2. L'apparition de nouveaux blases sur les murs comme moyen
facile d'être repéré et de repérer de nouveaux
entrants potentiels
Tags de Meuh, photo personnelle
Le choix du blase apparaît comme une démarche
artistique a priori mais, pour ce faire, il ne peut être
dissocié d'une fonction visant à porter le graffeur ou futur
graffeur à la connaissance des mentors et des pairs. Ces derniers sont
essentiels au graffeur pour qu'il s'inscrive peu à peu dans une
communauté de pratiques, et évolue en partie grâce
à elle et aux ressources (matérielles, symboliques, humaines)
qu'elle fournit. Il faut souligner les interactions existant entre des
graffeurs considérés comme des personnels
intégrés93 au sein de la scène beyrouthine
et de nouveaux ou potentiels entrants. Nous avons déjà
développé l'importance du mentor pour un élève et,
à l'inverse, les bénéfices en terme de réputation
ou de reconnaissance que ce dernier pouvait apporter au mentor. En
conséquence, chacun va développer des stratégies visant
à attirer l'attention ou, de l'autre côté (mais moins
fréquemment) à trouver l'auteur d'un tag qui serait nouvellement
apparu. Meuh a posé son tag dans des quantités
prodigieuses94 avant de commencer à graffer et
réaliser des pièces plus poussées. Son parcours
diffère un peu de celui des autres, bien que les grandes phases
d'apprentissage restent les mêmes : habitant à Paris durant la
première partie de sa vie, il se limitait effectivement au tag, ce n'est
que lors de son arrivée à Beyrouth et la rencontre avec d'autres
graffeurs (permise par la pose de son tag) et, dans une certaine mesure, son
93 BECKER, Howard, op. cit., p. 238-242.
94 La récurrence de son tag atteignait parfois entre 30 et
40 fois sur un même segment de rue.
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métier de journaliste, qu'il a commencé à
peindre95. Kabrit a, quant à lui, attiré
l'attention de Fish en posant directement sous un de ses graffitis. D'autres
stratégies, plus directes, peuvent être employées : c'est
le cas d'Exist et de Krem2, en demandant directement conseil à Phat2.
Pour autant, ces demandes se sont accompagnées de critiques et d'un
recadrage de la part de Phat2, influençant leur réorientation
vers le tag ou, par suite, le lettrage simple.
Le rôle du tag dans la visibilité d'un graffeur
est significatif de la conception d'une pratique qui aurait une vocation
artistique et, partant, à être vue. Bien que le tag constitue une
première étape dans la carrière, il s'agit d'un processus
sans cesse renouvelé en fonction des attentes et des objectifs des
graffeurs. L'adoption d'un style ou d'un blase particuliers peut effectivement
faire l'objet de stratégies de visibilité, fruits aussi de
nombreuses interactions, conseils et conceptions de ce que devrait le bon
graffiti par celui qui l'a enseigné ou les influences reçues
par les graffeurs.
- Krem2 ça vient d'où ? Comment est-ce que
tu t'es dit « je vais poser ça dans la rue » ?
- Krem2 : simplement, j'ai fait plusieurs alphabets de lettres,
j'ai choisi les lettres que je faisais le mieux
et j'ai fait un mot avec... et le « 2 » c'est parce que
y a déjà Krem en France... Et mon nom à la base
c'était Eniotna, j'avais pris mon nom à l'envers...
Krem2 expliquait que son tag, comme sa concentration sur un
lettrage simple, permettait une meilleure lisibilité en direction des
passants susceptibles de remarquer son travail. En comparant son premier blase
au second, ainsi qu'à ceux des autres graffeurs, celui-ci posait
effectivement plusieurs problèmes au regard des conventions retenues
dans le tag et le graffiti : difficile de prononciation (d'autant plus au Liban
où la langue arabe ne connaît pas le son « é »),
long au regard des autres blases (généralement composés
d'une ou deux syllabes) et ne renvoyant pas à un mot connu qui favorise
sa mémorisation. À l'inverse, le blase de M3allem (prononcer
Mouallem), signifiant « professeur » en arabe, est aussi transposable
en lettrage latin qu'en arabe (ãáÚã), et peut
être compris par l'ensemble des libanais.
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