Dans ce processus théorique visant une
compréhension et une connaissance profonde des valeurs des abords des
monuments historiques, les liens entre le monument et ses abords étaient
les plus marquants. Ces liens, ne sont pas uniquement d'un ordre visuel mais
aussi mémoriel, se matérialisent en un lieu surchargé de
mémoire collective et de valeurs identitaires et existentielles.
Le patrimoine bâti est une source de cohésion
sociale et d'une identité du territoire par ses signes mémoriaux
qu'il transmet. La mémoire est actuelle, au présent
éternel. Cependant, le patrimoine bâti peut être, dans
plusieurs cas, ancré dans le passé le plus lointain où la
mémoire trouve sa fin face à l'amnésie et au changement
physique de l'environnement, ou non physique de la population dans le
même lieu, dans un autre temps. L'histoire prend la place de la
mémoire pour chercher et comprendre le passé. L'histoire cherche
l'événement, au contraire à la mémoire qui est
vécue et même sacralisée. La connaissance du passé
dérive donc de sa qualité absolue à une autre relative.
Avec la « fin de l'histoire-mémoire »
annoncée par Pierre Nora (les lieux de mémoire, 1984),
la distinction entre les deux notions n'était jamais aussi claire. La
problématique posée par cette distinction est une
problématique de lieu, car la mémoire est vécue dans un
lieu. Le lieu que forment le monument historique et ses abords est un lieu
particulier, car il est un émetteur d'une mémoire collective
relative à toute la société. La préservation de ces
lieux de mémoire, où les abords sont reconnus comme une valeur du
monument, vise la cristallisation de cette mémoire comme une existence
matérielle enrichissant l'affection de la société à
son passé.
Il est, donc, nécessaire de ressortir la valeur des
abords des monuments historiques dans un cadre mémoriel de la
philosophie du lieu, tout en expliquant les différentes notions
relatives au concept de lieu de mémoire et leurs interactions. Cela peut
donner au patrimoine bâti et ses abords une nouvelle signification.
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Le monument historique et ses abords, un lieu de
cristallisation de la mémoire CHAPITRE
collective DEUXIEME
Le détour étymologique est souvent une bonne
méthode pour s'enquérir du sens d'un terme. Dans ce cas,
comprendre le non-lieu aide à mieux comprendre le lieu. Alors, quel
non-lieu ?
D'après la réflexion de Marc Augé dans
sa thèse (Non-lieux : introduction à une anthropologie de la
surmodernité, 1992), très populaire chez les architectes et les
urbanistes, les non-lieux ne sont pas des lieux vides, des terrains vagues ou
des friches. Les non-lieux désignent l'expression d'une certaine
contemporanéité. Pour Augé, le monde contemporain est
envahi et même structuré par la surmodernité dont
l'excès est sa modalité principale.
Cet excès, ou ce sur de surmodernité,
a trois figures32 caractérisant le monde contemporain :
excès de temps, excès d'espace et excès
d'individualisation. Ses figures sont relatives au constat de Augé, que
les sociétés ne sont plus étanches, elles ne l'ont jamais
été, et que la modernité s'infiltre partout. Les figures
d'excès sont :
Un excès de temps :
veut dire un excès événementiel. Le développement
économique, scientifique, technologique et les média, qui
constituent un grand pouvoir dans le monde contemporain en reliant toutes les
sociétés du monde entier, a causé une certaine «
surabondance d'événements ». la perception et l'usage du
temps a subit une modification, du fait que l'homme se trouve perdu face
à la difficulté à penser le
31 BERTHET Dominique, «L'Art dans sa relation au
lieu », Paris, 2012, L'Harmattan, P33.
32 PAQUOT Thierry, « lieu, hors lieu et
être au monde », in. YOUNES C. et MANGEMATIN M. (dir.), lieux
contemporains, Paris, 1997, DESCARTES & CIE, P14.
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LA BASILIQUE ST-AUGUSTIN ET SES ABORDS A ANNABA
Pour une reconnaissance politique et sociale des valeurs des
abords du patrimoine bâti en Algérie
temps. Le besoin humain, quotidien, de donner un sens au
monde, avec cette condition de surabondance d'événements, a fait
changer la perception de l'homme à son environnement, en passant par la
nécessité de le connaitre à la nécessité de
le reconnaitre. Ce changement peut être la cause de la modification de la
signification temporelle que Pierre Nora évoque avec ses lieux de
mémoire qui soient des signes visibles de ce qui fut, dans lesquels on
ne cherche plus une « genèse » mais plutôt une
«différence ». «dans le spectacle de cette
différence l'éclat soudain d'une introuvable identité. Non
plus une genèse, mais le déchiffrement de ce que nous sommes
à la lumière de ce que nous ne sommes plus »33
Un excès d'espaces...d'imaMes :
Paradoxalement, cela est relatif au
«rétrécissement de la planète » par la
conquête spatiale traduite par l'urbanisation
accélérée, la migration des populations vers les centres
urbains et le changement d'échelle perceptive de la terre avec le
développement des moyens de transport.
Cet excès crée un environnement symbolique
constitué de codes à reconnaitre, ce qui transforme
perpétuellement le paysage urbain et même le multiplie. C'est une
multiplication de non-lieux.
Un excès d'individualisation :
Lié à l'affaissement des cosmologies
collectives34 Suite à l'excès du temps et de l'espace,
s'amplifie la clameur des particularismes où l'individu
interprète par et pour lui-même les informations qui lui sont
délivrées par son environnement. Le bouleversement continuel du
monde nécessite et accélère la production individuelle de
sens, car le monde contemporain souffre de l'absence de lieux et de l'abondance
de non-lieux difficilement appropriables.
Cette surmodernité et ses trois figures
d'excès, sont la cause principale de la production des non-lieux qui
sont sans nom, sans identité pouvant être nommée, reconnue
et appréciée. Le non-lieu serait, donc, l'impossibilité
d'en saisir l'authenticité. Alors, quel lieu ?
«Le mot « lieu », en français,
vient du latin locus, qui sert à traduire le mot grec topos, et signifie
« place » ou « endroit ». Si topos indique un endroit
où l'on veut se rendre, locus est davantage un emplacement où
l'on pose quelque chose. On peut, alors, considérer que le lieu est
à la fois un accueil et une halte. Mais un accueil à qui ? Soi et
l'autre, ou l'ensemble ?
33 NORA Pierre, « Les lieux de mémoire
», Paris, Vol. I : La République, 1984, Gallimard, P33.
34 PAQUOT Thierry, op. cit. P14.
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Le monument historique et ses abords, un lieu de
cristallisation de la mémoire CHAPITRE
collective DEUXIEME
L'homme est un être sociable, ce qui veut dire
« être ensemble », à la négation de la solitude
qui soit, anthropologiquement, la propriété du non-lieu
»35. Etre ensemble c'est être au même lieu,
qui fait alors lien, et en même temps, qui fait alors histoire. Il s'agit
de la spatialisation de l'avec. Le lieu est actif et certainement plus agissant
que chez Pierre Bourdieu, qui considère le lieu comme un espace à
deux dimensions : physique et sociale. Par contre, le lieu
révèle, beaucoup plus, la temporalité que la
spatialité; un événement qui a lieu.
Michel De Certeau, l'inspirateur d'Augé,
définit le lieu de l'homme à partir de trois fonctions :
Identitaire : centres
construits pour certains hommes qui définissent des frontières
au-delà desquelles d'autres hommes se définissent comme autres.
Le lieu a une limite, celle là ne constitue pas une barrière
absolue mais un commencement d'une nouvelle matérialité, d'une
nouvelle identité.
Relationnelle : points
d'échange sociaux, où les hommes se croisent et se rencontrent.
Historique : oeuvres humaines
témoignant un événement ou une période historique
précise. le lieu devient un objet de connaissance humaine, sensorielle,
imaginaire et mémorielle.
Le lieu a une configuration, un ensemble de réseaux
qui rassemblent les hommes et les fait partager. La configuration de ces
réseaux a son « génie ». La symbolique du lieu ne peut
communiquer avec un étranger, un originaire d'une autre région.
Il faut que ce dernier apprenne le sens des différents réseaux;
des couleurs, matériaux, formes et surtout valeurs pour pouvoir
comprendre et apprécier ce lieu, qui fait lien avec ses habitants. Ce
caractère local dote le lieu d'un génie. C.N. Schulz
considère que faire de l'architecture signifie visualiser le
«genius loci » (l'esprit du lieu) qui, depuis
l'antiquité, soit considéré comme la réalité
concrète qu'affronte un homme dans son quotidien, le lieu est
vécu. Si l'architecture crée des lieux pour l'homme, le
patrimoine bâti et ses abords crée des lieux pour toute la
société ou même des lieux, dans certain cas, ayant une
valeur universelle. Le patrimoine bâti reste ancré dans la
mémoire de la société, mais aussi produit des
rituels36 de pratique ou de visite qui enracinent, encore plus, le
lieu dans sa dimension spatiale et temporelle.
35Ibid., P16.
36 B.JACQUES Paola et al, « Trialogue : lieu,
milieu, non-lieu », in. YOUNES C. et MANGEMATIN M. (dir.), lieux
contemporains, Paris, 1997, DESCARTES & CIE, P130.
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