été en contradiction avec son
objectif principal qui est d'interdire le recours à la force dans les
relations internationales.84 A ce stade, le droit international
humanitaire devient une des préoccupations de l'Organisation des Nations
Unies.
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