2. La recréation d'un sentiment d'appartenance en
dehors du communautarisme religieux
Nous nous permettons un aparté à propos du Bros
crew, pour rappeler le risque qu'il y a à prendre au mot les discours
des acteurs, par esprit de simplification ou d'impression d'objectivité
de leur part. En effet, Meuh nous faisait remarquer, un jour, que le Bros crew
était un crew chiite : cela va sans dire que ce type d'observation
posait un certain nombre de problèmes,
puisque l'application de l'appartenance communautaire au
crew arrivait en porte-à-faux complet avec l'ensemble des entretiens que
nous étions en train de recueillir. Bien sûr, le réel est
complexe et nous devons chercher à le comprendre, non à le
recréer selon nos propres vues, donc comprendre ses exceptions. Partant
de là, le problème tenait surtout à
l'interprétation de ces propos : était-il un crew chiite qui se
revendiquait comme tel ou, comme nous avons pu l'observer par la suite,
n'est-ce pas simplement le fait qu'il soit composé de chiites, puisque
rassemblant deux frères et leur cousin ? La vérification de ces
hypothèses devient alors indispensable, vis-à-vis des membres du
Bros mais également de leurs pairs. Il apparait, finalement, que les
termes employés par Meuh en biaisaient l'interprétation,
puisqu'ils faisaient croire à un crew à base religieuse. Les
entretiens ultérieurs avec ses membres ont plutôt
révélé une coïncidence dans la composition du Bros
crew et l'absence de volonté de se définir en « crew chiite
».
Pratiquer le doute face à ses sources
Les conventions consubstantielles au graffiti et à la
culture hip-hop ont pour effet de recréer un sentiment d'appartenance
à un groupe, en dehors du communautarisme religieux. La volonté
de distanciation vis-à-vis du prisme communautaire, entendu comme
identité religieuse et politique, ne signe pas le refus de toute
appartenance ou le détachement vis-à-vis de tout sentiment
d'appartenance. D'ailleurs cette distanciation ne traduit pas plus un refus de
religion, seulement un rejet de sa forme instituée et institutionnelle
au Liban. Quoi qu'il en soit, c'est bien la logique du crew, inhérente
à la pratique du graffiti, qui élabore une nouvelle
communauté, fondée cette fois-ci sur une pratique et des
affinités communes. Le crew revêt une dimension d'autant plus
fondamentale ici que, à l'inverse des scènes new-yorkaise et
européenne, il n'a pas vocation à définir une appartenance
à l'intérieur et une rivalité à l'extérieur
de celui-ci. En fait, tant que nous n'avions pas observé ce qui faisait
la différence entre Beyrouth et d'autres scènes, il était
impossible de saisir le processus par lequel le crew recrée un sentiment
d'appartenance sans reproduire la même logique que celle qui
prévaut dans le communautarisme. À Beyrouth, l'absence de
rivalités entre les différents crews permet, au sens de «
donner la permission », un sentiment d'appartenance sans entrer en
contradiction avec le rejet du modèle de l'appartenance communautaire :
l'adhésion à un crew n'est pas fondée sur
l'exclusivité. Cette non exclusivité peut, aussi, se traduire
comme la non-obligation d'affiliation à un crew, sans que cela devienne
discriminant pour ceux qui n'en font pas partie, à l'image de Yazan
Halwani, Potato Nose ou Bob.
Au-delà de l'aspect artistique, l'appartenance au crew
recouvre une forte charge émotionnelle et affective, étant
donné que les graffeurs sont amis avant de faire valoir les
qualités et le mérite de chacun dans la pratique. Le crew, s'il
est initialement « l'unité de regroupement qui permet la
mobilisation massive lors de projets », est aussi le
119
réceptacle qui vient concrétiser «
l'ensemble des « connexions » tissées durant les
années d'activité, sans lesquelles peindre dans la rue se
révèle impossible »142. Si la
non-appartenance au crew ne rend pas l'activité impossible, le maintien
dans la carrière est effectivement plus difficile. Mais, outre la
carrière artistique du graffeur, il s'agit du caractère social du
crew, qui tend à affirmer, voire officialiser les solidarités et
amitiés tissées entre les acteurs. Ces solidarités sont
d'autant plus étroites que, dans les cas de Bros et d'Ashekman, le crew
repose sur une logique familiale. Dans tous les cas, il semble bien qu'en
pratique « le crew passe presque avant la fresque et les personnages
»143, charge affective et appartenance identitaire au crew
vont de pair et importent autant que les pièces réalisées.
Le crew donne la possibilité de rejeter l'appartenance communautaire et
de « ne pas se sentir isolé »144, en somme
de devenir « Brothers in tag ». La fonction essentielle du
crew serait alors de donner à voir « la sédimentation
d'un style et d'un esprit, de normes et de valeurs partagées par des
pratiquants »145.
À retenir
Le graffiti provoque une rupture profonde face aux
anciennes pratiques de l'affichage à Beyrouth. Celles-ci
étaient majoritairement le fait des milices, et constituaient des «
marqueurs de territoires idéologiques », visant à
signifier le contrôle d'un territoire par une milice communautaire
donnée.
L'utilisation du blase et la transformation des individus en
activité leur permet d'éviter une identification communautaire.
Cet évitement consacre la figure de l'artiste, plus que de son
essence religieuse ou communautaire, et recrée une
distinction entre vie privée et vie publique.
Par opposition, le graffiti permet un évitement
de l'assignation identitaire, de l'espace public et du graffeur. Les
buts du graffiti étant différents de ceux des milices, il permet
une certaine décommunautarisation de l'espace : on
passe d'un but politique et territorial à une pratique artistique.
142 VAGNERON, Frédéric, op. cit., p.
94.
143 Ibid., p. 95.
144 KATTAR, Antoine, op. cit., p. 89.
145 VAGNERON, Frédéric, op. cit., p.
104.
120
II. ABSENCE DE CONSENSUS ET HÉSITATIONS FACE AU CADRE
INSTITUTIONNEL : LA DÉFINITION DU GRAFFITI COMME « ART
ENGAGÉ » ?
Le graffiti à Beyrouth est le fruit du contexte dans
lequel il se développe. Plus généralement, les conventions
et discours sur le graffiti se sont attachés à le
présenter comme un art contestataire, populaire, démocratique,
voire directement engagé. Le contexte libanais, détaillé
au long de cette réflexion, amène à des discours sur soi
assez singuliers en ce sens que la plupart d'entre eux ne refusent pas la
dimension contestataire dans l'art. Le refus d'être politique
est alors plus ambigu qu'il n'y paraît à première vue.
L'hésitation à transformer le graffiti en art politique ou
politisé se comprend justement au regard de ce qui est compris comme
politique par ces acteurs : le politique renvoie aux institutions et partis
politiques issus des milices. Une étude plus approfondie de leurs
discours lors des entretiens et observations pose toutefois la question de
cette dimension politique de l'art ; peut-être devrions-nous d'abord
analyser comment ce refus du « politique » traduit des revendications
qui pourraient effectivement être politiques, mais non comprises comme
telles par les graffeurs. Il s'agit plus d'une manière d'employer le
concept de politique que du fond des discours eux-mêmes : ainsi, les
réflexions des graffeurs requièrent de décrypter leur
langage pour pouvoir les comprendre pleinement et prendre du recul sur ce
dernier. En particulier face à ce qu'ils désignent comme «
politique », les graffeurs adoptent des discours « engagés
» mais qui peinent à être reconnus ou à s'affirmer
comme tels. Ces hésitations et cette apparente absence de consensus ou
de discours commun face au cadre institutionnel posent le problème de la
définition du graffiti comme art engagé. En premier lieu
parce que les relations entretenues entre les graffeurs et le cadre
institutionnel représentent une opportunité pratique autant qu'un
obstacle face à l'idéaltype du graffeur, où
l'illégalité de la pratique fonde la légitimité de
l'artiste. Ensuite parce que l'art, dans un imaginaire plus global,
représente selon eux un moyen d'expression contre ce même
État, et les groupes sociaux dominants qui agiraient en cooptation avec
celui-ci. Mais, bien que ces critiques soient claires et existent, les
hésitations face à la définition de soi comme artiste
engagé traduisent les inquiétudes de ces graffeurs face
à des enjeux sociaux et politiques instables : la direction qu'ils
prennent ou souhaiteraient prendre se confronte à nombre de ces enjeux,
parce qu'ils sont indissociables de leurs intérêts artistique et
réputationnel. Ainsi, cette partie s'attachera à comprendre
où et comment se situent les graffeurs, leurs difficultés et
contraintes, entre l'impératif de reconnaissance artistique et la
volonté de donner une teinte « engagée » à leur
activité.
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