3. Véhiculer un message positif
Enfin, plus que la couleur, les messages explicitement
véhiculés s'attachent à dévoiler une pensée
positive en direction du reste de la population. Ils prennent plusieurs formes,
dans la pratique comme dans le discours. Dans la pratique, on considère
la participation à des événements plus larges, souvent
organisés par les habitants : les journées de marché et
d'animation sans voitures, instaurées depuis 2014, constituent des lieux
de rencontre privilégiés entre habitants, entre habitants et
graffeurs. D'autres comme les festivals liés à la protection de
l'environnement sollicitent les graffeurs : ils réalisent une
pièce en rapport avec l'événement, et proposent des
messages supposés anodins mais qui visent, selon eux, à donner de
la bonne humeur à ceux qui les verront, du type « flowers in
your hair ». On trouve à la fois des messages et des
thèmes qui sont censés parler à celui qui les
observe, lui rappeler et mettre en valeur quelque chose qu'il connaît
sans y porter une réelle attention dans sa vie quotidienne. Dans ce cas
de figure, deux niveaux de compréhension sont mobilisés. D'une
part, certains messages requièrent un temps de lecture et une
réflexion plus longs, devant être déchiffrés,
puisqu'ils sont issus des rapports et visions forgés au sein de la
communauté graffiti, sans être pour autant exclusifs : ce sont par
exemple les graffitis « it is wizer to be nizer »,
plaisanteries propres aux crews REK et RBK qui deviennent
compréhensibles après retranscription en anglais correct,
« it is wiser to be nicer ». D'autre part, des messages ou
thèmes qui se rapprochent de ceux que les habitants vivent
quotidiennement ou qui font appel à leur culture, non pas communautaire,
mais libanaise, ce qui reprend les logiques de glocalisation du
graffiti. Chez Yazan l'illustration de figures
globalement appréciées des Libanais, chez
Kabrit, Fish, Mouallem et d'autres,
l'utilisation de l'arabe, que les habitants
apprécient particulièrement et
comprennent tous : « t'as de la
calligraphie tu vois les gens aiment, ils
kiffent ça « al Arabiya », ça fait
partie de la culture » (Kabrit). Enfin, certains
investissent directement la vie
Graffiti de Mouallem (c) Raoul Mallat
quotidienne pour la valoriser par le graffiti,
174 ALVISO-MARINO, Anahi, op. cit., p. 322
145
à l'image d'Eps représentant un ouvrier syrien
fumant trois cigarettes simultanément, ou Mouallem peignant avec humour
la relation conflictuelle entre une mère âgée et son fils,
qui décide de quitter la maison.
(c) Alfred Badr
Derrière ces représentations se pressent une
volonté d'instaurer, à travers le mur et lors des
réalisations, un dialogue avec la population. Il s'agit d'attirer le
regard, la curiosité des passants, de les amener à
réfléchir, comme nous le confiait Krem2, sur l'environnement qui
les entoure. Un tag « Exist ! », pour peu qu'il soit
déniché, invite ce passant à sourire,
réfléchir, ou simplement « exister ». Ces messages sont
censés être découverts au fur et à mesure que l'on
avance dans la ville. Plus directement, le graffiti amène à des
discussions concrètes avec les passants, discussions censées
participer pleinement de cette refondation du projet
commun dans l'espace urbain. Lors des observations, nombre de passants ne
connaissaient pas le graffiti, et venaient chercher des explications
auprès des graffeurs, qui prenaient alors du temps pour leur expliquer
ce qu'ils étaient en train de faire, leur proposaient de rester, ou de
leur faire une dédicace à côté de leur graffiti. Si
certains graffeurs ont des doutes quant à l'utilité de ce qu'ils
font et surtout de leur impact (que vaut un message positif face à la
réalité ?), de leur vision
(c) Yazan Halwani
« naïve », Meuh et Kabrit rappellent que le but
n'est pas tant de changer l'intégralité du pays, mais de donner
un
« petit quelque chose » à ces personnes :
« ok, le gars avec
son gamin cet après-midi, peut-être qu'ils
auront oublié demain ce qu'on veut dire, mais si dans la journée
on leur
a donné 5 minutes de bon temps, qui change, que le
soir ils rentrent et ils disent « ah tiens aujourd'hui on a
découvert ça »... » (Meuh). Vis-à-vis des
individus à l'origine méfiants, pensant que le graffiti est
politique et s'apparente à un affichage milicien, les graffeurs adoptent
une approche conciliante et ludique, si bien que certains militaires et civils
leurs demandent s'il n'est pas possible de peindre pour eux. Aussi, expliquer
ce qu'ils sont en train de faire vise à rassurer les passants sur la
mentalité d'une partie de leur génération, toute aussi
restreinte qu'elle puisse être : « quand tu vois une nouvelle
génération qui est en train de
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trimballer dans la rue, de boire des bières et
parler de, d'armes tu vois... On boit des bières (rires), c'est pas un
gros problème mais les armes, les gens n'aiment vraiment pas ça.
La plupart des gens qui ont vécu la guerre... » (Kabrit). Ces
craintes semblent effectivement très ancrées dans la
génération des parents, qui ont directement vécu la guerre
et préfèreraient des activités ludiques ou, dans tous les
cas, autres que l'engagement dans une milice175. Pour autant, les
graffeurs de REK et RBK reconnaissent que cette relation
privilégiée avec les habitants nécessite une attention
accrue quant à la direction que prendrait leur activité, avant
que « les gens soient exposés aux méfaits du tag
» (Kabrit). En définitive, ces dynamiques traduisent une
volonté de redonner la ville aux habitants, à la fois en les
faisant parler et en leur offrant un espace renouvelé. Ainsi, si nous
n'avons que peu de retours de l'ensemble des beyrouthins sur le graffiti, il
semble que les graffeurs souhaitent faire de la ville le «
musée du peuple », et ainsi transformer le « si
Beyrouth avait parlé » (ÊßÍ äÅ
ÊæÑíÈ) de Fish en « Beyrouth parle
».
À retenir
L'absence d'espaces publics et de plan d'urbanisme
devient le terrain propice à la pratique du graffiti.
Ainsi, les graffeurs déploient des stratégies et
des discours visant à se réapproprier l'espace
urbain, là où l'État et les secteurs
économiques auraient durablement ségrégué et
précarisé les populations.
Les graffeurs s'attachent à faire valoir une pratique
qui ferait de la ville le « musée du peuple
». Leurs graffitis mettent en valeur la couleur afin
d'effacer les « stigmates de la guerre », ainsi que des
références culturelles consensuelles à la population
libanaise. L'attachement à une réappropriation par la positive de
la ville se conçoit conjointement aux considérations artistique
et réputationnelle des graffeurs.
175 KATTAR, Antoine, op. cit.
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