B. Se réapproprier la ville et en faire le
« musée du peuple »
Outre l'exploitation de cette opportunité, les
graffeurs développent un véritable discours de
réappropriation de la ville par l'art, par opposition aux formes
violentes des conquêtes territoriales ou de dépossession de cet
espace qui ont marqué le passé de Beyrouth. Cette volonté
de reconstruire, de proposer un message positif permet aussi de comprendre,
pour une infime part, comment la critique négative de l'État est
limitée et laisse une place plus importante à cette dynamique que
les graffeurs pensent indispensable. En fait, la critique n'est jamais
très loin, mais elle revêt un aspect moins fataliste et
défaitiste que celle présentée auparavant : plus diffuse,
elle vise à remettre en cause ce constat d'une ville qui se ferait sans
ses habitants, dépourvus de moyens d'expression dans l'espace même
où ils habitent et évoluent. Cette critique s'amplifie d'autant
plus pour les graffeurs qu'elle ne se contente pas de dénoncer mais
propose une alternative : ils s'efforcent d'embellir la ville par la couleur
et, aussi, ils souhaitent donner une signification positive à ces
couleurs.
1. La critique d'une ville qui se ferait sans ses
habitants
Tag d'Exist, Mar Mikhail Beyrouth (c) Nour Ai
La critique la plus fréquente concerne l'urbanisation
sauvage et la spéculation immobilière qui viendraient
déposséder les habitants du bâti et de la façon dont
se construit la ville. Cette critique, lorsqu'elle se déploie de
manière négative et revendicative, s'accompagne toutefois de son
versant positif par la symbolique qui émanerait de l'action des
graffeurs. Réaliser une pièce ou un tag critiquant ce «
paysage urbain déplaisant »171 devient une
action positive parce qu'elle met en forme cette critique, et apparaît
comme un signal visant à déclarer, à l'instar d'Ashekman,
« the street is ours ». Certains des graffeurs ont pu
interpréter cela comme une déclaration de prise de territoire ;
il apparaît plus
exactement dans les discours des jumeaux Kabbani que cela
s'adresse à ceux désignés comme responsables de
la perte du contrôle populaire sur cet espace urbain. Cette critique se
formule sous le prisme de
l'humour, voire de l'ironie, en particulier chez Exist et
Kabrit : « stop your buildy buildy shit » ou «
building tagging in a responsible way » sur les panneaux
de bois reprennent cet outil visant à fermer les chantiers
171 Ibidem.
142
et à se les réapproprier. Ces pièces
renvoient aux constructions d'immeubles modernes, qui contribuent à la
hausse des prix du loyer, délogent certaines populations (comme c'est le
cas d'une enclave arménienne à Geitawi), et précarisent
l'accès au logement. À cela s'ajoute la modification du mobilier
urbain (poteaux, feux, panneaux de signalisation), perçu comme
désagréable : « si le mobilier urbain était beau
j'arrêterais sûrement, ou pas (rires) de taguer. Mais tant que
c'est laid, que ça ruine les rues des gens, je continue »
(Meuh).
Nous avions également abordé la manière
dont les graffeurs
visent à refuser l'identification
communautaire, personnellement, mais aussi dans l'espace. Beyrouth a
cristallisé les divergences et conflits entre communautés, durant
la guerre civile, au sein même de cet espace. Cela a créé
une homologie entre divisions urbaines et divisions communautaires. Par
opposition à l'affichage milicien, les graffeurs ne marquent pas une
emprise particulière sur un territoire particulier. La présence
de graffitis dans l'ensemble de la ville, sans limitation à un quartier
dont ils seraient issus et de sa communauté majoritaire, suit un
cheminement exactement inverse à celui des milices. Paradoxalement,
là où le graffiti viendrait dégrader l'espace urbain il
vise plutôt (du point de vue des graffeurs) à fournir de nouveau
un espace public déconfessionnalisé par sa présence
indifférenciée entre quartiers.
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Sup-C, Exist et Fish taguant un panneau de chantier, rue
d'Arménie Beyrouth, photo personnelle
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