CONCLUSION
Cette analyse de la carrière se voulait axée sur
ce que font ses participants dans le graffiti. Qu'apprennent-ils, comment
réalisent-ils une pièce, quelles en sont les
particularités esthétiques, etc. Ce qu'ils font et la
manière dont ils en discutent nous permettent d'aborder la sociologie de
l'art et le processus d'artification d'une pratique. À ce propos, les
analyses d'Howard Becker sur les mondes de l'art, en particulier local, de
Heinich et Shapiro sur le passage à l'art, et de Bourdieu sur les
rapports entre art et marché, montrent que cette reconnaissance
artistique est un processus long qui met au jour plusieurs facteurs essentiels.
D'abord, si la méthodologie de la carrière comporte le risque de
catégoriser les individus, elle permet toutefois de rendre au plus
près les différentes séquences franchies par un individu
dans sa pratique. Elle offre de plus la possibilité de corréler
cette évolution personnelle à celle du champ dans son ensemble,
justement parce que les participants construisent sa réputation en
même temps que la leur. Aborder ensemble ces deux types de reconnaissance
nous renseigne toutefois sur le niveau d'artification du graffiti à
Beyrouth. La particularité de celui-ci tient à son
émergence récente et semble, de fait, toujours en construction.
Plutôt que de supposer une artification qui sera réussie par la
suite, ce dont nous ne savons rien, nous concluons plutôt qu'à cet
instant, la scène beyrouthine bénéficie d'une
reconnaissance, même si son public demeure restreint et ses acteurs non
systématisés ou institutionnalisés. Cette artification
fait plus penser aux sous et contre cultures mais, visiblement, le graffiti
à Beyrouth ne répond qu'à une partie de ces
critères, et les discours tendent à le faire reconnaître
d'une autre façon. Il convient de rappeler, enfin, que ces processus
d'artification et de reconnaissance ne sont pas nécessairement
linéaires, rationnels ou uniques. Les stratégies
déployées, consciemment et inconsciemment, sont autant de
combinaisons possibles en fonction des expériences individuelles de
chacun.
En conservant ces nuances en mémoire, certains
critères d'appréciation restent pertinents dans la
définition du graffiti à Beyrouth, en tant que pratique
artistique et, plus exactement, en tant que monde de l'art local.
Premièrement, les spécificités esthétiques du
graffiti tel qu'il se constitue à Beyrouth. Celles-ci concernent tant le
développement stylistique individuel que l'appropriation de formes
artistiques locales et internationalisées, concourant à la
création de nouvelles conventions géographiquement
limitées. Le facteur collectif également, à la fois par la
mise en réseau des acteurs structurant un monde de l'art et par la
logique du crew, soit d'une communauté restreinte aux liens affectifs
forts. Cet aspect est primordial dans la phase d'engagement, mais surtout de
maintien dans l'activité. Parce que cette pratique est le fait de
productions communes, les individus divisent les coûts humains,
financiers, organisationnels inhérents à la réalisation
d'oeuvres. Cela permet également de se maintenir dans l'engagement par
la dynamique qui s'y instaure puis dans le rôle qu'ont les pairs et les
intermédiaires dans le processus de reconnaissance. Le
107
maintien et la multiplication des stratégies de
visibilité entreprises se doublent d'une commercialisation du graffiti,
mais elle amène certaines gênes. En effet, on remarque que
l'artification est en construction, puisqu'on arrive à une
période où certains débats émergent quant à
la conception du graffiti, de sa commercialisation et du type de reconnaissance
qui en résulte. D'où l'importance des discours attachés
à la pratique, discours souvent issus des participants eux-mêmes,
dans le but de faire reconnaître le graffiti et leur figure d'artiste. La
commercialisation, si elle reste « raisonnable » et conforme à
l'idéaltype (adapté au contexte libanais) du graffeur, peut ainsi
apparaître comme une chance de plus de monter en artification. Ces
discours et représentations se diffusent également dans les
médias, mais peu chez les critiques artistiques par exemple. Le graffiti
à Beyrouth peut avec raison être considéré comme un
monde de l'art local, mais il reste un monde de l'art en train de se
faire.
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TROISIÈME PARTIE. QUAND L'ART PERMET DE SE RACONTER
: LES AMBIGUÏTÉS DE LA MISE EN DISCOURS FACE AUX
ENJEUX SOCIOPOLITIQUES DE BEYROUTH
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I. LA CRÉATION DE LA FIGURE DE L'ARTISTE : L'ART URBAIN
COMME SORTIE DE L'ASSIGNATION COMMUNAUTAIRE
L'aspect multiconfessionnel du Liban est cristallisé
dans l'architecture de la capitale, puisque divisée en quartiers dans
lesquels une confession majoritaire dénote. Suite à la guerre
civile libanaise (19751990), ce phénomène s'est d'autant plus
renforcé que la confession est, peu à peu, devenue un signe
d'appartenance communautaire. Plus qu'une caractéristique de l'individu,
elle est devenue l'élément premier de son identité,
fermant de facto la voie à tout type d'identification
laïc, politique, ou autre. Plus encore, si identité politique il y
a, elle n'a été rendue possible que par la confusion - et la
fusion - progressive entre appartenance communautaire et appartenance politique
: les milices, reconverties en partis politiques, sont fondées sur une
base communautaire. Ici, on retrouve, mêlées, des questions que
pose Beyrouth dans la définition de l'identité des individus et
l'impact qu'aurait - ou non - l'art sur ces mêmes questions urbaines et
communautaires. Que fait le graffiti, en tant qu'art urbain, à
l'individu et à son environnement ? La création de la figure de
l'artiste modifie-t-elle la manière dont il crée son
identité ? L'activité de l'artiste peut-elle même avoir un
impact sur l'assignation identitaire de la ville et de ses habitants ?
Répondre à ces problématiques nécessite de regarder
ce qui, dans le passé, diffère de la pratique actuelle du
graffiti. Ce retour permet d'aborder le rôle que le graffiti peut,
consciemment et inconsciemment, remplir. À un niveau plus individuel, le
processus de labellisation de l'artiste permettrait effectivement de
créer deux formes d'identités, l'une artistique et, l'autre,
personnelle. Ici, il semble que cette distinction acquière une dimension
plus forte encore, qui ne se contente pas de différencier l'artiste de
l'individu, mais véritablement de créer une démarcation
entre identité publique et identité privée, dans toutes
leurs composantes. Cette réflexion serait par ailleurs très
incomplète si elle omettait de prendre en compte les discours des
acteurs, discours qui tendent à affirmer une volonté officielle
de sortir du prisme communautaire, duquel il est devenu difficile se
défaire.
A. Une rupture des buts du graffiti : un but artistique bien
différent des anciennes pratiques de l'affichage à Beyrouth
Le graffiti, par sa fonction artistique, change radicalement
le visage de la ville de Beyrouth. Il opère comme une innovation totale
dans un pays où la pratique de l'affichage se résumait, depuis le
début de la guerre civile en 1975, à une entreprise milicienne et
qui, dès 1990, s'est partagé l'espace urbain avec les campagnes
de publicité les plus variées. Le graffiti rompt avec cet
affichage milicien, esthétiquement et symboliquement puisque,
paradoxalement, là où le tag apparaîtrait comme une
réactivation du marquage de territoire milicien, ses dynamiques propres
semblent plus complexes. Enfin, parce que le graffiti vise à
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introduire l'artiste par le blase, la rupture est
définitivement consommée dès lors que l'investissement de
la ville ne vise plus à représenter une cause quelconque.
1. L'introduction d'un graffiti non milicien à
Beyrouth
En 1993, trois ans après la fin de la guerre civile,
Michael Davie publie un panorama très détaillé de
l'affichage milicien à Beyrouth ou, comme il l'appelle plus exactement,
les « marqueurs de territoires idéologiques ».
Détailler et prendre en compte la dimension extraordinaire de cet
affichage dans la construction de l'espace urbain et de l'identité des
habitants semblent indispensables à la compréhension de la
rupture opérée aujourd'hui par le graffiti. Durant toute la
période de la guerre civile et dans ses suites, en particulier durant
l'ascension du Hezbollah comme parti politique, ainsi que les occupations
israélienne et syrienne, l'affichage milicien est devenu une
manière de faire la guerre à part entière, bien
au-delà d'un simple outil de propagande. Son importance se retrouve
autant dans les fonctions qu'il a remplies que dans la force du nombre. Il est
difficile d'imaginer à quel point la totalité de l'espace urbain
a pu être investie, sous toutes ses formes et dans tous ses coins, durant
ces années. Davie tente d'ailleurs de dresser une liste des territoires
investis et des formes d'affichage requises, en faisant lui-même
remarquer que ce propos n'est pas exhaustif. On relève, comme terrains
d'affichage privilégiés : la ligne de démarcation (ou
Ligne Verte), les carrefours, les façades des immeubles, les murs et
clôtures, les devantures des magasins, les entrées des immeubles
ou, encore, les voitures. Ces lieux étaient investis par les affiches,
drapeaux,
Logo Kataeb, quartier d'Achrafieh (c) BeirutBeats
panneaux géants, silhouettes en plastique à
l'effigie de chefs de milices, faireparts de décès, banderoles
commémorant les martyrs, niches
idoines, écritures libres de soldats ou sigle du parti,
messages explicites
et implicites. Outre l'importance du nombre, c'est la fonction
que remplissaient ces affichages qui compte : outil de propagande,
l'affichage était surtout le moyen de gagner ou perdre
des territoires, et
de l'exposer. La conquête territoriale d'une milice
pouvait ainsi être suivie, au jour le jour, en fonction des nouveaux
affichages qui
apparaissaient, ce qui tendait de plus à renforcer cette
impression qu'ils contrôlaient effectivement ces territoires et leurs
populations, venant parfois fausser la réalité des
conquêtes : « le premier, la milice, jouissait d'une assise
territoriale continuellement contestée par la population »
alors que « le second, l'Armée, était sans assise
territoriale mais fortement appuyée par la population ». Cette
redéfinition continuelle et forcée de l'espace était
d'autant plus visible grâce à la fréquence des affichages,
moins abondante à mesure que l'on s'éloignait du « noyau
idéologique » (à l'image du quartier
général des Kataeb à Gemmayzeh). Ces lieux constituaient
alors des « territoires flous, sans stratégie territoriale
» aux « appartenances mal définies »,
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puisqu'étant « les rues et ruelles de
connexion inter-quartiers miliciens, lieux communs à toutes les parties
». Ces lieux de connexion sont, d'ailleurs, devenus des zones
où, aujourd'hui, la vie intercommunautaire est la plus dense.
Parti Amal, quartier de Zkak el-Blat (c) Now Media.
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Michel Aoun, place des Martyrs (c) 20 Minutes blog.
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En somme, la conclusion de Davie permet de comparer ce
qu'était l'affichage milicien par rapport au graffiti aujourd'hui :
Comme toute publicité moderne, l'affiche à
Beyrouth joua un rôle « commercial » - on « vend »
une idéologie. L'originalité ici réside dans le fait
qu'elle fut, au-delà de son rôle de marquage d'espace politique,
l'affirmation d'un pouvoir personnel. Les messages n'exprimaient pas un
programme, ils étaient l'expression et l'étendue d'un pouvoir
associé à la personne du chef. Les territoires étaient
alors moins des espaces idéologiques que des espaces du subsistance au
profit du « prince » et de sa cour. La population était en
quelque sorte l'otage du « prince », chef de milice, qui affirmait,
grâce l'affichage, l'étendue de son domaine et le bouclait au
moyen de barrages de contrôle, véritables « portes » de
quartier136.
West Beyrouth illustre très clairement, dans
ses décors, cet affichage et la clôture des quartiers, pratique
qui a en réalité subsisté plusieurs années encore
après la fin des hostilités. L'affichage est encore
présent à Beyrouth et ce n'est qu'en février 2015 qu'une
vaste campagne de recouvrement de ces affichages miliciens fut
décidée par le gouvernement. C'est à cette occasion que
l'on perçoit une reconnaissance officieuse du graffiti par les
institutions : elle prouve la distinction entre ce type d'affichage et le
graffiti, puisque ces derniers n'ont pas été effacés. Les
graffeurs eux-mêmes, à l'image de Yazan Halwani, s'opposent
à l'affichage milicien, pas tant politiquement qu'en déclarant
que le graffiti n'a pas pour but de « polariser par certaines figures
politiques la culture à Beyrouth ». Selon lui, il vise plus
à arrêter de faire
136 DAVIE, Michael, « Les marqueurs de territoires
idéologiques à Beyrouth (1975-1990) » in FRESNAULT-DERUELLE,
Pierre (dir.), Dans la ville, l'affiche, Tours, Maison des Sciences de
la ville, Université François-Rabelais, Collections Sciences de
la Ville, 1993, p. 38-58.
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croire aux habitants que « ces personnes-là
contrôlent vraiment le pays, alors que c'est pas vrai, c'est juste par
cette présence qu'ils le font ».
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