2. La transformation des individus en activité, ou
la sortie de l'essentialisme
Le graffiti, en tant que carrière, transforme ses
agents en activité. La désignation par le blase, si elle induit
une reconnaissance comme artiste, permet aussi de désigner l'individu
par son activité, donc par ce qu'il fait plutôt que ce qu'il
est a priori - soit l'assignation confessionnelle. La
complexité de cette assignation identitaire est extrêmement
prégnante dans l'étude de Nicolas Puig140, à
propos des jeunes palestiniens des camps de Beyrouth. La qualification de ces
jeunes reprend la même logique qui concourt à qualifier, de
manière plus générale, un individu au sein de la
société, si ce n'est que leur cas de figure est « flagrant
» puisqu'ils viennent des camps. Il serait malaisé, que ce soit
à propos des jeunes palestiniens ou des graffeurs, de considérer
que les systèmes d'identification communautaire sont pensés
délibérément et consciemment par ceux qui les
opèrent : il est simplement devenu « normal » de demander
à quelqu'un sa communauté, ou sa religion s'il est
étranger, pour le définir. Dès lors, l'introduction d'un
individu par son activité permet d'éviter cette définition
communautaire, ce qui « renvoie finalement à un
évitement de l'assignation identitaire par le recours à une
logique libérale »141 ou artistique.
140 PUIG, Nicolas, « Sortir du camp.
Pérégrinations de jeunes réfugiés palestiniens au
Liban » in BONNEFOY, Laurent, CATUSSE, Myriam (dir.), Jeunesse arabes.
Du Maroc au Yémen : loisirs, cultures et politiques, Paris, La
Découverte, 2013, p. 240-247.
141 Ibid., p. 243
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La nuance tient à ce que cet évitement de
l'assignation est facilité parce que le graffiti est une pratique
distinctive : cela le rend particulier au regard d'autres formes artistiques
pratiquées au Liban. Kabrit ou
Krem racontent que, déjà au lycée, le
graffiti présente l'avantage de se démarquer des autres, ce n'est
donc pas tant la figure générale de l'artiste que celle de
graffeur qui permet cette dénomination indépendante : «
c'est cool c'est des dessins, tout le monde dessine tu vois... Une fois que
j'ai intégré le tag y avait personne qui connaissait le tag,
j'sais pas à l'école par exemple ». Le fait «
qu'à l'école, à peu près tout le monde sait que
[Krem2] fait du graffiti » agit comme un facteur de distinction plus
fort encore que s'il ne faisait que du dessin, justement parce que le
graffiti constitue une pratique encore assez peu connue ; cet aspect
inédit de la pratique attire l'attention sur elle-même plus que
sur les caractéristiques proprement sociales et identitaires de ses
pratiquants. Vis-à-vis de la famille, comme du public, le même
panel de réactions peut être observé : ainsi dans la rue,
les passants qui croisent des graffeurs sans connaître le graffiti
semblent plus intéressés et curieux de cette pratique que de
l'identité des graffeurs, soit ce qui est donné à voir
plus qu'à croire.
Un passant et son fils lors d'une session graffiti, photo
personnelle.
C. Une volonté de sortir du prisme communautaire
réaffirmée dans les discours et les pratiques
La pratique du graffiti permet à ses participants de
sortir d'une assignation communautaire très présente au Liban,
fruit de son système politique et, surtout, de son passé
récent extrêmement instable et meurtrier qui se perpétue
dans le présent. Pour autant, déconnecter la pratique des
discours véhiculés à ce sujet nous prive d'une pleine
compréhension du processus par lequel ils créent une
identité nouvelle. Peu à peu se dessinent les contours d'une
réflexion élaborée, pensée a posteriori et
plutôt hostile aux revendications d'appartenance communautaire. Cette
réflexion sur soi et sur son environnement social est à nouveau
réaffirmée par les graffitis, cette fois de manière
intentionnelle. Enfin, il semble, presque paradoxalement, que cette sortie de
l'appartenance communautaire est accélérée, une fois
encore, par le
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facteur collectif : la recréation d'un sentiment
d'appartenance en dehors de la communauté religieuse de
référence serait un moyen de se dégager du facteur
communautaire, tout en renforçant son engagement.
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