2. Des trajectoires professionnelles toujours en
formation
Peu de graffeurs occupent une profession stable en rapport
direct avec le graffiti. Ceci s'explique d'abord par l'âge : beaucoup
d'entre eux sont toujours en période d'études, les autres
entrés depuis peu dans la vie active. Bien que certains vivent
effectivement du graffiti, la plupart d'entre eux travaillent dans des
secteurs plus ou moins liés à celui-ci. Meuh travaillait comme
journaliste freelance et doublait des séries en français, Spaz
travaille dans une entreprise d'animation, Exist paie ses études
grâce à son job de vendeur dans un magasin de bombes de peinture,
etc. Lorsque Kabrit expliquait son choix pour l'animation, il ajoutait qu'il
souhaiterait effectivement continuer dans cette voie, alors même que le
graffiti représente pour lui des revenus non négligeables. Il
semble que cette déconnection apparente entre l'orientation
professionnelle et la pratique du graffiti soit causée par le
caractère instable de cette dernière, et le peu d'assurance d'un
revenu régulier.
47 BEUSCART, Jean-Samuel, PEERBAYE, Ashveen, «
Urbanité(s) (avant-propos) », Terrains & Travaux,
2003/2 (n° 5), p. 3-6, p. 4. 48Ibid., p. 51.
49 DARMON, Muriel, Devenir anorexique. Une approche
sociologique, La Découverte, collection Poche, 2008, 349 p.
33
La conciliation entre graffiti, souhaits personnels et
orientation professionnelle s'avère compliquée ; lorsque Vagneron
relate l'expérience de Chloé, une graffeuse d'Ivry, il
considère qu'elle « n'envisage pas de sacrifier sa pratique
à son avenir professionnel »50. La
difficulté de faire du graffiti une profession à temps plein
relèverait d'un calcul « coût - avantage » qui ne serait
pas compris comme une décision purement rationnelle, mais comme la
conscience d'une conciliation nécessaire. Ces acteurs adaptent alors,
pas à pas, leur projet professionnel aux débouchés
potentiels, débouchés qui sont également
déterminés par leur niveau de reconnaissance. Lucie Bargel, dans
son étude sur les carrières des jeunes militants du Mouvement des
Jeunes Socialistes51, met en lumière la manière dont
ces jeunes tentent de combiner ressources acquises, contraintes et projet
professionnel : la difficulté des jeunes militants tient notamment
à ce qu'ils doivent être capables de transformer des ressources
partisanes militantes en ressources politiques dans le temps et l'espace
donné du parti. Or, la plupart d'entre eux échouent par exemple
à faire carrière et à devenir des professionnels
de la politique et sont, de plus, durablement réduits à leur
passé militant lorsqu'ils tentent de s'orienter vers le secteur
privé. Un investissement total et exclusif, chez eux comme chez les
graffeurs, les enfermerait dans une situation d'entre-deux dont il est
malaisé de se défaire, sur le type de la Path
Dependency. Il semble alors plus « souhaitable » de conserver
une profession reconnue (et officiellement enseignée) que de s'investir
à temps plein dans le graffiti, activité en pleine construction
et dont la reconnaissance n'est pas assurée. Cela pourrait être un
facteur d'explication de cette distanciation entre pratique artistique
première - le graffiti - et la voie professionnelle choisie. Quant
à ceux qui, comme Ashekman, Zed ou Eps, subviennent à leurs
besoins grâce au graffiti, il est souvent complété par
d'autres activités. Le graffiti d'Ashekman s'insère dans un
concept plus large lié au hip-hop, puisque les jumeaux Kabbani ont
également un groupe de rap et une ligne de vêtements. Zed est
peintre, expose en galeries et répond à des commandes
privées non liées au graffiti, tout comme Eps, dont les revenus
se fondent presque intégralement sur les commandes de graffiti, mais
travaille en parallèle pour une école et magasin de surf. Ainsi,
même chez ceux pour qui le graffiti devient une profession, il ne s'agit
pas d'une activité à temps plein ; la nécessité
d'un revenu régulier les contraint à partitionner leur temps et
faire valoir des aptitudes diverses.
|