1. La prééminence de la reconnaissance des
pairs
La reconnaissance des pairs demeure la plus courante à
Beyrouth, en particulier parce qu'elle semble essentielle et légitime
aux graffeurs dans la (re)connaissance de leur niveau, de leur talent et de
leur potentiel. L'élaboration de la réputation est partiellement
accolée à l'élaboration constante de conventions
symboliques et esthétiques nouvelles, ce qui en fait un processus
fluctuant et en perpétuelle construction. Dès lors, conventions
et réputation se construiraient conjointement, sur la base de
l'incrémentalisme et de formes héritées des autres
scènes graffiti. Cette prédominance des pairs dans l'allocation
de la réputation est aussi due au fait que le graffiti constitue un
« cas limite de la production de l'art », encore peu connu
du grand public, où « certains acteurs « recherchent le
label artistique mais se le voient refuser » » 118,
parce qu'il est peu connu et se « met à distance des
esthétiques dominantes »119. Pour autant, si chacun
tente d'être reconnu et de reconnaitre un de ses pairs selon des
critères d'évaluation identiques, la réalité de
cette attribution est autrement plus instable et propre à la
subjectivité de ceux qui, à la fois pairs et critiques,
contribuent à la réputation et la reconnaissance d'un de leurs
homologues. Cette subjectivité dans le jugement d'une oeuvre ne se
conçoit que par comparaison avec la théorie de la
réputation de Becker. Elle découpe le processus
réputationnel et le formule ainsi :
1) des gens possédant des dons particuliers 2)
créent des oeuvres exceptionnellement belles et profondes qui 3)
expriment des émotions humaines et des valeurs culturelles essentielles.
4) Les qualités de l'oeuvre attestent les dons particuliers de leur
auteur, et les dons particuliers de l'oeuvre. 5) Comme les oeuvres
révèlent les qualités foncières et le mérite
de leurs auteurs, c'est la totalité de la production d'un artiste, et
elle seule, qui doit être prise en compte pour sa
réputation120.
Dans l'allocation de la réputation des graffeurs, il
apparaît toutefois que d'autres variables que le « talent »
entrent en considération : positionnement de l'artiste dans la
carrière, dans le champ artistique, relations entretenues avec les
pairs, confrontation de son oeuvre aux conventions retenues par ces derniers.
Dès lors, la renommée de Fish ne porte pas tant sur ses
qualités artistiques que sur la place qu'il occupe dans la scène
: elle est ainsi plus portée sur son rôle de parrain (ou
désigné comme tel). Rares sont les graffeurs
118 VAGNERON, Frédéric, op. cit., p.
87.
119 ALVISO-MARINO, Anahi, op. cit., p. 320.
120 BECKER, Howard, op. cit., p. 349.
90
qui détaillent ses qualités de graffeur et
fondent cette reconnaissance en priorité sur ce critère. Les
réticences à reconnaître Ashekman comme des artistes
participent du même type de processus, aucune mention n'est faite de
leurs qualités artistiques. Sont-elles d'ailleurs remarquées ou
analysées ? Meuh, Fish ou Kabrit n'y prêtaient absolument pas
attention et, lorsque nous abordions cet aspect, peu de remarques leurs
venaient si ce n'est que, peu importe les qualités qui pourraient leur
être reconnues, elles étaient dégradées par leur
« tricherie ». Bien sûr, les dynamiques propres à la
constitution de la scène artistique y jouent pour beaucoup ; il semble
donc que le processus d'allocation de la réputation par les pairs est
autant affaire de conventions et d'affinités sociales que de
propriétés esthétiques.
Marchands et collectionneurs
Grand public
Experts
Pairs
Cette absence « d'objectivité », ou du moins
d'un référentiel stable pour juger d'une oeuvre, mène
à la question de la pertinence des pairs dans la désignation de
ce qui est art, et de qui est artiste. Une reconnaissance des
pairs, préalablement à toute autre forme de reconnaissance,
est-elle essentielle et indispensable ? Que fait-elle à celui qui sera
alors désigné, ou non, comme talentueux ? Alan Bowness, dans
The Conditions of Success. How the Modern Artist Rises to Fame,
cherche à distinguer quatre cercles de reconnaissance : les
pairs, puis les experts (critiques, conservateurs,
commissaires d'exposition, etc.), les marchands et collectionneurs et,
enfin, le grand public. Ces cercles de reconnaissance sont cumulatifs
et progressifs, et Bowness considère, à partir de cas concrets,
qu'un individu qui serait immédiatement reconnu par le grand public
aurait plus de difficultés à se faire reconnaître comme
artiste, justement parce que les cercles précédents n'ont pas
validé cette reconnaissance, ni l'artification de la pratique. Le
graffiti occupe une place très particulière puisque les experts,
acteurs essentiels de la reconnaissance artistique, sont absents de ce
processus. Quoi qu'il en soit, la pratique montre effectivement qu'il est
difficile, pour des graffeurs qui n'auraient pas été reconnus en
premier lieu par les pairs, d'être reconnus ensuite pour leur talent :
Yazan, Potato Nose, Ashekman, sont autant de graffeurs qui peinent à se
faire reconnaître par le reste des graffeurs beyrouthins. Cette
consécration par les pairs devient d'autant plus importante que le champ
s'autonomise, ou qu'il se construit de manière autonome. Chez Heinich et
Shapiro comme chez Bourdieu, l'autonomisation du champ artistique est
primordiale au processus de reconnaissance. Elle réaffirme d'autant plus
le rôle des pairs dans l'allocation de la réputation qu'ils ne
sont pas dépendants des mécènes
91
ou du public. L'autonomie du champ et, par conséquent
de l'artiste, devient un critère essentiel de la reconnaissance par les
pairs. Cette autonomie se comprend alors comme une indépendance
vis-à-vis des marchands ainsi que de l'État (d'où, nous le
verrons, le fait qu'Ashekman soit si vivement vilipendé). La
consécration des graffeurs dépendra de plus en plus de leurs
pairs, à la fois organisés et autonomes, et donc de la place
qu'un individu occupe au sein de cette organisation. Or, cette allocation de la
réputation par les pairs n'implique-t-elle pas des conséquences
sur celui qui est reconnu ou qui se voit refuser cette reconnaissance ? Et sur
le groupe dont il est issu ? À ce sujet, Bourdieu retire deux types de
conséquences, lesquelles affectent l'artiste comme le champ qui le
reconnait et le désigne comme tel. D'une part, si la consécration
dépend de la position occupée dans le champ, cette même
consécration ouvre de nouveaux possibles pour l'artiste dans ce champ
lui-même :
Principes des aspirations qui sont vécues comme
naturelles parce que immédiatement reconnues comme légitimes, ce
droit au possible fonde le sentiment quasi corporel de l'importance, qui
détermine par exemple la place que l'on peut s'accorder au sein d'un
groupe - c'est-à-dire les lieux, centraux ou marginaux,
élevés ou bas, en vue ou obscurs, etc., que l'on est en droit
d'occuper, l'ampleur de l'espace que l'on peut décemment tenir, et du
temps que l'on peut prendre (aux autres). Le rapport subjectif qu'un
écrivain (etc.) entretient, à chaque moment, avec l'espace des
possibles dépend très fortement des possibles qui lui sont
statutairement accordés à ce moment, et aussi de son habitus qui
s'est originairement constitué dans une position impliquant
elle-même un certain droit aux possibles. Toutes les formes de
consécration sociale et d'assignation statutaire, celles que
confèrent une origine sociale élevée, une forte
réussite scolaire ou, pour les écrivains (etc.), la
reconnaissance des pairs, ont pour effet d'accroître le droit aux
possibles les plus rares et, à travers cette assurance, la
capacité subjective de les réaliser
pratiquement121.
L'aspect éminemment collectif du graffiti donne
à voir directement cette ouverture. La possibilité de
réaliser une pièce lors de « l'ABC jam » de
mars 2015, par exemple, dépendait de la reconnaissance qui était
accordée, en particulier celle que Kabrit, responsable de
l'événement, pouvait donner à tel ou tel graffeur.
À l'inverse, le cas de Krem2, jeune sur la scène et à qui
on demande de « faire ses preuves », montre toute la
difficulté qu'il y a à ne pas être (encore) reconnu par les
pairs : si Meuh le prévenait lors de sorties graffiti, depuis son
départ, les autres pairs considèrent qu'il n'a pas encore acquis
sa place. Ce champ des possibles est limité de facto,
d'autant plus qu'il est difficile de se maintenir dans l'engagement sans la
présence du facteur collectif. D'autre part, la consécration d'un
artiste par les pairs, comme tremplin vers une reconnaissance plus large,
aurait un effet sur la constitution et les solidarités du champ
artistique lui-même : « Petites sectes isolées, dont la
cohésion négative se double d'une intense solidarité
affective, souvent concentrée dans l'attachement à un leader, ces
groupes dominés tendent à entrer en crise, par un
121 BOURDIEU, Pierre, op. cit., p. 429.
92
paradoxe apparent, lorsqu'ils accèdent à la
reconnaissance, dont les profits symboliques vont souvent à un petit
nombre, sinon à un seul, et que s'affaiblissent les forces
négatives de cohésion (...) »122. Ces
évolutions sont autant de « risques » pressentis par les
graffeurs, en particulier ceux membres d'ACK, REK et RBK, dont certains
commencent à acquérir une réputation qui n'est plus
seulement le fait du jugement des pairs. La réputation d'Eps montre bien
ce mécanisme puisque, à mesure que sa réputation augmente,
les dédicaces à ses crews d'appartenance diminuent. Les relations
affectives paraissent intactes, surtout dans les discours tendant à
réaffirmer ces relations d'amitié. La consécration d'un
graffeur parmi les autres, l'augmentation des relations avec le secteur
commercial, soulèvent néanmoins la crainte de certains acteurs
que la scène ne parte dans le « mauvais chemin ». En
fait, il s'agit plus exactement d'une crainte à ne plus disposer du
premier rôle dans l'allocation de la réputation et de laisser des
profanes ou marchands remplir ce rôle, avec pour
conséquence de dévier (voire dévoyer) le processus
d'artification et de reconnaissance artistique de la scène beyrouthine
et de ses acteurs, à un niveau plus individuel.
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